samedi 31 mars 2012

Cinéma du réel #7 : Five Broken Cameras, de Emad Burnat et Guy Davidi ; & Bachelor mountain, de Yu Guangyi

Chère anonyme,

j'avais tout faux. Je pensais que l'image devait être belle. Je te le disais l'autre jour. Or ce n'est pas le manque de beauté qui est le plus déprimant, mais le contentement vis-à-vis de la laideur. Cet après-midi j'ai vu un film laid en révolte contre sa propre laideur, et cette révolte était d'une beauté stupéfiante. Ca s'appelait Five Broken Cameras, c'était réalisé par Emad Burnat et Guy Davidi. Après l'avoir vu, j'ai dû rejoindre une amie qui m'attendait au café du Grand Bleu, cette terrasse ombragée sur le port de la Bastille. J'ai pris un vélo, j'allais à toute allure et je pleurais. Chacun, je crois, sortant de cette salle où on diffusait Five Broken Cameras, a vécu un moment semblable, d'intense émotion qui jusque dans la rue se diffusait. C'était dans les yeux de chacun. Ce n'était pas quelque chose d'écrasant, bien au contraire. C'était terrible pourtant. Quelque chose du monde venait de se déchirer, et ça avait fait un bruit terrifiant. On venait d'entrevoir le pire en même temps que le très grand.
L'histoire était celle d'un village de Cisjordanie et de cinq caméras. Il y a des cinéastes qui ont inventé la caméra-stylo, d'autres ont pris la caméra pour une arme, Emad Burnat s'en est servie comme bouclier. Ses caméras lui ont sauvé la vie, quelques balles de tireurs israéliens venant s'y loger au lieu de lui trouer le crâne. Il aurait fallu au cinéaste des caméras plus solides peut-être. En cinq ans cinq se sont cassées. Mais le coeur tient, lui. La tête est assez dure pour se souvenir. Et le corps encore assez épais pour continuer de sortir et de filmer.
L'image est laide, alors, c'est vrai, oui, mais elle veut changer le monde. Elle est d'une laideur qui est à la hauteur de ce qui se passe à Bi'lin, village muré par les colons, où les habitants sont privés de leurs champs d'oliviers, de l'autre côté du mur. Le cinéaste a un enfant, Gibreel. Il le filme en train de grandir. D'apprendre à ne pas avoir peur. D'apprendre à lutter puisque c'est bien la lutte la seule beauté qui reste. Il est fragile, lui. Il naît ainsi. Il apprend la mort un peu tôt. Il apprend le danger. Il a la peau qui marque quand il se lave. Il a son sourire d'enfant qui se perd un peu vite. Il voit des gens disparaître. Il a les yeux noirs. C'est avec lui qu'on regarde le film, à ses côtés, entre autres. Car le film est très peuplé.
Emad Burnat filme aussi les amis. Il y a celui qui tente de raisonner un bataillon de soldats israéliens, et qui met du gel dans ses cheveux avant d'aller manifester. Il y a celui qu'on emprisonne. Il y a le père qui s'accroche à une voiture voulant emmener son fils. Il y a tous ces gens qui disparaissent, les uns après les autres, qu'on entraîne loin des leurs par décret. Le cinéaste filme la ville, la vie, ce qui se passe, des poules dans un arbre, des gens qui dansent, sa femme qui ne veut pas qu'il retourne filmer, des militaires qui entrent chez lui, et les manifestations surtout, qui rythment la vie. Cette maison qu'on construit à toute allure, de l'autre côté du mur. Tous ces passages, toutes ces attentes surveillées, pour aller voir les oliviers. Avec, au loin, sur la colline, les tours très blanches des colons.
C'est très simple, ce film. C'est un témoignage. Il n'y a rien de particulièrement intime pourtant, pas de grand secret révélé. Il n'y a rien de plus qu'un homme qui se dit que filmer est ce qu'il a de mieux à faire, depuis qu'on lui a confisqué ses oliviers. Filmer, peut-être, pour que la violence ne déferle pas, pour que les soldats se retiennent un peu, intimidés par cette mémoire en marche, tenue à bout de bras. La mémoire d'une machine, puisque celle des hommes est niée. Ca ne suffit pas, on le voit bien, d'ailleurs. La violence vient quand même. Mais la caméra avait sa place. Le cinéaste l'a trouvée.

