vendredi 18 mai 2012

Twin Peaks, saison 1, épisode 1 - I carry a log, yes



« Il y a des raisons à toute chose », dit la femme à la bûche, en spinoziste convaincue, dans l’introduction du premier épisode de la première saison de Twin Peaks. « Ces raisons peuvent même expliquer l’absurde », poursuit-elle. L’absurde : une bûche entre les bras d’une femme portant des lunettes et s’adressant au spectateur. On ne doute pas que la femme à la bûche soit myope et que, par conséquent, elle ait besoin de ses lunettes – d’ailleurs, on ne l’appelle pas la femme à lunettes. On ne comprend pas, en revanche, qu’elle tienne sa bûche comme un nourrisson alors que sa bûche n’est, selon toute vraisemblance, pas un nourrisson. Mais la vraisemblance des images ne prouve en rien que celles-ci soient vraies ; de même, l’invraisemblable n’est qu’une opinion a-priori tendant à rejeter la chose vue plutôt que de la comprendre. Il se peut que la bûche soit véritablement l’enfant de la femme à la bûche – dès lors on comprendrait et on accepterait le lien unissant ces deux corps. Il se peut aussi que la femme à la bûche ait une vue parfaite et que porter des lunettes ne soit rien d’autre qu’une façon de se moquer de nous. L’absurde est une morale, et, comme le dit Deleuze expliquant la philosophie de Spinoza : « parce que la conscience est essentiellement ignorante, parce qu’elle ignore l’ordre des causes et des lois, des rapports et de leurs compositions, parce qu’elle se contente d’en attendre et d’en recueillir l’effet, elle méconnaît toute la Nature. Or, il suffit de ne pas comprendre pour moraliser. » Facile donc de faire du cinéma le royaume de l’absurde : il suffit de mettre en rapport des choses sans expliquer ce qui les lie, par exemple une femme et une bûche. Ce n’est pas du tout, contrairement à ce qu’on pense communément, l’intention de David Lynch. Si le cinéaste représente l’absurde, il s’en empare comme si c’était une matière où la pensée peut s’exercer, où l’entendement peut petit à petit dénouer le gratuit du nécessaire. Le personnage de Dale Cooper en est la preuve incarnée.

