dimanche 1 avril 2012

Cinéma du réel #8 : Palmarès & Arrested Cinema, Syrie

Chère anonyme,

hier je me disais que le cinéma était comme un tunnel qui traverse la terre et atterrit chez quelqu'un. On regarde à travers, et on voit une vie dans un monde. C'est cette intimité - non familière - que je cherche quand je vais au cinéma. Et puis par le tunnel passent toutes sortes de choses qu'on introduit chez soi : des idées, un rapport au monde, un mot, une expression sur un visage. Ce qui a lieu en Palestine, au Surinam, au Guatemala ou en Chine, a lieu aussi ici - lieu d'être par le cinéma, cette Internationale du visible.
Et il en va ainsi de nous qui sommes loin l'un de l'autre. En t'écrivant, j'essaie de creuser un trou par lequel tu voies comme je vis. Les chats cherchent toujours à entrer dans les sacs ou les placards. Ce n'est pas pour se cacher : c'est pour voir.

Aujourd'hui je suis arrivé trop tard. Le réel était partout complet. Je me suis aperçu qu'on était samedi. Alors je me suis demandé ce qu'est le réel. A la terrasse de ce café, j'aurais dit que le réel est une présence. Une faculté à recouvrir - par la présence - à la fois le lieu où l'on vit, et le lieu que l'on voit. Habiter large, et même l'ailleurs. Je rentre chez moi avec un morceau de Palestine ou de Syrie, et puis, peut-être, la Palestine et la Syrie repartent avec un morceau d'ici. Ce n'est pas comme arracher un bras ou confisquer une terre. Personne n'est privé de quoi que ce soit. Ce sont des liens qui se font entre des zones où la pensée circule librement, où les images se fabriquent, et où on les regarde. Le flux s'intensifie.
Au fond, on ne cherche que ça : habiter. Habiter le temps, loger les pensées, lester les images, planter les phrases, et trouver un endroit depuis lequel être et persister. C'est cette persistance d'un être que j'ai vue hier dans Five Broken Cameras, quelqu'un qui ne cesse d'habiter, en filmant, un lieu duquel on voudrait le chasser. Habiter en filmant, habiter en écrivant. Faire au plus simple en tout cas. Et ne pas attendre les permissions éventuelles ou les encouragements. Car le mot d'ordre du monde est plutôt le suivant : déguerpir.

Parfois, j'ai l'impression d'aller au cinéma pour écrire. J'écris aussi quand je ne fais rien d'autre qu'écrire, mais souvent moins. Les idées se dispersent un peu, les événements du quotidien s'interposent sans rapport ni plaisir. Les films, eux, n'interrompent rien. Ils ont ce pouvoir au contraire de prolonger la pensée. Je ne connais rien de plus proche de la pensée que le cinéma. Ca se confondrait presque. Tout ce qui traverse l'écran traverse la tête, et vice-versa. Les mots jaillissent des images, les images des mots. Quand les uns commencent à s'éteindre, les autres les raniment. Ce sont deux temps, deux façons de vivre le temps, qui se conjuguent. L'une en flux, l'autre en pointe.
C'est toi, aussi, qui m'apporte cela. Ce devoir que je me suis fait de t'écrire chaque soir. Et cette écriture à laquelle je me tiens comme le gage d'un lien chaque jour réactivé, comme le gage de jours chaque fois liés aux tiens.

Je ne pouvais plus rester à la terrasse du café. Le froid était revenu sur la ville. J'ai traîné dans le sous-sol de Beaubourg en me demandant ce que j'allais faire. Pour commencer j'ai longuement observé les toilettes. J'ai vu des dos devant des pissotières, des dos devant des lavabos, et des dos devant des sèche-mains nommés Tornade - soudain, une porte s'ouvre et quelqu'un en sort comme s'il n'avait rien fait, comme s'il s'était trompé, comme s'il venait d'avoir une idée meilleure le conduisant ailleurs. Personne ne parlait. Ceux qui entraient en groupe, aussitôt la porte franchie, se taisaient. Sur le mur d'une des cabines, il y avait marqué : "Sarko va se suicider". Je n'ai pas su si on m'invitait à le craindre ou à m'en réjouir.
Ensuite, je suis allé voir la cérémonie du palmarès. Les cinéastes qui obtenaient des prix montaient sur scène et, de dos, serraient une à une les mains des membres du jury. Il y avait des gens dans le public qui étaient contents, et d'autres moins. Je ne sais pas si ça t'intéresse, mais East Punk Memories a eu le Prix des Jeunes alors que c'est un film de vieux, Five Broken Cameras le Prix Louis-Marcorelles, Dusty night une mention spéciale de ce prix ainsi que le Prix du court-métrage, The vanishing spring light le Prix Joris Ivens, A nossa forma de vida une mention spéciale de ce prix, Autrement la Molussie le Grand Prix du Cinéma du Réel, Earth le Prix international de la Scam, Habiter/Construire le Prix du Patrimoine de l'Immatériel et une mention spéciale du Prix des Bibliothèques, River rites une mention spéciale de ce prix, et La cause et l'usage le Prix des Bibliothèques ainsi qu'une mention spéciale du Jury des Jeunes. Ca te fait une belle jambe ? Moi aussi. Je ne sais pas pourquoi je suis allé voir ça. J'attendais la Syrie.

C'était une soirée spéciale en hommage aux cinéastes arrêtés. Il y avait trois films syriens. Les deux premiers étaient comme toi, anonymes. J'ai entendu cette phrase dans le premier : "ils ont pris des bijoux, ils ont rendu des morts". Le paysage syrien m'a paru confisqué. On le filmait toujours un peu voilé, à travers un rideau, à travers les pales de bois d'un moulin à eau, ou bien cadré au plus près sur un mur, sans qu'on devine rien autour. Une fleur, par moments, transperçait. Les hommes étaient des ombres. J'ai vu un oeil en très gros plan avec un diamant de lumière au-dedans.
Le troisième film de la soirée était réalisé par Nidal Hassan et s'intitulait Vraies histoires d'amour, de vies, de morts, et parfois de révolution. Le tournage de ce film, qui devait raconter comment une femme s'est jetée d'une falaise avec ses enfants, a débuté en même temps que la révolution. Tout a été revu et corrigé. La fiction ne tenait plus. Il fallait interroger. Et filmer le retour de ceux qui rentraient de prison. Le cinéaste lui-même a été arrêté, quelques jours avant de pouvoir présenter son film au Danemark. Ca commence par l'aile rouge d'un avion planant au-dessus d'un paysage maritime. Ensuite il y a une fille rousse qui revient de prison et demande à son petit ami comment il va. Enfin il y a une chanson. Je n'avais jamais vu la Syrie comme ça.

Demain, je t'enverrai ma dernière lettre, et puis je te retrouverai enfin. J'ai hâte. Je pense à toi,
a.


(A suivre aussi chez les amis de Pocketwelt.)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'ai hâte de lire la lettre d'amour de demain!
c.
-une amante