Après cela, Bachelor Mountain de Yu Guangyi m'a paru bien pauvre. Mais pauvre par principe, lui. Pauvre pour plaire aux riches. De cette pauvreté qui fait office de rigueur, de sérieux. Five Broken Cameras est un film très pauvre peut-être, mais au moins il y a de la musique. C'est idiot, mais la musique, dans les documentaires, ce n'est pas très orthodoxe. On en entend peu. Five Broken Cameras nous en offre. Bachelor Mountain, lui, nous fait subir toutes sortes de bruits idiots et de chansons niaises, de karaokés typiquement chinois, de dialogues ineptes. Personne n'a travaillé le son de ce film. Le spectateur le subit. C'est le gage d'une certaine réalité : ne rien toucher, faire comme s'il n'y avait personne derrière la caméra, ne pas intervenir, jamais.
C'est l'histoire d'un bûcheron divorcé vivant dans un village où il n'y a qu'une femme célibataire. Il est amoureux d'elle depuis dix ans. Elle, elle n'aime que l'argent. Ce qu'on voit est indescriptible tant le regard d'un cinéaste manque. J'ai repensé à cette émission de télé-réalité, L'amour est dans le pré, où on lâchait dans des fermes isolées tenues par des hommes seuls des jeunes femmes prêtes à tenter l'aventure. C'était de ce niveau-là, en moins divertissant, plus radical, plus chic. Par exemple il y a un moment où le cinéaste demande au bûcheron la différence d'âge qu'il y a entre elle et lui. Il répond : "elle est plus jeune que moi de quinze ans", et le cinéaste ne pose aucune autre question. Il considère peut-être que cette information suffit, qu'il a fait son travail de documentariste, qu'il a révélé la grande information. Il est content. L'image est moche, les gens sont moches, les sentiments sont bas, il est content, il tient un film qui ravira tout le monde. C'est radical parce qu'il n'y a pas de musique venant accentuer le regard profondément dégradant à l'oeuvre ici. C'est techniquement sobre.
Je me suis endormi sans trop de regrets pendant la projection. Quand j'ai rouvert les yeux, le cinéaste montrait son héros, bourré, rentrer chez lui après une fête ignoble où la fille l'avait ignoré, et se déshabiller. On voyait bien son cul, sa raie. Je me suis dit : "alors le cinéma documentaire c'est ça, obtenir des personnes qu'on filme, même si ce ne sont pas des acteurs, qu'elles montrent leur cul et leur raie ?"
Ca, je crois, c'est la laideur la plus terrible. Le pire, c'est qu'on reste devant, stupéfait. On se demande jusqu'où ça va aller. Il y a tant de films qui fonctionnent sur ce principe. Jusqu'où ? Loin, loin, faisons-leur confiance, et quittons les salles de cinéma avant qu'elles ne se transforment en télé.

Quand je vois comme ça, dans une même journée, un film que je trouve minable et un autre sublime, je me demande ce que ça me ferait de ne voir que des films sublimes. Est-ce que je ne pourrais pas éviter le minable ? Est-ce que le minable est la condition, le révélateur du sublime ? Est-ce que l'abjection est ce à partir de quoi se définit la grandeur ?
Si je vais autant au cinéma, c'est aussi pour que se créent des liens insoupçonnés, des rapports étranges, qui ne fonctionnent pas sur le principe de la comparaison mais sur celui d'un déroulement. Commencer une journée par un film aussi fort, cela donne de la force pour regarder, avec des yeux vaillants, des yeux noirs d'enfant, la vulgarité du film avec lequel la journée finira.
C'est important aussi de voir de mauvais films. Quelque chose de soi vient s'y définir. S'y empoisonner et s'y définir. Mais il ne faut jamais perdre le goût du sublime. Sinon, c'est foutu, on est déjà rongé. Quelque chose du cynisme des images, qu'on a trop vues et pas assez combattues, a fait son chemin en nous et s'y est installé. Quelque chose de l'image a gagné. Voir est une lutte désarmée. C'est la beauté de certaines visions qui nous laissent entrevoir - c'est-à-dire voir entre deux aveuglements - la façon dont le monde pourrait changer. Faire du cinéma pour changer le monde, c'est le minimum, non ? Ca part d'un tout petit village opprimé, presque déjà rasé ou déserté, quelque part en Cisjordanie, et puis ça circule sur un vélo jusqu'à la Bastille. J'ai hâte de pouvoir te le montrer. Qu'on soit plusieurs à porter ça, le souvenir de ça.

Je t'embrasse fort, tu manques,
a.

