mardi 26 juin 2012

L'ombre du mal - James Mc Teigue - The raven





J'avais envie de voir 21 Jump Street, parce que la maigreur de Jonah Hill sur l'affiche m'inquiétait. Pas de chance, le film ne passait pas à l'horaire indiquée par le programme. Je me suis donc rabattu sur L'ombre du mal, réalisé par James Mac Teigue. Comme James Mac Teigue avait signé V for Vendetta, j'étais plutôt enthousiaste. Ce que je n'imaginais pas, c'est que le film serait une sorte de thriller mélangé à une espèce de biopic. Et ma foi ça ne donne rien de bon.
Le biopic concerne les derniers jours d'Edgar Allan Poe, d'où le titre original, The Raven (et d'où le générique final, fantaisie numérique invraisemblable dans les plumes géométrisées d'un corbeau). Le titre français fait office de cache-sexe. La littérature au cinéma, c'est une fois par mois. Il n'est sans doute pas très flatteur de sortir un thriller sur Edgar Allan Poe la même semaine que Faust. Surtout que quelques mois plus tôt est sorti Twixt de Coppola, qui lui aussi nous montrait une incarnation de Poe. On risquait l'overdose.
"Ce qu'il va commettre est déjà écrit", prévient l'affiche. Alors pourquoi nous le montrer ? Le film, à la manière d'un Shakespeare in love sanguinolent, enfile les perles littéraires de l'écrivain. Tout y passe, le puits et le pendule, le mystère de Marie Roget, le coeur révélateur, le chat noir, etcetera. Sans talent. La caméra s'échine à rendre insoutenables les visions horrifiques à grand renfort de musique stridente et de basses palpitantes.
Le cinéaste nous prévient : un critique, attaché sur une table de torture, est lentement (aussi lentement qu'il est possible de le faire dans un film américain) tronçonné par une lame s'enfonçant peu à peu dans son bassin. Perdre tout esprit critique, donc, c'est ce que nous demande James Mac Teigue.
Alors on accepte et on oublie de voir que le dix-neuvième siècle est réduit à une lumière dorée-brunâtre éclairant chaque visage, chaque redingote. On oublie de comprendre les mouvements des uns et des autres. On se laisse perdre dans les égoûts de Baltimore par un montage tellement décousu qu'on croit qu'on ne va plus trouver la sortie. On s'extasie devant la blonde Emily sortant quasiment dévêtue du cercueil où elle a passé les trois quarts du film à se débattre et à pleurer. Ca marche. Le cinéma américain marche. On veut être sûr qu'elle survive à la fin. On veut être sûr que Poe meure comme dans l'histoire vraie.
Poe meurt, en effet. Il s'assied sur un banc dans un parc et regarde le ciel. Des pollens tombent des arbres. Normalement les pollens devraient s'accrocher à sa veste, mais ici ce n'est pas le cas : même les pollens sont des effets spéciaux. Ils tombent et n'accrochent pas. Ca ne devait pas coûter très cher, pourtant, des petits bouts de coton, se dit-on.

dimanche 24 juin 2012

White Heat - Raoul Walsh (L'enfer est à lui, 1949)




Le gangster, c'est celui qui s'empare de la technique pour y projeter ses rêves, ses désirs, sa démence archaïque. Le détective, c'est celui qui élabore de nouveaux objets techniques protégeant le monde contre les rêves des gangsters. Et plus le détective perfectionne sa technique, plus le gangster devient fou. Qu'est-ce qu'il reste de beau dans le monde ? Qu'y a-t-il de si précieux à protéger ? Raoul Walsh ne le dit pas. Il ne montre que la trahison, la violence, la destruction. Il n'y a ni famille ni amour. Le désir des gangsters et des détectives va bien au-delà. Les seconds s'occupent du pouvoir et de son maintien (rester du côté des détectives coûte que coûte ; pas l'ombre d'un doute pour Hank Fallon, celui qui se fait passer pour gangster : il ne sera jamais séduit, il ne fera que remplir sa mission et rentrera dans le rang). Les premiers ont la liberté pour devise - la liberté plus encore que le dollar. On ne voit jamais ce que l'argent leur apporte. On ne voit jamais les plages, les grands hôtels, ni les cigares. On voit des hommes qui se débattent et qui sont prêts à tout, faire dérailler des trains, s'entretuer, ou faire sauter l'usine à gaz, pour accéder au souffle de la liberté, qui ressemble à la mort et qui le sera sans doute. 


