mardi 15 mai 2012

Twin Peaks, de David Lynch - épisode pilote - Laura is the one


En regardant la série Twin Peaks ces derniers jours, il m'est apparu assez clairement qu'il y avait un grand nombre de liens entre le cinéma de David Lynch et la philosophie de Spinoza.

La série commence avec la découverte d'un corps dans le paysage : Laura Palmer sur le rivage, morte, enroulée dans une bâche en plastique. Son visage fait irruption, bleuté, humide - c'est moins sa mort que nous voyons que sa beauté. La mort est seconde, le corps est premier. Le paradoxe est cinématographique : en même temps que nous voyons un cadavre, nous découvrons un corps. Qu'il soit inanimé importe peu. Sa photogénie le ravive. La mort - au cinéma - n'existe pas ; on ne peut en effet parler qu'en termes d'apparition et de disparition, et outre la prégnance du visage de Laura, les épisodes suivants n'auront de cesse de la faire réapparaître, à travers les photographies du passé, son journal intime, les récits de ceux qui l’ont connue, les rêves de l’agent Cooper dans lesquels elle apparaîtra, ou son sosie qui surgira (la même actrice endossant le rôle de sa cousine).
L’univers de Twin Peaks multiplie les figures proches du cliché (la famille, l’adolescence, la passion, le pouvoir, l’amitié) que la musique entêtante d’Angelo Badalamenti enrobe d’affects dégoulinants (c’est le côté Dallas de la série), et la mort de Laura Palmer n’échappe pas au drame attendu ; le scénario est l’enquête sur cette mort et la revue faite de toutes les personnes liées à la victime – peu à peu tout ce que nous tenions pour absurde ou sans cause prendra sens, comme cette femme borgne ouvrant et fermant des rideaux rouges, et tout ce qui était mièvre se chargera d’une complexité qui le transfigurera (le meurtre d’une adolescente aimée et respectée de tous était peut-être aussi celui d’une prostituée cocaïnomane) ; le cinéma, quant à lui, par la puissance de l’image, annule cette mort et en fait une présence, une vision de l’essence singulière d’un visage, qui, par la dimension feuilletonesque à l’oeuvre, nous apparaît dans ce qui semble être sa totalité. Il y a ainsi trois niveaux de perception, qui sont comme les trois genres de connaissance de Spinoza.
Le premier genre de connaissance, selon L’éthique, se construit « à partir des signes, par exemple de ce que, ayant entendu ou lu certains mots, nous nous souvenons de choses, et en formons certaines idées semblables à celles par le moyen desquelles nous imaginons les choses ». Ainsi dit-on « Laura Palmer is dead » (comme au début de Lost Highway nous entendons « Dick Laurent is dead ») et nous attribuons, au visage de Laura, l’idée de la mort. Le spectateur sait bien que le visage qu’il voit n’est pas celui d’une morte, mais celui d’une actrice fermant les yeux. Aussi est-il appelé à s’en persuader, à imaginer cette mort.
Le second genre se définit par les notions communes. Il ne s’agit plus, comme le fait Andy, l’adjoint du shérif, de sangloter en prenant des photographies du cadavre (autrement dit d’être affecté par l’idée de la mort, sujet à la passion triste qu’elle inspire). Si l’on veut accéder à l’idée adéquate d’une chose, il faut rompre avec le premier genre de connaissance. Laura Palmer a été assassinée, mais c’est son existence qui demeure mystérieuse et qu’il faut comprendre en la recomposant (le film va, non pas suivre le principe naturel de décomposition du cadavre, mais au contraire offrir à Laura Palmer une forme de régénérescence). Le second genre de connaissance est celui qui vient lier les idées adéquates entre elles, en composant une chaîne logique, rationnelle, dirigée vers les causes de l’événement.
Le troisième genre découle du second. Il est le plus complexe et le plus joyeux. Il n’est pas seulement une compréhension par la démonstration, bien que la compréhension soit nécessaire à son avènement, mais il est une saisie, une vision. Gilles Deleuze, dans son essai sur Spinoza, l’exprime en ces termes : « saisir la puissance du corps au-delà des conditions données de notre connaissance, (…) saisir la puissance de l’esprit au-delà des conditions données de notre conscience ». L’agent du FBI Dale Cooper, en charge de l’enquête au sujet du meurtre de Laura Palmer, atteindra cette faculté de perception lors d’un rêve dans le deuxième épisode, qui n’aura nulle valeur de transcendance, mais au contraire d’acuité et de clairvoyance. Une histoire "au-delà du feu, bien que peu de gens puissent comprendre cela", annonce la femme à la bûche dans ce qui deviendra un rituel : l'ouverture de chaque épisode par une adresse au spectateur, face caméra.