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vendredi 30 mars 2012

Cinéma du réel #6 : The vanishing spring light, de Xun Yu "Fish" ; & East Punk memories, de Lucile Chaufour

Chère anonyme,

aujourd'hui j'ai vu peu de films, parce que je me suis levé tard. Je suis aussi allé chercher chez le photographe trois pellicules, que j'ai récemment retrouvées dans une boîte et que je n'avais pas fait développer. Il y avait des prises qui étaient restées invisibles, recelant des instants et des lieux : Paris, Lisbonne, Bussang, Saorge. Je ne m'en souvenais plus. C'est revenu.
J'aimais ce temps argentique entre la prise et la vue. Photographe amateur, j'aimais oublier ce que je venais de saisir. J'aimais que l'image ait cette liberté, en suspens sur la bande, de ne pas apparaître immédiatement. Et de se transformer peut-être. De se détériorer, de se perdre, de ne pas tout de suite se transmettre. Aujourd'hui est venu le culte de la prise jamais relâchée. La photographie numérique induit ce rapport-là, de prédation et de dévoration. Combien d'artistes parmi les hyènes ? La photographie argentique était plutôt une affaire d'araignées : on enroulait la mouche dans des fil(m)s, et puis on attendait.
Je me demande parfois, à cause de tous ces films que je vois, ce qu'on fait de l'image maintenant. J'ai l'impression que souvent on fait au plus vite, que les questions esthétiques ne se posent qu'après, et qu'on y répond seulement en fonction du budget, ou du temps qu'on a pour travailler avec des spécialistes. On a mis la beauté hors de portée, hors de propos. Et même l'argent n'y change rien ; chaque image semble dire : "je suis ce que je suis". Je me souviens de films où les images essayaient d'être autres qu'elles-mêmes, d'être un peu plus en tout cas.
Je me demande qui est le plus réactionnaire des deux : moi, ou bien ces films sans grâce, sans couleur, sans le moindre voeu de beauté, qui se font sans doute contre toutes les grandes fictions bien léchées, mais qui ne font rien de mieux. Le problème n'est pas qu'elles sont léchées, le problème est dans la façon dont on les lèche, trop orthodoxe, trop conforme. Au lieu de comprendre ça et de lécher d'une autre manière, les cinéastes se sont mis à faire des films secs, non humectés. Ils disent souvent qu'ils n'ont pas pu faire autrement. Mais je n'en vois pas beaucoup qui pourraient expliquer cet "autrement" dont ils rêvaient. Dans Le dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrit : "Illusions : affecter d'en avoir eu beaucoup ; se plaindre de ce qu'on les a perdues."

Et quand tout le temps passé à déplorer le cinéma d'avant - qui n'était pas si bon, pourtant - s'est estompé, j'ai fini par aller voir un film. Ca s'appelait East Punk Memories, mémoires de punks hongrois, et c'était réalisé par Lucile Chaufour. Je me suis aperçu qu'en Hongrie comme ailleurs, c'est assis sur des canapés, avec derrière soi des posters d'une jeunesse glorieuse mais perdue, qu'on critique le communisme. Et c'est avec l'arsenal théorique et sentimental des illusions perdues qu'on fait les films d'après la chute du mur. Comme si toute pensée était tombée en même temps que le mur.
Je me suis demandé, aussi, si j'allais au cinéma pour voir des gens assis. Est-ce que c'est beau, quelqu'un qui parle, assis sur un canapé Ikéa, avec autour de lui des étagères pleines de disques ? Est-ce que le sujet est bon s'il est assis ? Car le film n'était composé que de plans comme ça, de gens assis, donnant leur avis sur ce qu'ils ont vécu et qu'on voyait parfois. Il y avait les images d'avant, de punks sauvages et brûlants, et il y avait les images d'aujourd'hui, de chefs de famille assis et ruminants. Est-ce eux qu'il faut montrer ? Pourquoi eux ? Qu'est-ce qu'on cherche en nous les présentant ? La nostalgie ? Elle est partout, la nostalgie. Il n'y a qu'à appuyer sur le bouton d'une télécommande, et elle sort par tous les pixels de l'écran. Est-ce que personne ne réfléchit à ce qu'il montre ?
J'étais très en colère. Même si ce moment où cet homme, regardant une photographie de lui prise vingt ans plus tôt, se prend pour quelqu'un d'autre, m'a un peu réveillé. Mais le plan était laid, l'image sans traitement, les couleurs sentaient l'abandon - comme le monde en ce moment, tu ne trouves pas ? Le monde en ce moment sent l'abandon.

