dimanche 30 septembre 2012

Un cinéaste inconnu : Yves Ordino






Yves Ordino n’avait pas une thune mais beaucoup de désirs. Parmi ces désirs, notamment, il y avait : faire un film. Pas faire carrière dans le cinéma, non – il était bien trop ambitieux pour ça – mais seulement faire un film. Or il ne connaissait ni producteur ni acteur, et n’avait nullement l’intention d’entreprendre la moindre démarche pour en trouver. Il vivait à La-Roche-Sur-Yon et ne comptait pas s’expatrier pour si peu – un film, pas dix, même pas deux : un. Un voisin avait bien voulu lui prêter une caméra numérique haute définition. Yves Ordino l’avait essayée, et il s’était rendu compte que l’image était moche, ou du moins qu’elle ne correspondait pas du tout à ce qu’aurait dû être, selon lui, une image de cinéma (le problème n’était pas tant que l’image de la caméra ne ressemblait pas à celle des films qu’il avait vus – il avait d’ailleurs vu peu de films et n’en avait jamais aimé aucun – mais bien plutôt qu’elle n’avait pas de profondeur, pas de grain, pas de flou, pas d’éclat, pas de matérialité, pas de réalité, pas d’irréalité non plus, bref, rien à voir avec l’image dont il rêvait). Il raya donc de sa liste de sous-désirs, inhérents au désir de faire un film, l’option (qui n’en était pas une) : grands paysages lyriques. Il n’y aurait, dans le film qu’Yves Ordino allait réaliser, que des gros plans, dont la beauté restait maîtrisable, malgré les défauts de la caméra. Le problème, c’était qu’il n’avait pas d’acteurs.

Il réfléchit un long moment, assis à la table où ses projets tour à tour naissaient puis s’évanouissaient, de cette réflexion empreinte de tristesse où l’esprit peu à peu se résigne à ne pas tout pouvoir, à ne pas tout satisfaire (mais c’est dur). Face à lui, au-dessus de la table, il y avait une fenêtre. Dans le cadre de la fenêtre, il y avait un pommier. Et sur la table, il y avait un calendrier qui indiquait la date : 5 octobre, les pommes devaient êtres mûres. Il courut les cueillir. Il revint chez lui nu, les bras chargés de ses vêtements eux-mêmes chargés de pommes. Il y en avait plus de trois cent. Il eut alors l’idée suivante : dans son film, il n’y aurait pas de paysages, et encore moins de visages ; il y aurait des gros plans sur des mains en train d’éplucher une pomme ; chaque scène durerait le temps d’un épluchage ; on reconnaîtrait les personnages, peut-être à un bracelet, mais surtout à leur technique d’épluchage (la spirale, la bande, le hasard, l’extrême finesse, la grossièreté) ; dans une scène-clef, l’un des personnages se couperait ; ce serait Yves Ordino lui-même qui interpréterait ce personnage, parce qu’aucun voisin n’accepterait de se mutiler pour un film (tous des paysans) ; et on ne verrait jamais plus largement que la pomme, le couteau et la main (parfois, peut-être, une nappe, un verre d’eau, un biscuit, une montre, le motif d’une tapisserie), mais par les voix, les dialogues, la lumière, le son, on aurait tous les indices suffisants pour comprendre l’intrigue, tous les repères seraient là, et pourtant on ne verrait que des mains épluchant des pommes. Yves Ordino estima qu’il fallait au moins trois minutes pour éplucher une pomme. Pour faire un long-métrage, il lui faudrait donc au moins vingt pommes. Il en avait trois cent, tout allait bien. D’ailleurs, certains plans plus dramatiques que d’autres dureraient dix minutes, la main de l’éplucheur deviendrait rêveuse, mélancolique, ou complètement désorientée. Ce qui manquait, maintenant, c’était l’intrigue.

Quelques jours, quelques semaines passèrent, pendant lesquelles les pommes commencèrent à flétrir et l’intrigue à sortir des préoccupations d’Yves Ordino. Il fallait tourner au plus vite ; l’intrigue, de toute façon, n’était qu’une question de dialogues ; tout pourrait être ajouté par la suite au montage ; il n’y aurait même pas de postsynchronisation à faire puisqu’il n’y aurait pas de lèvres sur l’écran, seulement des mains, des couteaux et des pommes. Le tournage démarra, les voisins furent conviés à ce que le cinéaste nomma : le grand épluchage.