A l'espèce de désordre psychique des gangsters s'oppose la froide planification des détectives. Mais c'est toujours la machine qui gagne. Chacun l'investit à sa façon. Elle est de toute façon vouée à la destruction : la sienne propre ou celle des êtres humains. C'est un monde dévasté que dépeint Raoul Walsh, un monde foutu. On n'en aperçoit qu'une seule beauté : Hank Fallon, qui pensait prendre des vacances, montre à son ami détective un nouvel appareil sophistiqué lui permettant de pécher tout en faisant la sieste ; il n'aura pas le temps de l'utiliser, son ami le chargeant aussitôt d'une mission réduisant la perspective de son bonheur à néant.

Quand on voit L'enfer est à lui on se dit que les trains ne sont là que pour se faire braquer, que les femmes n'ont qu'un but : la trahison, et que les hommes ne sont capables que de tuer. Hors le crime, rien n'existe. Le territoire américain, dans les cadres presque carrés des films noirs de ces années-là, a tout d'une maquette où se surimpriment par moments des figures, gracieuses ou patibulaires, droites ou déviantes, qu'importe : chacune à un moment où à un autre révèlera sa vulgarité et finira par se fondre dans le paysage.

La vitesse extrême du film va de pair avec sa brutalité et son humour. White Heat est extrémiste et se contentera de tout faire sauter plutôt que de dessiner de nobles horizons et de révéler des idéaux blessés. Si le gangster en chef, Cody Jarrett, est amoureux de sa maman (une Calamity Jane certes en déclin mais toujours prête à échapper aux filatures de la police après avoir été chercher des fraises en ville pour son fiston), ce n'est pas par tendresse languissante, mais bien par goût de la démence. N'y voir nulle nostalgie, seulement du vice. Un gangster peut-il aimer ce qui ne le tue pas ? Il y a chez Cody Jarrett une irrésistible attraction vers la mort. Et ce sera sans doute le seul moment du film où sa liberté sera totale. Le seul moment où il rira. Sa mère ne cessait de lui répéter : "top of the world !" Il y est, et il rit avant l'explosion finale. Son existence a prouvé la seule chose qu'il y avait à prouver : la mort est inévitable.

vendredi 22 juin 2012

Faust - Alexandre Sokourov

 

C'est un film à la fois papal et bouffon ; bouffon pour sa prolixité et son humour parfois perçant, papal parce qu'il vise le grand art (où il n'y aura d'orgie que bien référencée). C'est passé devant mes yeux comme un cortège, je me suis toujours tenu en retrait, et pourtant ce que je voyais me plaisait, m'excitait par moments - un cortège d'images difformes à la gloire d'un chaos qu'on enterre ou qu'on quitte.

Les images sont tour à tour distordues, compactées, détendues, obliques, verticales... Le film cherche leur déviance. Un personnage les trouble : c'est le diable. Son corps se dévêt au lavoir, il a une bite au cul, et des morceaux de chair pendent sans logique, comme accrochés à son squelette bien dissimulé. Il se baigne dans la blancheur verdâtre du lieu. Les images trempent elles aussi et aussitôt sont contaminées. C'est son corps, sa présence qui entraîne de telles distorsions.

Les corps des humains se collent, se bagarrent sans bagarre, se violentent sans violence, presque naturellement, par attraction, par irrésistible tropisme les uns envers les autres, comme un crime semble se commettre par défaut. La caméra plonge là-dedans et effectue une sorte de danse, un duo où l'un des danseurs serait le visible et l'autre l'action de voir. On n'est dans ce film jamais comme au théâtre. Il y a toujours du mouvement. Voir génère ce mouvement. L'espace est découpé en une myriade de visions fabuleuses, animales, humaines, végétales, grotesques, sublimes... L'éclatement et les frictions continues ne cessent de redéfinir le cadre.

Faust est attiré par le diable, et vice-versa. Ils se suivent, errent ensemble, dans une déambulation qui synthétise l'existence humaine : le crime, l'amour, la mort, la famille, la maladie, les étoiles, la ville, la forêt, l'eau, les pierres... Faust et le diable sont le point d'ancrage du film, et les paysages sont les personnages secondaires, c'est-à-dire les vraies rencontres que nous faisons (au sens esthétique du terme) : nous nous habituons à ce diable brinquebalant et à ce Faust avide, affamé, digne et paumé, mais nous sommes toujours surpris par un arbre nouveau, une rivière, un geyser éclatant.

Les couleurs de l'image semblent délavées, le blanc presque livide, pas de lumière dirait-on : un film-parchemin. Comme le son, très brassé et très sourd. Si bien qu'on a vite l'impression que ce qu'on voit est sous quelque chose qu'on ne voit pas, comme écrasé ou étouffé. L'impression également, très belle celle-ci, vraiment rare, du microscopique. Nous voyons Faust et le diable, nous voyons le monde, et tout nous semble minuscule - leurs préoccupations, la beauté qu'ils entrevoient : tout ça n'est rien. Tout est semblable au visage de l'homoncule dans un pot qui se brise, ce petit corps glaireux perdu sur les cailloux, qui rappelle ce singe sautant sur la lune dans la lentille du téléscope.

Le film n'a pas tout à fait le courage de son délire (papal jusqu'au bout, il justifie sa sanctification future). Pourtant, quelques scènes sont merveilleuses. Dans la lumière blanche et verdâtre de l'église les amants se revoient. Un gros lièvre attend près du bénitier tandis que le diable roule une pelle à une statue sacrée. Les visages des amants s'observent et le temps se suspend, noyé, et la beauté se diffracte dans la lumière dorée d'un soleil mort. Ils se retrouvent encore, elle est au milieu d'une rivière, il la rejoint, pose sa main sur son épaule, elle tourne son visage dans la mauvaise direction, la caméra s'élève, le courant est très fort, ils tombent et disparaissent dans l'eau noire, oubliés. Au matin chats et monstres envahissent la chambre où ils se sont aimés, et Faust s'affranchit d'un contrat auquel il croit peu, en quittant la ville, en rejoignant la vie minérale de laquelle il semble être né.

jeudi 21 juin 2012

Trois courts métrages primés par la Cinéfondation : Los Anfitriones de Miguel Ange Moulet, Abigail de Matthew James Reilly, et Doroga Na de Taisia Igumentseva



LOS ANFITRIONES (Les Hôtes)
de Miguel Ange Moulet
Cuba/2011/16'

ABIGAIL
de Matthew James Reilly
Etats-Unis/2011/17'

DOROGA NA (En chemin)
de Taisia Igumentseva
Russie/2011/32'


 

Le premier est esthétiquement très cohérent, avec des choix forts et remarquables. Il raconte une journée dans la vie de Félix, qui s'occupe de cochons et porte une casquette sur laquelle est imprimée une arête de poisson. Sa femme est partie en ville pour faire des analyses médicales. Il se blesse à la main, elle revient, et les résultats ne sont pas bons. Une tendresse entre eux éclate, inespérée, très belle, sur laquelle le cinéaste pourrait rebondir, mais non : il choisit d'interrompre son film avec cette scène. Pourtant, il me semble que ce n'est qu'un début.

 

 

Le second est plus flou, même s'il s'ouvre sur une séquence magnifique, un travelling suivant Abigail, l'héroïne mal embouchée, caissière dans une station-service, tentant de fumer une cigarette près de la route mais n'y parvenant pas, parce que le téléphone sonne, parce qu'une voiture arrive, parce que c'est la fin de la journée. Cette séquence est très réussie parce qu'elle assume complètement sa dimension burlesque. La suite convainc moins, tentant de suivre les pas de Kelly Reichardt dans Wendy et Lucy, mais n'y parvenant pas tout à fait. Le réalisateur est bien trop occupé à montrer ce qu'il sait faire et à laisser entendre qu'il pourrait faire encore mieux si on lui en donnait les moyens. La tentative est plutôt jolie pourtant : cette fille qui veut partir de chez elle ne cesse d'être confrontée aux problèmes que sa mère alcoolique lui laisse régler, et qui se matérialisent par une dette dans un drugstore, une barrière arrachée, un trou dans un jardin.



 

 

Le troisième est vraiment plus exaltant. Il commence mal, par un panorama vu et revu sur une petite ville russe enneigée où les barres d'immeubles font bloc, puis déraille : à la fin du panorama, une voix surgit, criant "allez tous vous faire foutre" dans la nuit.
C'est une histoire d'amour. Une femme s'éprend de son collègue dans le magasin d'objets idiots où ils travaillent (et les objets donnent lieu à des petites scènes porno-burlesques assez délirantes). Et malgré tous les trésors de séduction qu'elle déploie, le garçon reste insensible. Ce qui lui plaît, à lui, c'est de s'habiller chic et de sortir dans la nuit pour hurler des insanités face aux barres d'immeubles. Le comédien est excellent, il semble inventer les insultes au fur et à mesure qu'il les profère, et partage son jeu entre la crainte et la joie que cela lui inspire. Il finit par entraîner la fille dans son délire. Ensemble, ils inventent une manière de hurler dans la nuit.
Le film est vraiment bien construit, à la fois très narratif et très attentif à ce qui se passe : les scènes sont longues, dévient, comme dans les meilleures comédies produites par Apatow.

lundi 18 juin 2012

Je suis une ville endormie - Sébastien Betbeder

C'est à La femme de l'aviateur de Rohmer qu'on pense immédiatement en voyant Je suis une ville endormie, qui s'ouvre sur une tentative documentaire à laquelle se lie une romance. Les temps fluctuent : dans le récit linéaire de l'histoire d'amour surgissent des archives, très belles, d'après-midis ensoleillées sur les Buttes Chaumont et des exploits idiots qui y ont été recensés. C'est que l'amour appelle la mémoire enfouie d'une civilisation, d'un lieu, d'un secret. Et le lieu lui-même façonne l'histoire des amants.
 
Le film pose la question de l'attraction en termes magnétiques, ésotériques. Théo s'éprend d'Anna en même temps qu'il se lie, irrémé-diablement au Parc et aux nuits qu'il y passe, vitales. Si je regrette que la romance soit parfois un peu schématique, ne parvenant pas toujours à s'affranchir des scènes obligatoires, il y a une tentative qui me plaît : celle de réinvestir la ville, Paris, comme un lieu dont la conscience est ensevelie sous les préjugés, les images et les déterminations d'une époque - de redonner un souffle et une mythologie au trop-plein vicié, étouffant de Paris. Finalement, le désir de Betbeder est proche de celui de Carax quand il a tourné Les amants du Pont-Neuf. Si le lieu est magnifiquement décrit, je regrette que les personnages soient si 'normaux', ou du moins que cette 'normalité' soit si peu tragique.

dimanche 17 juin 2012

Alexandra - Alexandre Sokourov (2007)

 

  Une vieille femme descend d'un train. Il n'y a que des hommes jeunes autour d'elle. Elle entre en territoire militaire. On ne sait pas ce qu'elle vient faire et c'est son incongruité dans le paysage qui d'abord intrigue. La vieille peine à se déplacer; monter et descendre sont des actions qui lui coûtent; sa lenteur est le prisme à travers lequel le spectateur est amené à regarder la guerre, la force, la virilité, la jeunesse qui l'entourent.

De grands mouvements symphoniques accompagnent ses tout petits mouvements de vieille dame. Elle est la Russie ancestrale, éternelle peut-être, qui vient voir ce que fait la Russie d'aujourd'hui. Sa présence dans les plans donne au film un ton élégiaque : elle parle peu, mais son corps à lui seul fait office de commentaire. A chaque fois qu'elle s'assoupit son sommeil laisse revenir une vision du jour passé : des visages, très beaux, d'hommes jeunes en train de marcher. Tous les visages que son corps contient, toute la mémoire, toutes les rencontres, c'est la symphonie qui les induit.

Un matin sous la tente, dans la lumière écrasante du jour qui vient, il y a, comme un enfant, endormi dans le lit près du sien, son petit-fils de vingt-sept ans qui dort. Il se réveille, et toute l'enfance lui échappe : il retrouve son corps d'adulte, sa force. Le sommeil est ce qui le rend éternel dans la mémoire de la vieille dame. Et c'est toujours ainsi qu'elle le verra, comme le petit garçon qu'il était, bien qu'il fasse la guerre aujourd'hui, bien qu'il tue. Peut-être tue-t-il parce qu'il n'est qu'un enfant. Peut-être la jeune Russie est-elle précisément trop jeune pour être consciente de ce qu'elle fait. Il n'y a que les grands-mères, les babouchkas, qui savent et qui vont par-delà la guerre, par-delà l'inimitié des peuples. L'image est couleur sable : le temps passe et ce qu'on voit semble friable, déjà un souvenir. La grand-mère sait que tout se change en souvenir.

Alexandre Sokurov réalise un western fordien. Les soldats ont des coeurs d'enfant. L'héroïsme est partout, jamais dénié. On verrait bien John Wayne accueillir sa grand-mère à Fort Alamo, et la grand-mère sympathiser avec des grands-mères mexicaines. C'est ce qui se passe dans Alexandra. La vieille dame part chercher des cigarettes pour les soldats du camp. Elle est en Tchétchénie. Un jeune homme refuse de lui vendre quoi que ce soit, et même de lui adresser la parole. Elle perd patience, elle est épuisée, elle s'assoit près d'une autre vieille. Les deux babouchkas se lient. La guerre semble finie. Pourtant, quand la Tchétchène invite la vieille Russe à venir se reposer chez elle, la caméra s'élève, et l'on voit les immeubles détruits. La guerre semble finie mais elle est partout. La guerre est une atrocité sans nom. Voilà ce que dit Alexandra, seulement par sa présence, sans élever la voix, sans opposer les hommes entre eux, en circulant, lentement, du campement au village, en parlant à chacun, en se laissant conduire par un garçon tchétchène, en distribuant les cigarettes aux soldats.

samedi 16 juin 2012

The day he arrives - Hong Sang Soo - Matins calmes à Séoul

Ce sont quelques jours à Séoul dans la vie d'un ancien cinéaste devenu professeur en province. Il y a une femme abandonnée, un ami, l'amie de cet ami, et la patronne d'un bar nommé Roman qui arrive toujours en retard.
Les journées ressemblent plus aux rêves que les personnages en font qu'à des journées réelles. On ne sait pas comment le temps s'additionne chez Hong Sang Soo. Il n'est pas vécu comme une ligne droite mais plutôt comme un tout. C'est le temps du film qui compte, pas celui des vies humaines.
Et même si les journées semblent rêvées, il n'y a pas d'imagerie onirique. Tout est prosaïque et précis. Le rêve naît de la structure, à la fois répétitive et sans schématisme : certaines séquences se répètent à l'identique, d'autres varient, d'autres encore dévient complètement. C'est à la fois très complexe et limpide. Hong Sang Soo entend bien restituer la complexité de l'existence, mais simplement.
Son film s'ouvre à un sentimentalisme à la fois poignant et burlesque. Les personnages ne sont ni tout à fait ridicules ni tout à fait grandioses. Ils ont un scintillement qui leur est propre dans une mécanique plus grande qu'eux et dont les rouages sont si divers qu'on s'y perd. Le cinéaste pose sur eux un regard fait d'empathie et d'observation. Ils sont pris dans quelque chose d'immense dont le cinéaste non plus n'a pas la clef. Le cinéaste, à vrai dire, lutte avec eux, et, comme eux, essaie de s'affranchir de l'informe vers quoi tendent les trajectoires des personnages et le film lui-même. Il ne tombe jamais dans le piège de l'explication par la coïncidence. Les séquences s'emboîtent mais mal, toujours en grinçant. Tout le monde a de la peine à comprendre ce qui arrive, à savoir qu'en faire, à agir.
Et c'est ça qui est vraiment troublant chez Hong Sang Soo, cette façon qu'ont les personnages de toujours échapper à ce qu'ils sont, d'être le jouet d'un destin et de s'en défaire sans cesse, parfois par idiotie, parfois aussi parce que leur liberté est immense et transperce tout ce qui était étanche.
En fait, tout se passe comme si le film qui nous est donné à voir n'était pas tout à fait celui qu'on croit voir. Il y a une distance qui se fait, un décollement, entre la réalité de l'image et la perception qu'on en a. Cela se joue à cette capacité qu'on a de nous souvenir de choses dont les personnages ne se souviennent pas. Les journées semblent imperméables les unes aux autres pour les personnages, seul le spectateur les traverse, tandis qu'ils répètent, refont les mêmes essais, les mêmes erreurs.
Cela pose une question : pourquoi oublient-ils ? Pourquoi se souvient-on ? Qu'est-ce qu'on ignore de nos vies que les autres perçoivent ? N'y aurait-il pas un regard qui contiendrait tous les regards et ferait la somme de (le lien entre) tous les maillons, tous les segments qui composent nos existences ? Ce regard, c'est sans doute celui du cinéaste. Mais le personnage principal a arrêté de réaliser des films. Le film qu'on voit est donc fait malgré lui. A un moment, le réalisateur passe hors-champ pour jouer du piano. Trois personnages le regardent. Ils regardent le cinéma et ils le sont tout à la fois, composant le film comme les pièces innocentes d'un puzzle qui s'ignore. C'est ce qui donne à The day he arrives cette qualité discrète, grâcieuse, presque sournoise ou fantômatique : il n'y a plus film, et en même temps il y en a un. On a tout arrêté mais ça continue.

lundi 4 juin 2012

Les amants du Pont-Neuf - Leos Carax, 1991





incandescence des corps amoureux

brûlure du visible





trouver refuge dans la nuit et l’ombre





menace de l’aveuglement