dimanche 28 octobre 2012

Les demoiselles de Rochefort - Jacques Demy (1967) : dentelles et camions






Si Les parapluies de Cherbourg est un film extrêmement triste, et si Les demoiselles de Rochefort est beaucoup plus léger, il n'en reste pas moins qu'entre les deux le chant continu s'est perdu. La scène du dîner en alexandrins rimés non chantés est représentative de cet ennui qui commence à ronger le cinéma de Jacques Demy. "Il manque la musique", dit l'un des convives. "Je me sens quotidienne", en dit une autre. On est à la lisière du chant, tenu tout au bord du secret de la banalité transcendée. Le désir n'investit plus la vie présente. Rochefort est pleine de gens qui partent, qui ne tiennent pas en place (la danse est beaucoup plus présente que dans Les parapluies) ; tandis qu'à Cherbourg, l'odeur d'essence, la pluie, la petite station service, tout cela était inclus dans le rêve d'existence des personnages, tout cela était chantable.

Les demoiselles de Rochefort est un film gagné par la nostalgie de l'ailleurs (Paris, le Pacifique), de ce qui n'existe pas encore et de ce qui n'existera sans doute jamais (le Mexique d'Yvonne Garnier). Les Parapluies est un film au présent absolu où l'ailleurs n'existe pas (et c'est ce qui rend Guy si insaisissable, si oubliable pour Geneviève qui ne peut composer qu'avec le là et le maintenant). Dans Les demoiselles, l'amour est ailleurs et plus tard, toujours projeté, toujours rêvé. Alors on pourrait dire que c'est un film au futur imparfait. La chanson n'est plus qu'une irruption, un temps particulier qui semble volé au réel. On sent le poids du temps, la lourdeur de la présence au monde. La mère des Demoiselles ne fait que fredonner : elle a perdu sa chanson, l'amour s'est trop éloigné d'elle ; Solange compose sa symphonie, et doit l'égarer dans la rue pour que l'homme qu'elle aimera s'en empare et fasse tout pour la rencontrer ; Delphine quant à elle a été peinte par un homme avant qu'ils ne se rencontrent, ils partagent une même chanson (un même idéal), ils sont liés par un air, mais les circulations sont telles, dans Rochefort, qu'ils tardent à se réunir : c'est comme s'ils manquaient de matérialité. Comme si la chanson n'était plus l'expression de l'éternité, mais au contraire sa quête, ou l'abstraction de l'amour pas encore vécu mais déjà trop envisagé, trop attendu.

Jacques Demy pose dans les dialogues de son film la question de l'abstrait et celle du figuratif. Le jeune peintre, qui ne jure que par la modernité, peint une seule toile figurative : et c'est le visage de Delphine qu'il peint, cette abstraction pure. Un homme passant devant une galerie et voyant un tableau tout bleu dit que le bleu de ce tableau ressemble au bleu des yeux de son ami, et qu'alors on ne peut pas croire que l'abstrait ne représente rien puisque ce tableau ressemble à des yeux. Enfin, Lola (cf le personnage du premier long-métrage de Jacques Demy) a été découpée en morceaux, et les morceaux ont été rangés dans une malle en osier. Les passants courent voir Lola : ils voient une malle. Et le jeune peintre aime beaucoup ça. Demy ne cesse de jouer sur cette tension entre le figuratif et l'abstrait, comme si la plus figurative des formes tendait toujours vers une abstraction absolue, et comme si la chose la plus abstraite était une manière de rejoindre le réel avec plus de précision encore que le figuratif. Le cinéaste brouille les pistes, n'oppose rien, au contraire laisse les formes et les genres s'hybrider. Et le film lui-même est parcouru par cette tension entre l'évidence du réel et celle du rêve, entre le corps et le désir, corps qui peut être pur désir et ne jamais trouver qui le fixe, et désir capable de créer des corps. C'est que le réel, pour Jacques Demy, c'est l'autre.