Au début de l’hiver, il avait recueilli deux cent cinquante plans d’épluchage de pommes, certains très beaux, notamment un, à l’aube (la lumière était douce, presque bleue), par de vieilles mains atteintes de la maladie de Parkinson. Mais Yves Ordino n’avait toujours pas de scénario. Il eut beau se creuser la tête pendant tout l’hiver, rien ne venait, aucune intrigue, rien à articuler de dramatique autour de ces deux cent cinquante plans de pommes à l’épluchage. Il pensa à une réunion de famille autour de l’élaboration d’une tarte aux pommes, il pensa aux fins de repas de quelques paysans vivant dans le même hameau sans s’être jamais adressé la parole, il pensa aux connexions mystiques de par le monde de quelques individus reliés par le goût qu’ils ont pour les pommes, puis il se rendit compte de la pauvreté de son imagination, de l’insuffisance des histoires qu’il se racontait, et il se contenta de regarder les deux cent cinquante plans et de les trouver beaux. Oui, beaux, tels qu’ils étaient. Alors, il les oublia. Et le film n’eut ni titre ni durée.

mercredi 26 septembre 2012

Kurdish Lover, de Clarisse Hahn


L'exotisme bon ton, à la française. La cinéaste filme son petit ami (appliquant ainsi un précepte godardien qui pourrait être judicieux), mais avant même de nous donner son prénom elle nous donne sa nationalité : kurde, donc. Et l'effet de ce mot sera sur elle si grand qu'elle en oubliera de nous donner son prénom. Les premières images sont révélatrices de cette fascination exotique : la cinéaste filme un groupe d'hommes en train de se battre, puis un autre en train de manifester sous la neige ; à ces images s'ajoute une légende : "je vis avec l'un d'eux", comme si le monde auquel l'homme filmé appartient était d'emblée plus important que tout, comme si la cinéaste, en embrassant un homme, se mariait au pays d'où il vient. Le film sera d'ailleurs moins amoureux (le "lover" du titre fait office d'assistant, de traducteur, et de visa pour "un pays qui n'existe pas") qu'adjectivant : kurdish, les images sont kurdish, les situations sont kurdish. On égorge des brebis en gros plan, et on montre des grands-mères en train de dire des gros mots. Au spectateur d'avaler la dimension représentative des images. Et tout cela est filmé avec une distance sociologique confinant à l'hydrocéphalie.

dimanche 23 septembre 2012

Camille redouble, de Noémie Lvovsky




Camille redouble n'est pas une comédie. Si on le compare au Peggy Sue s'est mariée de Francis Coppola, le film de Noémie Lvovsky paraît bien terne, peu enclin à générer des scènes et des situations comiques. L'idée même du voyage dans le temps est assez peu exploitée plastiquement : Noémie Lvovsky, avec son corps de quarantenaire, se fond très facilement dans le décor lycéen (qu'elle avait déjà rendu plus étrange dans La vie ne me fait pas peur). Le scénario n’assume que rarement les décalages burlesques attendus. A vrai dire, on finit par y croire : Noémie Lvovsky a l'air d'avoir seize ans. Mais c'est sans doute que le modèle du film est moins son parent scénaristique (Peggy Sue s'est mariée, donc) que François Truffaut.

Il y a, dans Camille redouble, une mélancolie terrible, écrasante, quelque chose qui a à voir avec l'inéluctable, c'est-à-dire avec ce sentiment de ne pas avoir compris pourquoi l'existence est devenue ce qu'elle est, et en même temps la certitude que ça n'aurait pas pu être autrement. Pour ça - pour distiller cette mélancolie, qui finit par être vraiment poignante lorsque la cinéaste traite du couple et de la mort des parents - il fallait esquiver les longues scènes, et laisser le film avancer par touches rapides, souvent trop brèves, à la limite de l'inconsistance, dans la mécanique fatale de sa narration. Et le personnage de Camille, qui est longtemps restée observatrice alcoolisée d'une vie marquée par l'intensité (que cette intensité soit amoureuse ou triste), fait ce voyage dans le temps pour, au final, s'ouvrir comme une lettre à ce présent qu'elle ne comprend pas. C'est moins contre le monde ou contre l'existence que Camille se bat, que contre elle-même et son opacité. La dernière scène, en ce sens, marque un pas décisif. Après le retrait, ou la distance, ou encore cette manière d'être emportée par la vie comme si tout se jouait sans elle, Camille finit par entrer véritablement dans le film, en s'adressant à son mari qui l'a quittée pour une fille plus jeune. Pour une fois, elle ne fuit pas, ne devient pas hystérique, et dit ce qu'elle se doit de dire. D'ailleurs, le monde a déserté : le café où elle a donné rendez-vous à l'homme de sa vie a fermé. Ce n'est plus le décor qui joue, plus le revival 80, plus le walkman ni le t-shirt Ramones, mais le personnage de Camille, prête à devenir actrice, au moins pour elle-même.

jeudi 20 septembre 2012

Péché mortel, de John M. Stahl (Leave her to heaven, 1945)

Gene Tierney est terrifiée par les mauvaises pensées que lui inspire la banalité de la vie de l'homme dont elle vient de tomber amoureuse. Dans la première partie du film, elle fait ce qu'elle croit qu'on lui demande de faire, elle joue l'épouse modèle, prépare les repas, s'occupe du petit frère handicapé de son mari, accepte même d'annuler son voyage de noces pour que son mari soit plus vite aux côtés de celui-ci. Elle sourit en toutes circonstances, jusqu'à complètement craquer. Elle vit dans une maison reculée avec son mari (un peintre, qui, venu étudier les Beaux Arts à Paris, et ayant renoncé parce qu'il ne gagnerait pas assez d'argent, s'est mis à écrire des best-sellers immondes, qu'elle n'aime pas lire), le petit frère de son mari (un lien clairement incestueux unit ces deux-là), et le garde chasse (une brute qui chante dès quatre heures du matin), dans une maison reculée près d'un lac, où les cloisons sont très fines. Le tout est filmé en Technicolor, et les cadres que Stahl compose relèvent d'une certaine tradition bucolico-familiale : les images sociales du bonheur. Il faut voir l'impassibilité du visage de Gene Tierney au moment où elle n'accomplira pas un tout petit geste qui aurait pu éviter un grand drame. Et le plaisir qu'elle prend, hystérique, dans sa soif de destruction d'un monde qui n'est pas fait pour elle - pas fait pour la passion. La scène de l'escalier (je n'en dirai pas plus) est un moment absolument terrible et réjouissant. L'actrice est là pour faire exploser les cadres. Le problème du film, c'est qu'il ne choisit pas de s'attacher à Gene Tierney. Il prend une pente plus morale, plus convenue - celle du mari dépassé par la violence de l'amour. La fin est en ce sens absolument désastreuse, parce qu'elle ruine le projet initial : cette belle idée de dresser le portrait d'une femme qui ne parvient pas à s'adapter aux rêves de confort, de tendresse, et de banjo au coin du feu.

lundi 17 septembre 2012

The we and the I - Michel Gondry






Certes, l'idée n'est pas mauvaise, et on voit bien ce qui a pu intéresser le cinéaste là-dedans : filmer un groupe de jeunes dans un bus et leur délitement au fur et à mesure des arrêts ; filmer les clans, les individualités et leur circulation. Le principe est presque renoirien, et encore renoirien hardcore, à la limite du concept kiarostamien.
Mais Michel Gondry n'assume pas la simplicité de son dispositif. La partie qui s'appelle Chaos a tout à voir avec une bouillabaisse informe où les histoires de chacun s'entremêlent de façon continue, sans écho, sans mise en scène, sans fluidité. C'est un bloc d'images hétérogènes que le flot du métrage unifie tant bien que mal, et, au final, égalise, au point qu'il n'y a très vite plus rien de distinct. Le montage extrêmement rythmique ne produit que lenteur et indifférence.
A cela, Gondry ajoute un arbitraire scénaristique épouvantable (une rupture, une mort, des secrets révélés) sensés combler le spectateur en mal de sensations fortes, comme le font les émissions de télé-réalité en organisant des mariages et des disparitions. L'effet de réel s'en trouve clairement amoindri (voire supprimé), sans pour autant que la moindre irréalité ne naisse de ces rebondissements intempestifs. On voit une mécanique qui tourne à vide, quelque part entre l'infime et le grandiloquent, c'est-à-dire nulle part.
La posture du garçon, le casque sur les oreilles, qui a sa grande scène à la fin du film (aveu de la mort d'un proche, refus d'une amitié, affirmation de son individualité distante) est emblématique du regard de Gondry sur le groupe qu'il s'est pourtant échiné à filmer pendant une heure et demie : un vague mépris qui se veut salvateur.

dimanche 16 septembre 2012

La Vierge, les Coptes et moi - Namir Abdel Messeeh






Namir Abdel Messeeh ne s'intéresse pas à ce qu'il peut filmer. C'est ce qui lui est interdit - ou ce qui lui semble impossible - qui stimule son désir de cinéma. L'idée de départ est simple : un cinéaste, interprété par Namir Abdel Messeeh lui-même, part en Egypte pour recueillir des témoignages à propos d'une récente apparition de la Vierge, apparue également à sa mère lorsque celle-ci regardait la vidéo floue du miracle sur son écran de télé. Mais les témoignages sont rares, pas très intéressants, et quand le tournage arrive à sa fin le cinéaste n'a toujours pas de film. Il décide donc de transgresser tous les interdits qu'on lui opposait : il prolonge la durée du tournage malgré les insultes de son producteur, il part dans son village natal et filme sa famille malgré l'interdiction de sa mère qui a honte de leur pauvreté, et il demande à une jeune Musulmane de jouer la Vierge apparaissant aux membres de sa famille malgré la méfiance générale (c'est moins la Vierge qui les fait douter, que le cinéma comme art réconciliateur et magnificateur). Tous ces malgré font le film. Certains sont plus intéressants que d'autres (si la mère est un beau personnage, le producteur peine à dépasser le statut de caricature). Quoiqu'il en soit, un cinéaste, selon Namir Abdel Messeeh, est cinéaste malgré tout, et un film est un miracle à partir du moment où une seule personne y croit.

La Vierge, les Coptes et moi joue ainsi d'une succession d'apparitions. Il y a d'abord celle que la mère voit à la télévision. Puis il y a l'apparition de la mère elle-même, impensable a priori, et vraiment émouvante, dans son village natal au côté de son fils, faisant office de trésorière et d'assistante, de diplomate et de rabat-joie. Enfin, il y a la Vierge musulmane sur les toits du village, et, surtout, la séance de porjection du court-métrage aux villageois réunis. Le miracle tient moins à ce qui est montré qu'au fait de voir. Et le cinéaste s'intéresse d'autant plus aux effets spéciaux (un fond vert lui permet de réunir dans un même paysage deux acteurs ne sachant pas qu'ils jouaient ensemble) qu'il peut montrer à ceux qui en étaient dupes leur fabrication. Aussi les images du court-métrage sont-elles montées en parfaite égalité avec les plans sur les spectateurs, lesquels, ainsi mêlés, semblent s'étonner autant de voir la Vierge voler au-dessus des toits de leur village que du fait que le film existe et qu'ils y aient participé.

vendredi 14 septembre 2012

Killer Joe - William Friedkin


Le Texas a bon dos. On projette volontiers sur ce coin des Etats-Unis tout ce que le pays a de dysfonctionnel. Si bien qu'il est devenu, au fil du temps, un réservoir fantasmatique, une bête noire, un lieu pour les contes d'aujourd'hui. Killer Joe est un conte dont les protagonistes sont tous des ogres. Des ogres ou des déchets, ou bien les deux. Friedkin n'y va pas avec le dos de la cuillère. Son film enchaîne les séquences glauques avec un certain art de la gradation, sans être une seconde tenté par le rachat ou l'expiation. Ce qu'il veut montrer, ce à quoi il veut laisser libre cours, c'est au pire. Et le pire advient, de scène en scène, tour à tour grotesque et terrifiant, et parfois les deux en même temps ; le pire est mis en scène avec passion, avec foi. On peut y croire comme lui ou on peut s'en lasser, là n'est pas la question. Ce que Friedkin cherche, de toute façon, c'est la saturation. Et on ne voit que ça : grimaces, sang, sexe, violence. A l’image de la première séquence, parfaite, où Chris, arrivant de nuit dans le mobile-home de son père, est confronté, non au visage de sa belle-mère, mais à sa chatte. Tout le monde a la tête enfoncée dans l’effroi. Cap au pire.

jeudi 13 septembre 2012

Premium Rush - David Koepp



Les films d'action sont ce qu'Hollywood peut produire de plus conceptuel, de plus abstrait et de plus lyrique : intrigue minimale, action sèche, importance accordée à l'espace et à son découpage dramatique, au corps et à ce qui le meut. Ils ne tiennent qu'au pacte que leur scénario pose d'emblée avec le spectateur. Aussitôt l'intrigue résolue, le film s'évanouit. Premium Rush ne fait pas exception, bien qu'une suite ininterrompue de morceaux de musique le noie. Il serait donc préférable de le regarder sans le son.

On y voit un jeune homme parcourir Manhattan à vélo. Son vélo a pour particularité de ne pas avoir de frein. On lui remet une enveloppe, qu'il doit porter d'un point à l'autre de la ville. Un flic véreux veut la récupérer. S'ensuit une course-poursuite (effrénée, donc) de quatre vingt dix minutes. Et qu'est-ce qu'on voit ? Des cuisses. Des travellings latéraux générés par le mouvement rotatif des cuisses des protagonistes.

Ce qui est très réussi, dans Premium Rush, c'est l'urgence. Elle n'est pas seulement présente dans le défilé flou et lancinant des paysages urbains, ni dans le montage très découpé ; elle est aussi dans le propos implacablement existentiel du film (existentiel au point de devenir camusien), que le personnage principal incarne : un homme sans frein, une existence où il ne peut y avoir d'arrêt, où avancer est une donnée inamovible, et où la chute est annoncée dès le début du film. Comment avancer, quel chemin prendre quand, à un feu rouge, on ne peut pas s'arrêter ? Le héros visualise les possibilités qui s'offrent à lui, et le spectateur jouit de ses chutes et cascades, meurtres et morts potentielles, jusqu'à ce qu'un chemin, clairement, à l'image se dessine, sous la forme d'une bande jaune ou blanche, que le corps du héros aussitôt remplacera, sûr de son bon choix. Ces préméditations sont semblables au pied de l'Indien sur la colline : il a toujours quelques pas d'avance.

Mais plus que le choix raisonnable (celui de la vie sauve), c'est l'émotion qui finira par guider le héros. Or, cette émotion est une émotion politique. Le sort d'un enfant immigré clandestin est en jeu. Le film sort les violons pour que le public s'émeuve d'une injustice. Et le héros se doit, dès lors, d'outrepasser la loi : pour le spectateur, ça tombe sous le sens. Peu à peu, autour de la figure du héros, un collectif s'organise, et la révolution des cyclistes advient. Premium Rush est un appel à l'insurrection contre la corruption et les politiques migratoires.

mercredi 12 septembre 2012

Le signe du lion - Eric Rohmer (1962)

Premier film de Rohmer, premier conte moral, bizarrement moral, franchement déviant. C'est l'histoire d'un Américain à Paris, violoniste fainéant, réveillé un matin par un télégramme lui annonçant qu'il touche un héritage. Une fête s'ensuit, c'est l'été, on tire sur les réverbères, on parle astrologie, et au matin tout le monde disparaît. Seulement, le lendemain matin, l'Américain est déshérité. Vite, dans l'ignorance la plus totale, il rejoint le rang des clochards. Errances dans Paris déserte, soleil de plomb confinant à l'ivresse, honte calamiteuse portée sur soi comme un boulet, signe après signe, le clochard est repéré, la pauvreté se sent, se voit, se désigne aux yeux des touristes qui font comme si de rien n'était. Un moment, peut-être le plus beau du film : l'Américain ouvre maladroitement une boîte de sardine et renverse de l'huile sur son seul pantalon. C'est le point de bascule. Après cette tache, plus moyen d'entrer dans un hôtel, plus moyen de se faire passer pour autre que ce qu'on est. Le corps est pris dans les images d'une ville. Un corps vivant au milieu des vieilles pierres.Ce sera ça, le cinéma de Rohmer. La dissolution des êtres dans des espaces qui les manipulent et les engloutissent parfois.

mardi 11 septembre 2012

La cause et l'usage, de Dorine Brun & Julien Meunier

A quoi pourrait ressembler le cinéma Medvedkine aujourd'hui? Il me semble que les réalisateurs se sont posé la question. Ou du moins se sont-ils posé la question de comment décrire une situation politique aujourd'hui, comment faire un film à la fois engagé et ouvert, et comment, en se concentrant sur un microcosme et en un temps réduit (mais décisif), atteindre une réflexion plus générale. Ils ont donc choisi un lieu : Corbeil-Essones, et un moment : l'automne 2009, pendant les élections municipales, où Serge Dassault, chef d'entreprise, milliardaire, momification ratée de Pompidou, et maire sortant, ne sera pas réélu - il a été jugé inéligible - mais tentera de placer un homme à sa place, Jean-Pierre Bechter, vague épouvantail, contre le communiste Michel Nouaille.

Ce qui frappe immédiatement, quand on a en tête les films du collectif Medvedkine, c'est le statut de la parole aujourd'hui. Il semble, qu'en politique, elle soit devenue fragile, presque superflue. Une formule tout au plus, de temps à autres, mais personne n'y croit vraiment. Certains essaient (Nouaille à la fin, mais on ne l'entend pas, il est sifflé, hué, englouti), d'autres renoncent tout à fait (Bechter et Dassault, quasiment muets, par prudence ou par assurance, et aussi certainement à cause de leur diction aléatoire), et tout le monde ou presque renvoie les mots à leur statut de promesses. La parole a perdu de sa puissance. Elle n'est plus crue, signalée seulement comme premier symptôme de l'illusion d'une possible justice sociale. L'argent a gagné. Même la justice s'écroule. Dassault ne peut plus être maire, qu'à cela ne tienne : Bechter, son ami, prendra sa place, et fera tout ce que Dassault lui demandera de faire.

Dorine Brun et Julien Meunier saisissent très bien la confusion qu'une telle disparition génère. Il y a, dans leur film, peu d'interview, surtout des situations. Dassault n'est pas immédiatement désigné comme l'ennemi, ni Nouaille comme le héros. Quand les gens parlent, ce n'est pas face à la caméra, mais entre eux. Alors on voit ce qui circule, d'incompréhension, d'espoir, d'avidité, de moquerie. On voit les flics passer près d'un groupe de jeunes écoutant un écologiste, on voit Dassault manger des frites dans un snack et puis quelques jours plus tard on voit l'affiche de son candidat sur la porte du snack, on voit un homme sans étiquette s'effondrer au fur et à mesure des journées de tractage, on voit une ville complètement sinistrée : personne ne comprend plus rien à rien. L'impression est celle d'une friche sans projet. D'une intimidation qui a fonctionné. Corbeil-Essonnes est une ville qui ne peut plus penser.

(Pour les films Medvedkine, il y a des chroniques ici et ici.)

lundi 3 septembre 2012

Laura - Otto Preminger - 1944



Sous des allures de film de chambre dialogué à l'excès (on ne sort quasiment pas des luxueux appartements des protagonistes), Laura a un principe magique : son héroïne est morte, et au milieu du métrage ressuscite (principe que Lynch reprendra en le pervertissant dans Twin Peaks, dont l'héroïne, Laura Palmer, est retrouvée morte au début de la série, et qui ressuscitera cinématographiquement après quelques épisodes, en la personne de Maddy, jouée par la même actrice). En somme, Laura pose les bases d'un cinéma de la survivance des visages, cinéma de fantômes. Cette résurrection est-elle le fait du rêve du détective, qui, au cours de l'enquête sur les causes de sa mort, tombe amoureux de Laura, et s'assoupit avant qu'elle ne lui apparaisse ? Est-ce la puissance de son désir qui fait surgir Laura des ténèbres ? Le mythe d'Orphée est ici inversé : à force de la regarder (son portrait est presque de chaque plan), Laura renaît. Orphée condamnait le regard, le cinéma l'exalte, le chargeant de mémoire, de fascination et de puissance.

Mais de quoi tombe-t-on amoureux ? C'est le film qui pose cette question : le détective tombe amoureux de Laura alors qu'elle est déclarée morte. Il vit dans son appartement, lit ses journaux intimes, connaît son histoire sur le bout des doigts, et s'obsède pour cette peinture qui la représente, et dont on lui dit, pourtant, qu'elle n'a pas l'éclat de Laura. Serait-ce alors de cet éclat manquant que le détective tombe amoureux ? D'un défaut de réalité ? D'une histoire ? De Laura comme personnage d'une intrigue glauque ? Le détective est un modèle de spectateur de cinéma, sous l'emprise d'une star (Gene Tierney), dont il ne connaît pas l'éclat réel, mais qui le bouleverse pourtant - qui le marque, pourrait-on dire, qui persiste bien au-delà de la seule condition de sa présence, et dont la fausseté est précisément la raison de l'attrait qu'elle exerce. C'est peut-être pour cela que le film ne connaît pas de scènes en extérieur, comme toute expérience de spectateur, voyant le monde, voyant tous les mystères du monde lui apparaître dans l'espace réduit et clos de la salle de cinéma. Laura est le grand film de la cinéphilie. Et le cinéphile est un incorrigible nécrophile.

Si Laura est si bon, c'est qu'il ne joue pas de la crédulité du spectateur (il ne propose de miracle), mais au contraire de son incrédulité. C'est à un spectateur qui doute que Preminger s'adresse. Le cinéaste a bien compris que l'incrédulité, cette puissance négative du spectateur, qui veut toujours que tout s'effondre, que les films ne tiennent pas debout, est un moteur quand on l'affronte. En allant vers le point où le film n'est plus crédible, et en rattrapant, par la logique et non par le fantastique, la crédibilité de l'intrigue, Preminger sait que son film suscitera de l'admiration. (C'est le principe du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, qui nous parle d'une chose impossible, et finit par nous expliquer en quoi cette chose impossible était en fait possible.) La logique qui abolit l'impossible est peut-être plus folle encore que la raison absurde, surnaturelle, miraculeuse, fantastique ou religieuse. Ordet est un film magnifique, mais il s'adresse à ceux qui peuvent croire en la résurrection. Laura, lui, s'adresse au spectateur athée.

samedi 1 septembre 2012

Massacre à la tronçonneuse - Tobe Hooper - The Texas Chainsaw Massacre - 1974




Ce film marque les transformations d'une époque : c'est la fin de l'autostop et le début de la peur entourant les rencontres fortuites. L'astrologie remplace la libération sexuelle. Les voyages en van ne sont pas partouzards mais vaguement amicaux (ce genre d'amitiés forcées où l'on laisse l'handicapé rouler au fond d'un petit ravin par mégarde). Le clan est un resserrement familial, social et géographique. Le van n'est plus une fusée lancée vers une planète inconnue, mais une cellule protectrice permettant de sillonner à l'aveugle des contrées a-priori hostiles.

Après trois quarts d'heure insupportablement calmes (l'irruption de l'auto-stoppeur auto-mutilateur n'agit que comme présage de ce qui doit fatalement arriver, et son irréalité dûe à un jeu outrancier est accrue par le fait qu'il est seul face au groupe ; on le reverra plus tard, accompagné d'acteurs aussi outranciers que lui, face à une seule des personnes du groupe, et c'est cette personne qui deviendra irréelle à sa place, comme si la réalité était le fait du nombre), le film décharge une violence inouïe. Cette violence, plus brutale qu'esthétisante, tient beaucoup au bruit continu de la tronçonneuse qui sature l'espace de la nuit, et les nombreux écrans noirs où les silhouettes en fuite parmi des arbres fantomatiques sont à peine discernables.


De la tronçonneuse on passe au balai, puis du balai au marteau, objets représentant un certain archaïsme bien que le premier appartienne au monde moderne. En vérité, ils représentent l'archaïsme des désirs. A travers eux la violence circule bien. Cette violence n'a rien de burlesque (pas de sophistication, même maladive, comme dans Schizophrenia) mais elle n'est pas dénuée d'humour (un humour animal disons, où la cruauté n'est pas vécue comme telle). C'est surtout le refoulé d'une nation qui s'exprime ici. On est près de l'abattoir, que personne ne veut imaginer, mais qui pourtant nourrit les grandes villes. On est du côté d'une violence pudiquement tenue à l'écart de ceux pour qui elle est nécessaire (de ceux qui la génèrent). Leatherface et sa bande, que quelques malheureux rencontrent par hasard, ne sont pas de simples dégénérés, mais le résultat presque logique d'une société.