Que sait-on de Dale Cooper ? Il est agent du FBI, il vient d’ailleurs, il enregistre pour une certaine Diane des messages sur son dictaphone la tenant informée de ses faits et gestes (Diane est le hors-champ absolu de Twin Peaks : on ne la verra jamais), il a de l’appétit pour les tartes et un goût prononcé pour le café noir, et il aime l’odeur des arbres de la région. D’ailleurs, il ne se contente pas d’aimer leur odeur, il veut aussi connaître leur nom. Cela lui importe tout autant que de savoir qui a tué Laura Palmer. Il n’y a pas, chez Cooper, une échelle de gravité dans les informations qui lui parviennent. Il n’y a pas de valeur, il n’y a que la nécessité de faire des liens, de donner un nom à une odeur, de déceler l’amour unissant le shérif à Josie, de comprendre pourquoi une jeune fille si belle a été assassinée.
L’agent du FBI ne cesse de dépasser ses affections pour accéder à la connaissance de ce qui les crée. La connaissance des causes permet d’agir, en rejetant ou en adoptant les idées générales qu’elles enveloppent. L’arrivée de Dale Cooper à Twin Peaks est une bouffée d’air frais, tout le monde s’entiche de lui, de cette sympathie qu’il inspire, de son enthousiasme scoot mais franc éclatant au milieu du drame dans lequel chacun est plongé. Aussi semble-t-il animé de passions joyeuses, actives, quand tout le monde est sous le joug d’affects tristes et d’idées inadéquates. Il est l’homme spinoziste par excellence.
Spinoza ouvre la troisième partie de L’éthique par cette proposition : « Notre Esprit agit en certaines choses, et pâtit en d’autres, à savoir, en tant qu’il a des idées adéquates, en cela nécessairement il agit en certaines choses, et, en tant qu’il a des idées inadéquates, en cela nécessairement il pâtit en d’autres. » Il s’agit donc de composer, entre notre corps et le monde, et entre notre esprit et le monde, des rapports adéquats – de trouver ce qui, dans le monde, fortifie corps et esprit : l’indice adéquat, la tarte adéquate. Cooper, en nouveau venu, n’a de cesse, dans les premiers épisodes, d’aller au devant des rencontres heureuses pouvant augmenter sa puissance d’agir. Spinoza définit ainsi l’affect : « Par affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections. Si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par Affect j’entends une action ; autrement, une passion. » L’affect n’est donc pas nécessairement indésirable. L’homme spinoziste n’est pas froid ni réservé. Il n’est pas un monstre de cartésianisme. Il est plutôt l’homme qui détermine, parmi la somme des affects qu’il rencontre, ceux qui lui permettent de persister dans son être parce qu’ils font sens ou parce qu’ils sont nécessaires, et qui exclue les autres parce qu’ils lui nuisent et lui imposent des idées inadéquates le mettant en danger – le danger le plus probable étant l’arrêt de la pensée, ou l’empoisonnement du corps, l’illusion qui détourne de la vérité, ou le mode de vie nuisant à la santé. Tout homme spinoziste est donc un homme qui ne cesse de mener une enquête, sur sa propre vie comme sur celle des autres, sur lui comme sur le monde qui l’environne. Aussi l’agent Cooper n’esquive-t-il pas la drague tonitruante de Audrey Horne. « Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose. (…) Le Désir est l’appétit avec la conscience de l’appétit. (…) Et l’appétit est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est déterminée à faire ce qui est utile à sa propre conservation. » Qui de plus spinoziste que Dale Cooper ?
Cependant, quand la femme à la bûche l’aborde au diner Double-R pour lui annoncer que sa bûche a quelque chose à lui dire, il hésite et passe à côté d’un élément important pour l’enquête sur les causes de la mort de Laura Palmer. Son scepticisme est tout entier contenu dans la mâchoire de l’acteur Kyle MacLachlan, seule zone véritablement crispée d’un visage autrement très ouvert, seule résistance à une pleine et entière connaissance du monde et de la nature des choses et des êtres qui le peuplent. Cette crispation est la transcription cinématographique  la plus parfaite de ce qui reste à abattre pour passer du deuxième au troisième genre de connaissance, et qui est si subtil, parce qu’il ne s’agit pas d’abattre la rationalité (l’esprit serait alors aux prises avec des idées inadéquates) mais de la franchir. Reléguer la femme à la bûche au rang des absurdités de ce monde, c’est, non seulement manquer de logique, mais surtout refuser d’emprunter un passage menant l’esprit à une perception plus vaste du monde où il pourrait être amené à former des notions communes.

“Behind all things are reasons” est la phrase originale prononcée par la femme à la bûche. Les raisons seraient donc, selon elle, derrière les choses. Derrière l’image ? Cela intéresse peu David Lynch, qui ne cherche pas à nous faire croire que les images sont plus que des surfaces. Le cinéaste procède par étalement plutôt que par creusement ou par renversement. Lynch n’est pas un cinéaste profond, l’image n’étant chez lui jamais sujette à transcendance. Il s’occupe plutôt de trouver ce qui dans la surface en appelle une autre, ce qui dans les figures mises en place soudain déraille. C’est pourquoi la nuit est si présente dans ses films : elle abolit le paysage et concentre le regard sur le visage, souvent éclairé par un faisceau lumineux, de la personne qui traverse l’image noire. Que reste-t-il de ce qu’on voit ? Qu’est-ce qui persiste ? Qu’est-ce qui s’altère ou se détériore ? C’est le grand enjeu de la nuit, qui n’est autre qu’un test, ou le révélateur des êtres qui s’y confrontent. J’y reviendrai.

Lien vers l'épisode précédent.
Lien vers l'épisode suivant.

Aucun commentaire: