vendredi 20 avril 2012

Film, de Samuel Beckett et Alan Schneider, 1965

Ca commence par un oeil, aucune lame de rasoir ne le tranche, seule une paupière finit par l'occulter. 
On se met à suivre un homme de dos – l’œil qu’on voyait est-il le sien ? Il court le long d'un mur et il bouscule un couple. Le couple est mécontent, regarde la caméra, et se met à hurler comme dans un film de vampires muet, d'effroi. 
L'homme de dos entre dans un bâtiment. Une vieille dame, avec des fleurs partout, dans son panier comme sur son chapeau, descend l'escalier, aperçoit l'homme qui court, et, à l’instar du couple bousculé, regarde la caméra, et crie. Elle s’effondre dans l’escalier et disparaît du champ. 
Qu’est-ce qui caractérise un personnage de cinéma ? Le corps avant tout, dit Beckett dans son film nommé Film. Des fleurs pour l’une, et le fait d’avancer toujours de dos pour l’autre – soit la posture et l’apparat. On reste loin de l’être, on doit se contenter de la façon qu’ont les personnages d’apparaître – la seule façon qu’ils ont de s’inscrire à l’écran, d’être reconnaissables, de faire image, car nulle histoire ne viendra justifier leur présence. L'homme se prend le pouls : c'est ainsi qu'il sait qu'il vit, c'est la seule façon pour Beckett de la représenter. L'existence tient à ça - et surtout la sensation qu'on en a.

Beckett a une star, Buster Keaton, mais il ne s’en contente pas : il lui écrit un rôle, un vrai personnage de cinéma. 

Ce à quoi le film ne répond pas, c’est à ce que voient les personnages qui regardent la caméra. La convention voudrait que le film propose un contrechamp, il n’y est pas. C’est une façon d’instaurer un mystère, et, donc, une continuité entre les images. Ainsi le film va pouvoir proposer des scènes plus longues et plus élaborées, puisqu’une question les tient. 
L'homme entre dans une pièce. C'est vide et nu. Ca ne raconte presque rien de ce à quoi ressemble le quotidien de l’homme. D’ailleurs rien ne dit que c’est chez lui. C’est un lieu clos, c’est un espace délimité qui ralentit sa course, même si à l'intérieur il ne se déplace encore qu'en rasant les murs. Ce n’est qu’un tout petit surcroît de sécurité. La fuite persiste même lorsqu’elle quitte les espaces publics, même lorsqu’elle trouve un refuge. 
L’homme, le long des quatre murs, croise un miroir qu’il s’empresse de voiler. Il semble alors que ce qu’il fuit ne soit autre que son visage – que la visibilité de son visage. Etre invisible, au cinéma, c’est être sans visage. Franju propose le masque neutre, Beckett le dos. La réponse du premier est théâtrale, celle du second est burlesque. 
On aperçoit un chien et un chat installés dans un tiroir. La scène se met alors à fonctionner sur un mode burlesque assumé auquel le rythme physique de Buster Keaton participe activement : il chasse le chien, puis il chasse le chat mais le chien rentre, alors il chasse le chien mais le chat rentre, donc il chasse le chat mais le chien rentre, etc... On oublie un temps l’inquiétude à l’œuvre ; elle s’est changée en gag qui se répète, jusqu’à ce que, soudain, le film propose un gros plan sur la tête du chat. C'est son regard qu'on voit plus que son visage. Sa présence se caractérise par le fait qu’il regarde. Sa tête n’exprime rien d’autre. L’action s’interrompt. L’homme finit par le chasser ; ce faisant il ne chasse pas l’animalité (la présence du chat n’est pas métaphorique), il chasse le regard. Il en va de même pour la perruche, puis pour le poisson rouge. Tous ces yeux. Tout ce qui cerne. L'homme s’en affranchit peu à peu. 

Enfin seul, il s'assoit sur une chaise posée au centre de la pièce, face à une affiche représentant un masque. Il se lève et déchire l'affiche, puis se rassoit. 
Ce que le spectateur voit, et que l'homme ne voit pas encore, c'est que le dossier de la chaise ressemble à un visage. L'homme a un visage dans le dos et il ne le sait pas. 
Assis, se balançant sur cette chaise qui s’avère être un rocking-chair, il sort des photographies d'une enveloppe boutonnée (deux boutons comme deux yeux), et les regarde l'une après l'autre : mariage, naissance, diplôme... une vie en images arrêtées, tandis que le corps de celui qui regarde se balance. Vient alors le portrait d'un homme borgne. Après les avoir regardées (et montrées, puisque la caméra est là, par-dessus l’épaule), il les détruit. 
Il prend son pouls puis il s'endort - à moins qu'il ne meure : ici, rien ne distingue le sommeil de la mort, rien d’autre ne caractérise la vie que le mouvement. Quelque chose de la présence de l’homme, maintenant, par l’immobilité s'éteint. Mais il y a toujours ce visage sur le dossier de la chaise. Et toujours cette caméra qui l’ausculte – qui appuie sur sa présence comme sur un bouton indésirable, un pur symptome – le symptome d’un problème bien plus grand. 

Dès lors la caméra se fait sorcière vaudou, effectuant un tour, comme pour un rituel de magie noire, dans la pièce en rasant les murs. Ainsi elle reproduit le mouvement de l’homme, et donne au spectateur la sensation qu’elle devient l’homme. Ce à quoi tient l’être est infime : une façon de se déplacer tout au plus. Elle se place face à lui. Lui, le borgne de la photographie, relève son visage de sorte qu’on le voie, et pour la première fois du film regarde la caméra. Comme tous ceux qui l’ont précédé, il crie. Le contrechamp survient : c'est lui encore. C'est lui qui se regarde, lui qui crie quand il se voit. Et le film, alors, c'était lui. Sa conscience. Son monologue intérieur. La façon qu'il avait de se voir, de dos, toujours de dos, peureux, en fuite, rasant les murs, effrayant chaque personne qu'il croisait – c'est toute la puissance du roman beckettien qui est ici mise en oeuvre avec les moyens du cinéma : il y a un homme qui agit, et qui voit ce qu'il fait en même temps qu’il le fait, comme à travers un microscope légèrement éloigné, comme s’il était toujours radicalement étranger à lui-même. 
Ainsi, tous ceux qui regardaient la caméra, en vérité le regardaient. Et ils criaient sans doute parce qu'il est borgne. Un seul oeil mais une multitude de consciences de soi. L’être est démultiplié. Le cinéma pense la conscience en termes d’espace et de circulation. 
A nouveau l'oeil en gros plan apparaît, comme au début du film. Il s'ouvre, puis se referme. De regard il devient surface, surface ridée de la paupière, paysage de peau fait de plis et de veines. Le regard et le monde, tout ça sur un seul oeil.

Et on trouve ça sur Ubuweb.

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