Les demoiselles de Rochefort ne se contente pas de révéler l'abstrait dans le figuratif, ou le futur dans le présent... Il joue beaucoup sur la coexistence d'éléments disparates au sein d'une même image, d'une même figure. Il en va ainsi pour les décors et les personnages : décors de petits garçons (camions, motos, bateaux) et coeurs de petites filles. Quand Solange joue sa symphonie, un plan sans lien narratif évident nous montre deux amoureux croisant un troupeau de bonne soeurs, comme si Solange avait, par la musique, organisé la rencontre du religieux et du sensuel - mais le plan pourrait tout aussi bien être de transition, et pas d'illustration : en fait, il est à la fois effet et passage. Le personnage de Michel Piccoli est celui qui synthétise le plus ouvertement cette androgynie de chaque instant : il s'appelle Monsieur Dame. Le début du film est très mystérieux. Les forains engagent leur camion sur un pont transbordeur, et, le temps de la traversée, sortent au soleil et dansent très lentement. Il y a quelque chose de l'ordre de l'éveil et du rêve dans cette danse, quelque chose d'infiniment vaporeux, comme si Rochefort était le Brigadoon de Jacques Demy, cette ville qui n'existe qu'un jour par siècle (Gene Kelly est au générique du film de Demy comme de celui de Minnelli). Mais la ville est moins enchantée que ne le sont les forains, qui apportent la danse où tout n'était qu'impatience, et le possible ailleurs où tout semblait trop clos.

jeudi 25 octobre 2012

Les parapluies de Cherbourg - Jacques Demy (1964)






Il n'y a, dans Les parapluies de Cherbourg, que très peu de plans jouant sur la profondeur de champ. Deux sont vraiment marquants : le premier intervient à la fin de la première partie, et montre un train entraîner Guy loin de Geneviève restée à quai ; le second se situe à la fin de la seconde partie, quand Geneviève sort mariée d'une église au milieu des champs et qu'une voiture l'embarque loin de Cherbourg. Ce sont deux plans de déchirement : les amoureux sont séparés par la guerre d'Algérie, et ils ne se retrouveront pas car Geneviève entretemps se marie. Deux plans qui ouvrent vers des ailleurs tragiques - celui de la guerre et celui du mariage de raison - quand tout le film, au contraire, jouait sur le confinement, la surface, l'aplanissement. Aplanissement parfait du premier plan du film, en plongée verticale sur les passants munis de parapluies colorés foulant les pavés gris de Cherbourg, et s'orientant peu à peu vers la ville et son port clos qu'on dirait sans destination possible. Et si par la suite la caméra ne cesse de circuler, glisser, danser dans les décors de la ville et des appartements de Geneviève et de Guy, elle ne révèle pas un espace profond, mais bien plutôt une multiplicité d'espaces sans profondeur.

Les parapluies de Cherbourg est un film de clôture et de séparation. L'amour est une réclusion, une parfaite surface, une joie presque maniaque de l'instant présent ; la séparation ouvre au plus tard et au lointain, et cette ouverture est fatale à la persistance des sentiments. Deux plans suffisent pour tout mettre en péril ; les surfaces sont fragiles. Et il en va de même pour la photo noir et blanc de Guy que Geneviève reçoit dans une lettre venant d’Algérie trop longtemps attendue : comment comprendre (au sens esthétique du terme) une photo noir et blanc dans un décor si coloré ? N'est-il pas légitime pour Geneviève d'oublier la promesse de retour et le serment d'amour ? N'est-il pas évident que face à Guy en noir et blanc elle ne peut que douter de son existence, ou du moins qu’il revienne intact dans le monde en Technicolor où elle est restée ? Quelque chose échappe aux personnages - cet amour fou posé d'emblée par le film - dont le spectateur se trouve chargé. Et si Les parapluies de Cherbourg est un film si terrible et si triste, c'est parce que le spectateur, face à l'oubli de Geneviève puis au rejet de Guy, se souvient malgré eux, malgré les scènes qui s'accumulent et les séparent de plus en plus, défont leur lien, s'acharnent sur ce qu'il leur reste de tendre. Le spectateur porte une mémoire que le film dissipe.

Tout le film est chanté, on le sait, et pourtant aucune parole n'est plus élevée qu'une autre, tout est banal, même "je t'aime" est banal ainsi répété à l'excès, et puis perdu sous des montagnes de politesses et de proverbes, des paroles qui sont comme dans Lola des mauvais sorts quand elles ne sont pas l'expression la plus simple, la plus plate des sentiments qui animent les deux personnages principaux. Mais c'est justement que la banalité est désirée, chargée de cet amour qui emporte tout, qui soulève le moindre moment, et rend même l'odeur d'essence de Guy, qui travaille dans un garage, absolument aimable. Guy, d'ailleurs, a placardé dans son casier une photographie de Marylin Monroe. Mais celle-ci est en couleurs. C'est un rêve accessible. Seule la tristesse est impensable pour les amoureux, mais pas la beauté ni la grâce. Et la tristesse est liée au temps (au futur plus qu'au passé - pas de scène traumatique chez Demy, que de la pureté, même dans l'horreur). Alors on pourrait dire que Les parapluies de Cherbourg est un film qui s'insurge contre le temps, et qui prend le parti de l'éternité. S'il y a du passé dans ce film, c'est en la personne de Roland Cassard qu'il s'incarne. Roland est l'amoureux éconduit de Lola qui à la fin partait faire fortune dans le Pacifique. Il est de passage à Cherbourg, enrichi jusqu'à la moustache, et c'est lui qui met la main sur Geneviève en l'absence de Guy, posant sur sa tête la couronne d’une galette des rois. Son dépit amoureux, que le premier film de Jacques Demy décrivait, se diffuse dans celui-ci comme un mauvais esprit.

Toutes ces surfaces d'un présent pur et clos, d'amoureuses et liquides, deviennent sèches et brutales. Geneviève dit oui à Roland, et aussitôt les voilà à l'église. Le montage propose ainsi bon nombre d’accélérations violentes, précipités ou sortilèges. Et quand Jenny la pute révèle à Guy son vrai prénom : "tu peux m'appeler Geneviève", le souvenir de la femme aimée d'abord le trouble, mais aussitôt se dissout en lui, dans ce présent toujours plus clos, où les fantômes n'ont pas de place mais crient très fort. Il aurait pu pendant longtemps réfléchir à cette coïncidence, mais de retour chez lui il apprend que la femme qui l'a élevée est morte - et voilà tout le monde embarqué dès le plan suivant à l'église encore, pour des obsèques cette fois. De même, un peu plus tard, le spectateur apprendra l'existence de François, le fils de Guy et d'une autre femme que Geneviève, par le bruit que le petit garçon fait en tapant sur un bidon Esso, troublant la conversation chantée du nouveau couple. C'est peut-être le seul bruitage du film (tout n'était que musiques et chansons) : cette naissance - cet heureux événement - est d'un genre plutôt tapageur. Le ver est dans le rêve - à moins que ce ne soit plus qu'un tout petit rêve coincé dans la gueule d'un énorme ver.

lundi 22 octobre 2012

In another country - Hong Sang Soo






C'est toujours la même (belle) chose, de plus en plus imparfaite, c'est à dire de plus en plus ouverte (bien que The day he arrives opérait une sorte de resserrement). Ouverte aux hasards, au temps (Hong Sang Soo météorologiste : deuxième partie solaire et comique, première et troisième pluvieuses et chagrines), au burlesque et à la tristesse - à cette pesanteur qui s'empare peu à peu des personnages de ses films, à cette façon dont les corps sont à la fois des signes étranges et des fantômes qu’on connaît bien.

Avec In another country, Hong Sang Soo (tout en faisant toujours le même film, donc) démonte pièce par pièce la fameuse politique de l'auteur. D'abord, il y a une scène presque inutile entre une jeune fille scénariste et sa mère, qui discutent au sujet d'un oncle (histoire sans suite). C'est cette jeune fille qui écrira le scénario de ce que nous verrons ensuite : trois histoires se déroulant à l'endroit où la scénariste est coincée, un hôtel au bord de la mer. Pourquoi Hong Sang Soo préfère-t-il introduire son film de cette façon (par une petite saynète a priori inconséquente et qu'il ne développera pas, où deux personnages sont délaissés aussitôt qu'ils ont été dessinés) plutôt que par une voix-off ? A mon avis, il y a chez lui une volonté de constituer un premier filtre entre le film et lui. C'est-à-dire que ce que nous allons voir n'est pas le fruit direct de son imagination, mais de celle d'une scénariste qu’il a imaginée. C'est presque un refus de cinéma, un désir de montrer un film vite fait, dont le seul enjeu serait narratif, grossièrement tracé, comme une esquisse (c'est-à-dire grossièrement et légèrement).

Ensuite, il y a la façon qu'a Anne deuxième incarnation de prendre le contrôle du film dans le film, en faisant un rêve dans le rêve dans le film dans le film. L'auteur est alors dissout sous une série de désistements : Hong Sang Soo est loin derrière une superposition de masques, ou bien plutôt au fond d’un labyrinthe aux cloisons en coton. Et tout cela va jusqu'au rapt du stylo du moine bouddhiste par Anne troisième incarnation, stylo qui fait écho à celui de la scénariste, comme si le personnage avait pris le pouvoir, et décidé d'écrire le film à la place du personnage qui l'écrit (et qui l’écrit à la place du cinéaste). Le fait que Anne soit interprétée par Isabelle Huppert, actrice française, femme étrangère, n'est pas anodin : Hong Sang Soo laisse tomber son sexe et sa nationalité (et en partie sa langue : preuve que tout n'est pas question de dialogue), ce n'est pas ça qui décide, il ne fait pas du cinéma coréen ou du cinéma de garçon, il est attentif à tout ce qui vient même si ça vient de loin et que ça ne ressemble à rien de ce qu'il connaît.

Cette prise de pouvoir du personnage sur le film met en crise le scénario (et sa structure pleine d'échos, de rimes et de répétitions : magnifique de voir la bouteille de soju brisée sur la plage au début du film se briser de nouveau à la fin ; le temps du film paraît moins évolutif - pas d'ascension entre les 3 Anne vers une Anne parfaite - que replié sur lui-même, en forme d'escargot quantique) : il semble bien que Anne troisième incarnation récupère un parapluie laissé dans la rue par Anne deuxième incarnation. (Pas sûr de ça : quelqu'un peut confirmer ?) Le personnage a traversé les frontières plus ou moins étanches du scénario, en tout cas frontières sensibles et logiques malgré les jeux de miroir. Là, on est au-delà du jeu de miroir, on est dans le passe-muraille... On pourrait donc parler de politique du personnage. Quelque chose traverse. Quelque chose, de signe, devient fantôme.

Cette idée de la frontière est présente dans In another country (pas seulement parce qu'Isabelle Huppert rend le film international) grâce, notamment, au personnage du Lifeguard. Le film organise trois rencontres différentes entre Anne et celui-ci, trois coups de foudre. Mais il faut prendre la fonction de Lifeguard au sens littéral du terme : gardien de la vie. Aussi Anne et lui ne se rencontreront-ils que lorsque celle-ci voudra mourir, c'est-à-dire franchira une frontière. Il sera là, il prendra consistance (comme l'amant de la deuxième incarnation traverse les rêves de sa maîtresse pour prendre forme sur la plage et recevoir quelques claques en forme de question : tu es bien réel ?), et la rencontre aura lieu.

mercredi 17 octobre 2012

Like Someone In Love - Abbas Kiarostami






Abbas Kiarostami raconte l'histoire de reflets et de vitres, au travers desquels les personnages se surveillent, se tiennent à distance, ou exercent une emprise les uns sur les autres.
Le vieux professeur Takashi, depuis son appartement-tour de contrôle aux baies vitrées panoptiques, observe l'arrivée de la jeune prostituée Akiko, sans qu'on sache bien s'il est l'araignée ou le moucheron sur lequel fond le monde avec cette vitesse qui le dépasse (le téléphone ne sonne jamais assez longtemps, le répondeur se met inexorablement en route, et les patinettes frottent la moquette molle de la pièce croulant sous les livres).

Akiko, quant à elle, est cette identité vacante, ce visage immobile et souvent pris derrère des vitres, sur lesquelles dérivent les enseignes lumineuses de Tokyo comme autant de petites aiguilles de couleurs vives, qui le lendemain, sur le trajet de retour, se changeront en nuages. Si au début du film elle crie "non", c'est hors-champ, et ça n'aura aucun effet : il suffira à son maquereau de sortir du bar où ils discutaient pour que son reflet sur la vitre l'absorbe entièrement, annulant ainsi son refus par une sorte d’étouffement plastique. Akiko a d’ailleurs un sérieux problème d’image : elle ressemble à tout le monde, à la jeune fille parlant au perroquet sur le célèbre tableau japonais, à la femme et à la fille de Takashi, et aussi à une écolière délurée sur une petite annonce coquine qu’on trouve partout dans Tokyo – elle ressemble à tout le monde de façon égale (pourtant, parmi les 4 propositions / jeux de miroir, une est vraie), elle n’est donc personne. Cette inconsistance très théorique est la limite du film : les malheurs d’Akiko n’inspirent à celle-ci aucune révolte, aucun mouvement, aucun dérèglement dans la mécanique de la mise en scène. Elle subit les surprises du scénario sans rien pouvoir faire si ce n’est les admirer (on est loin de l’insurrection de l’héroïne du Miroir de Jafar Panahi).

La voisine de Takashi, elle aussi, a son rôle à jouer dans cette histoire d’image et de champ. D’abord tenue hors-champ par le vieux professeur qui refuse de lier conversation avec elle, elle se plaint de ce que sa voiture obstrue son angle de vue. Quelques scènes plus loin, observant le retour d’Akiko chez Takashi depuis un rideau qu’elle finit par écarter, elle montre son visage, et le spectateur découvre la toute petite fenêtre depuis laquelle elle raconte son histoire. De sa maison presque murée sort un cri terrifiant, celui de son frère handicapé, qui, comme tous les cris de Like Someone In Love, reste hors-champ (comme une réserve de violence).

Tout joue ainsi, sur les fenêtres et les reflets, les hors-champs et les angles morts, jusqu'à l’ultime brisure, coup de théâtre vaudevillesque un peu plat, ou coup de concept spécieux – le scénario s’est inutilement chargé de hasards et coïncidences lelouchiens sans grand intérêt ; à force de rebondissements, la mise en scène se change en marque de fabrique, et le minimalisme du dispositif perd de sa tension.

Pourtant, le début du film a l’évidence d’Où est la maison de mon ami ? Akiko est conduite de nuit en voiture à travers Tokyo. Depuis la banquette arrière, elle écoute les nombreux messages que sa grand-mère, de passage à la capitale pour la journée, lui a laissés. Elle demandera au chauffeur de faire deux fois le tour de la place où sa grand-mère l’attend encore. Elle la regardera l’attendre sous la statue, avec cette forme de patience active qui n’est pas le propre d’Akiko (Akiko est plutôt l’impatience passive), comme si la grand-mère était le cinéma de Kiarostami (statufié) que le film quittait, pour emprunter des voies plus capricieuses, plus ternes.

Et c’est peut-être au Japon que Kiarostami fera son film le plus éloigné du cinéma d’Ozu. Un film qui finit par bêtement opposer l’intellectuel et le manuel, le sensible et le logique, le vieux et le jeune, sans jamais rien dire d’Akiko, sans jamais lui laisser la possibilité d’être un peu plus qu’une image parmi les mille images du film. Le petit trouble moral que la fin occasionne (mieux vaut un bon client qu’un mauvais mari ?) achève de transformer toutes les sornettes sentimentalo-esthétiques (Akiko pleure, Akiko saigne, Akiko est muette de stupéfaction) en clichés terriblement publicitaires (Kiarostami worldwide).

lundi 15 octobre 2012

Et la vie, de Denis Gheerbrant (1991)






Et la vie n'est pas, contrairement à ce qu'on pourrait penser d'abord, une série de portraits. Personne ne se montre, personne ne représente quoi que ce soit, on ne sort pas du film en ayant l'impression d'avoir rencontré des gens (des vrais, comme on dit à la télé). Il s'agit plutôt d'un recueil itinérant de paroles, dont le sens n'est pas la propriété exclusive de ceux qui les profèrent, bien qu'il y ait parfois des choses très intimes dites ici ; mais aussitôt dites elles semblent échapper, être avalées à la fois par le film et le paysage (on est très loin de la confession, parce qu'on ne se départit jamais du politique au sens strict du terme : il n'y a pas de parole personnelle qui ne soit reliée à un universel, et cet universel n’a rien de symbolique).

En vérité, ce que Denis Gheebrant tente de capturer serait plutôt l'esprit des lieux, l'esprit de ces zones dévastées dont les années 90 ne savaient plus quoi faire (les terrils - la même année, Luc Moullet les filmait dans La cabale des oursins -, les friches industrielles, les cités HLM), avant que les années 00 les récupèrent (ou les délaissent). Car le cinéaste, non content de placer sa caméra en ces lieux terriblement tristes et de demander aux personnes qui les peuplent ce qu'est leur vie, place aussi son film en un temps précis : après la chute du mur, à la fin de l'ère industrielle (ou plutôt à son agonie). En faisant parler les hommes, il fait parler l'époque. La même année sortait Et la vie continue d'Abbas Kiarostami ; pour Gheerbrant, elle ne continue pas, elle s'arrête là, elle se suspend au temps du documentaire.

Le film est un creuset. En lui se déversent des peines, des combats et des histoires singulières, que le flux des images, plutôt que de les aligner, unit. Le cinéaste parle d'une langue qui serait propre au film et qui se constitue au fur et à mesure du métrage, une langue gloutonne faite des paroles de chacune des personnes interrogées. Tout se passe comme si le film avait sa propre mémoire, ses propres réseaux souterrains, et donnait aux mots prononcés une qualité fantômatique lui permettant de se les approprier. En effet, peu à peu, nous entendons moins la parole des gens que la langue du film (les portraits sont incomplets, parfois très brefs, mais leur somme constitue le portrait plus vaste d’une figure presque déjà absente). Et c'est cette appropriation qui fait tout l'intérêt de Et la vie : le cinéaste, sans se faire oublier, sans jouer le jeu de la fiction, ne nous donne pas à voir des échanges entre lui et les gens qu'il rencontre, mais bien plutôt un monde constitué plan après plan et qui nous regarde nous éloigner (le film rend à ce monde une fixité que le temps et l’histoire des hommes ont détériorée, et même les gens filmés, même les paysages ont l’air de se détacher de lui).

Et la vie est dédié au fils de Denis Gheerbrant, qui à cette époque-là commençait tout juste à parler. Et la vie, non content de documenter (c'est-à-dire de fixer quelque chose du monde en lui donnant une langue, donc), s'intéresse particulièrement à l'enfance et à la transmission. De nombreux hommes et femmes sans père, d'abord ; puis d'autres vivant dans les rêves de leur père ; une sage-femme, une naissance filmée en gros plan, une tentative de communication médicale ; enfin, une femme, une ouvrière qui a réussi à le rester, et qui se demande ce que feront ses enfants, et dans quel monde ils grandiront. Ces inquiétudes - ces intranquillités - sont celles du film : dans quel monde grandirons-nous, quel monde quittons-nous, à quoi ressemble ce que nous laissons aux suivants, et quels rêves restent en suspens ? C’est le suspens des rêves inaboutis qui est bien le plus triste, et qui donne au film sa qualité mélancolique. Toute cette glue d’un monde englouti mais qui infeste l’air et empèse les existences.

samedi 13 octobre 2012

Cactus River - Apichatpong Weerasethakul (Khong Lang Nam)


 Cactus River est une visite. On revoit l’actrice Jenjira Pongpas (celle qui boite dans les films d’Apichatpong Weerasethakul), fraîchement mariée et vivant près du fleuve Mekong. Le court-métrage a le noir et blanc du souvenir, et pourtant tout le film est au présent – mais il est hanté par les fictions passées. On y observe la façon dont Apichatpong Weerasethakul distingue le personnage de la personne : qu'est-ce que c'est que filmer une actrice, et filmer une amie ? Avec l'actrice la scène se déploie autour du corps boiteux (Oncle Boonmee et Syndromes and a century), partie d'un tout que le cinéaste pense sur le monde du 'on', avec l'amie le temps est l'écrin du portrait (il passe à l’accéléré, s’arrête soudain, reprend sa course, et ralentit pour observer le mouvement d’un skater), et la particularité physique rien de plus qu'une virgule dans la longue phrase heurtée du film, écrite au 'je'. C'est le visage plus que le corps qui intéresse ici le cinéaste, et c'est à partir de ce visage que le monde s'ouvre, que le fleuve peut être filmé. Le visage, son regard, et l'amitié qui le change en image.

Le film est visible sur Youtube, ici.

vendredi 12 octobre 2012

Rêve et Silence - Jaime Rosales (Sueño y silencio)







Poncif : un film est une succession de plans. Certes. Mais Rêve et Silence est ceci d'une façon extrême, évidente, décharnée, presque osseuse. Les plans du film ont l'air d'être extraits d'un flux (le temps) qui ne parvient pas à les contenir. Pourquoi ces plans ? Pourquoi ces fragments du temps et pas d'autres ? Sont-ils plus instables que les autres ? Sont-ils spéciaux (au sens où leur ensemble formerat une espèce identifiable, un style, une unité esthétique) ? Pas vraiment : le cinéaste joue sur une mise en scène très réaliste, à la lisière du banal. Mais, au sein de cette banalité, un drame se noue : une des petites filles de la famille que nous regardions vivre depuis quelques minutes disparaît. Elle disparaît scénaristiquement : c'est-à-dire qu'on apprend qu'elle est morte. Les plans qui suivent sont, bien sûr, chargés de son absence (poncif n°2), mais vont surtout, peu à peu, organiser sa réapparition, d'abord par l'émotion sur le visage de sa mère, par la mémoire défaillante de son père, par les mots, puis hors-champ, et, finalement, dans le plan. La petite fille est de retour dans ces fragments flottants et arbitraires d'un flux qui continuait sans elle. Un fantôme peut-être (et les grands mouvements de caméra gracieux dans le parc des Buttes-Chaumont annoncent cette dimension fantômatique de l'image, au-delà de son réalisme banal), mais surtout une survivance. Une image, en fait. Rêve et silence est en quête d'une image perdue, en lutte pour le retour de ce qui n'est plus.

La beauté des plans ne tient pas aux corps ni aux visages des acteurs, peu cinégéniques à part le grand-père, car eux-mêmes sont les éléments de la banalité à l'oeuvre (on n'est pas chez Antonioni, où les visages soulèvent l'ennui). Elle ne tient pas non plus à une épure sentimentale (il y a de petites histoires en trop : l'amnésie du père par exemple), ni à une surcharge passionnelle (tout est assez bas, pauvre, un peu terne : l'envie de divorcer de la mère). Elle tient vraiment et seulement au cadre, au choix permanent de regarder cette partie-là du monde et de laisser hors-champ telle autre. A cette façon de se tenir trop loin ou trop près de ce qui se joue, de ne jamais placer le spectateur à l'endroit où il s'y attend - c'est que le film a pour désir de déplacer le regard, de l'obstruer ou le laisser vacant, de lui enfoncer la tête contre les murs ou au contraire de le détourner légèrement d'une façon particulièrement inconfortable. Et si Rêve et silence a parfois tout d'une épreuve (la banalité étouffante des échanges), il gagne peu à peu sa force de grand film, par le secret de tous ces hors-champs et hors-temps qui d'un coup se précipitent dans le plan et font un bloc magique et délavé où tout est trace et persistance.

Si les cinéastes parisiens aiment filmer leur ville de l'intérieur (petits cafés et grands appartements), les étrangers (Hou Hsiao Hsien, Hong Sang Soo, Nobuhiro Suwa) préfèrent hanter Paris par les parcs (comme Rohmer, qui est sans doute un cinéaste étranger modèle). Hanter est le mot juste : Paris, à travers leur regard, prend des allures plus spectrales qu'oedipiennes. Les bâtiments et les cellules les fascinent moins que la façon dont la ville contient la nature, c'est-à-dire l'ouvert et le persistant, le fragile et l'inclassable. Il y a sans doute quelque chose d'évanescent dans cette ville, quelque chose de rêveur, que les Parisiens discernent peu à force de vouloir faire croire que quelque chose s'y passe, que des mythes nouveaux se forgent à partir de la carcasse des anciens. Jaime Rosales, lui, saisit bien le corps absent de la ville, l'immatérialité de sa structure plus sociale qu'architecturale, et plutôt que de chercher sa place là-dedans, il zone, il erre, il s'émeut de ces lignes flottantes et indiscernables, en contant une histoire qui fait corps de cette évanescence.


jeudi 11 octobre 2012

Le sommeil d'or - Davy Chou (Dâmnek Meas)



Le sommeil d'or est un documentaire sans documents, puisqu'il s'intéresse à une Atlantide : le cinéma cambodgien d'avant 1975 (c'est-à-dire avant l'invasion de Phnom Penh par les Khmers rouges). Du coup, il prend la forme assez ingrate du recueil de témoignages, mais s'en extrait par l'inventivité de sa mise en scène et l'attention qu'il porte au présent filmé (ces visages de stars, de cinéastes ou de cinéphiles déchus, cette jeunesse vivant parmi des souvenirs sans ruine, et ces survivants qui n'ont pas d'autre choix que de se faire ruines eux-mêmes, blocs de douleur ou de joies confisquées par la guerre). Je regrette que le film ne s'essaie pas plus (ou plus longuement) à l'invention d'une fiction. Les quelques tentatives sont habiles et stimulantes. Et si Davy Chou n'évite pas le confessionnal documentaire le plus banal, il répartit de façon fluide parole informative et images (re)créatrices, dissipant à la fois les menaces de lourdeur et de facticité par un bel équilibre.

mercredi 10 octobre 2012

Damsels in distress - Whit Stillman



L'adjectif "délicieux" duquel on parera le film recouvre un certain nombre de questions auxquelles le cinéaste ne tient pas à répondre (ou auxquelles il répond, mais de manière biaisée et ironique, c'est-à-dire par le contournement ou la fuite). Parmi ces questions il y a : qu'est-ce que c'est qu'une histoire d'aujourd'hui, qu'est-ce qu'un personnage, qu'est-ce qu'un lieu, qu'est-ce qu'une intrigue, qu'est-ce que l'universalité, qu'est-ce que la singularité ?

Finalement, le cinéaste ne semble s'être posé qu'une seule question : qu'est-ce que l'idiotie ? Il y répond par un plan magnifique où deux idiots face à un canapé vert dialoguent ainsi :
- Est-ce que ce canapé est bleu ?
- Ah bon, c'est un canapé ?
Quelques minutes plus tard, on verra l'un des deux idiots courir au sommet d'un petit bâtiment et s'extasier de la connaissance qu'il a des couleurs d'un arc-en-ciel soudainement apparu (il s'extasie non pas de voir, mais de comprendre et nommer ce qu'il voit, enfin, après des années d'ignorance pesantes).
Ces deux scènes à la fois très simples, efficaces et réjouissantes, ont bien quelques échos ou répercussions hilarantes (le savon du bonheur, l'amour à la cathare, les suicides ratés des étudiants de psychologie) mais tout cela reste au second plan. En fait, le film n'a l'air d'être fait que de seconds plans. Il n'y a rien au devant qui nous retienne. Il n'y a que de l'arrière-pensée, de l'arrière-fond, du second degré, de la réserve et du décalage (mais par rapport à quoi ce décalage intervient-il ? on peine à le discerner).

Damsels in distress se conforme passivement aux clichés sentimentaux du campus-movie - clichés que le cinéaste, n'assumant pas toujours la méchanceté éruptive de certaines scènes, s'efforce de sentimentaliser un peu mieux, au point d'errer parfois entre distance et empathie. S'il ne cesse d'annoncer une séquence dansée, il la réserve pour un générique écourté (et son inventivité se limite à une série de citations). S'il s'empare de la folie curieuse du personnage principal, il l'étouffe aussitôt. S'il prend soudain à coeur de conter les chassés-croisés de quelques filles et garçons, il annule très rapidement l'effet d'intrigue et de suspense que cela pourrait générer. Au final, le film est plutôt lâche, charmant mais par instants, charmant par agressivité, et renonçant aussitôt à son charme. On a l'impression que le cinéaste n'y est pas, que quelque chose là-dedans le dégoûte, et que même son dégoût le dégoûte. Ce qui est dommage, parce qu'il semble véritablement armé pour tordre le genre - Whit Stillman pourrait être une sorte de John Waters upper-class, au lieu de quoi il rêve d'être aussi bête que François Ozon, ou naïf comme Wes Anderson, et se complaît dans une somme d'indécisions.