"C'est l'histoire d'un grand nombre de gens, mais elle commence avec une personne, et je la connaissais. Celle qui conduit à tous les autres - the one leading to the many - s'appelle Laura Palmer." On aurait pu traduire par "l'une conduisant au multiple", ou "le singulier menant à l'infini".
Spinoza explique dans son Court traité que « ce n’est pas nous qui affirmons ou nions jamais rien d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d’elle-même. » La mort de Laura Palmer agit ainsi pour tous les personnages de la série. A son annonce, une jeune fille crie dans la cour du lycée, le cri parvient dans une salle de classe, un élève brise son stylo, une autre murmure « Laura » : tout le monde, sans encore savoir, comprend qu’une partie du monde a été retranchée. Et tout ce que la vie de Laura brassait d’amitiés, d’amours ou de rivalités se révèle, comme une grande chaîne d’affects et de causes.
David Lynch utilise la dimension feuilletonnesque de la série télévisée pour contourner la loi du face-à-face propre aux films de cinéma. Au lieu des duos imposés, c’est un véritable étoilement qu’il construit, une toile – à la manière de ces araignées que Spinoza observait. Du portrait de Laura à l’école on passe au portrait de Laura chez elle : c’est un même visage qui nous fait accéder à deux mondes séparés. Avec elle, tout est en regard. Laura Palmer est le contre-champ d’un ensemble d’espaces disjoints qui par l’événement de sa mort se trouvent réunis (ou du moins l’événement de sa mort révèle-t-il tous les liens entre ces espaces qui s’ignoraient, tous les passages d'un monde à l'autre). En zoomant sur l’œil de Laura dans une vidéo ancienne, l’agent Cooper voit une moto s’y refléter. Cette moto est celle de James, son amant secret. L’œil de Laura est comme l’oreille de Blue Velvet : une partie d’un tout où le tout se révèle, et où le tout ne se limite pas seulement au corps à laquelle cette partie était rattachée, mais s'avère être un monde très vaste.
Le deuil n’est pas personnel, il n’est pas même purement humain, il est politique et cosmique. Quelque chose fait défaut dans l’ordre du monde et dans la conception que les personnages en ont : il leur faut voir plus loin, plus largement, pour comprendre ce que ce manque révèle de liens insoupçonnés et d’aveuglements. Plus ils verront Laura dans ce que sa vie avait de singulier, plus ils connaîtront largement le monde. Les valeurs universelles à partir desquelles le second genre de connaissance s’élabore sont nécessaires, mais elles ne peuvent constituer qu’une étape. De l’universel vient la possibilité de comprendre le singulier, et du singulier surgit le divin (la substance divine, cause et principe de toute chose, ainsi que cause d'elle-même). La beauté de Laura est divine, en ce sens qu’elle est la clef ouvrant à une perception du monde dans sa totalité et sa simplicité, abolissant les idées inadéquates et s’affranchissant des passions, pour atteindre à une forme de vérité incontestable et de laquelle rien ne peut être retranché - mathématiquement, on parlerait de plus petit dénominateur commun.  
Twin Peaks va contre le premier genre de connaissance, en faisant de la mort un début. Très vite, on comprend que la mort est, cinématographiquement parlant, une idée inadéquate, un leurre : la mort est une apparition depuis laquelle se ramifient toutes sortes de raisons et de visions.

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