Malgré tout, je suis allé voir un autre film, The vanishing spring light, de Xun Yu "Fish". Et j'ai bien fait. En le voyant je me suis dit, un peu emphatiquement : "un cinéaste est né". Il y a une façon de filmer qui n'appartient à personne d'autre que lui. "Fish" est son surnom, et c'est vrai que cet homme filme comme un poisson. C'est une question de fluidité, et de présence encore - mais cette fois : de présence de la caméra dans l'univers filmé.
Ca se passait dans la province du Sichuan, dans une rue dite West Street, où vivait une vieille dame qui est morte. Elle est morte pendant le film. Et la rue avec elle, qui sera reconstruite, tandis que tous les habitants seront délogés. C'est fou comme les gens prennent la forme de la partie du monde qu'ils occupent. Je dis "la forme", je devrais dire "l'esprit", peut-être. On aurait dit que la vieille mourait parce que sa rue disparaissait. Qu'elle était atteinte d'une maladie qui n'était pas propre qu'à elle, mais aussi à la ville, à la Chine, au monde, au temps. Une maladie plus vaste l'emportait. Et en même temps qu'elle mourait, ce morceau du monde s'effritait. Un homme est une mémoire ; ce film le rappelait. "Hier soir il y avait des rats partout", dit la fille le matin où sa mère est morte. Cet ultime salut des rats est la preuve de ce lien inouï qu'il y a entre l'homme et le lieu où il vit.
Quand elle est morte, ce qu'il s'est passé m'a bouleversé. La voisine était contente : elle est morte le jour de son déménagement, elle n'aura rien raté. Et lors de la veillée funèbre, on a fait la cuisine dans la rue étroite, et des poêles montaient une fumée joyeuse et légère. Je suis resté un peu dans la rue, lors de cette nuit de deuil, et j'entendais les voix de ceux qui étaient encore là, la rumeur calme, la légèreté de la mort. Quand on a emporté le corps, les quatre filles de la vieille, après plusieurs journées de flegme, se sont mises à hurler. C'était terrible d'entendre leurs cris. C'était un morceau d'elles qu'on arrachait, un morceau de leur monde. On a mis les fleurs et les orphelines dans une remorque pour suivre la procession funéraire jusqu'au village natal de la vieille. On a fait prendre à tout ce petit monde la route de nuit. Une femme, à l'arrière d'un camion, jetait des papiers sur la route. C'était le dernier plan. On ne retournerait pas dans la rue.
Je me suis souvenu de tout ce que je venais de voir, comme si le film venait d'éclore en son point final. J'ai revu cette vieille dame, qu'on traînait à la clinique à l'arrière d'un scooter, et à qui on lavait la tête entre deux bassines, une pour verser l'eau, une pour la récupérer. Les cheveux s'en allaient avec l'eau. On ferait quand même la lessive dans la bassine pleine de cheveux. Je me suis souvenu aussi de cette présence du cinéaste auprès de la mourante. Il lui faisait fumer une cigarette ; elle ne pouvait plus la tenir car ses bras étaient engourdis à force de rester allongée. Une cendre est tombée dans le lit. La vieille n'a pas bougé, ayant trop mal pour ça peut-être, mais prête, surtout, à ce que tout parte en fumée. Elle parlait sur son lit, et sa parole était trouée de silences, d'oublis peut-être. La main du cinéaste a encore traversé l'écran. C'était pour gratter le bras de la vieille, qui lui démangeait. C'était un geste de cinéma. Alors je me suis dit qu'on pouvait filmer des gens assis, couchés, n'importe, pourvu qu'on les gratte, pourvu que les mains sortent, pourvu que l'image les accompagne et ne les épingle pas comme de beaux spécimens.

Je t'embrasse et penserai à toi, et demain te dirai encore tout ce que j'ai pensé,
a.


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jeudi 29 mars 2012

Cinéma du réel #5: River rites; Two years at sea; Autrement, la Molussie; Henry Hudson and his son; East Hasting Pharmacy; & Lecciones para una guerra



Chère anonyme,

l'oeil commence à s'esquinter, et la tête à s'emplir de visions superflues. C'est trop, il y a comme une ivresse qui prend, ça déborde et ça fuit, les impressions s'échappent, tant pis. Je suis si longtemps chaque jour tenu au fait de voir que cela devient comme une épreuve. Cette énergie que ça demande, de ne pas cesser de voir, est inouïe. A croire que pendant les journées où je ne vais pas au cinéma, à certains moments, par paresse, ou pour me soulager d'un épuisement que je pressens, je m'aveugle. Je suis rarement fatigué de voir ma vie - c'est que je ne la regarde pas assez, sans doute ; c'est que sur elle je ne soutiens pas le regard. C'est comme quand on part dans une ville étrangère, toutes ces photographies qu'on prend, toutes ces choses qu'on remarque. Mais dans sa propre ville, on ne s'arrête jamais autant. Aller au cinéma, alors, serait une façon de renouer avec l'attention que je porte aux choses, à ma vie, et à ceux qui la peuplent. Réaffirmer le regard, comme nos grands-mères attendaient le passage du rémouleur pour faire aiguiser leurs couteaux.

Je suis allé au festival et j'ai vu une rivière au Surinam. Des enfants se baignaient, la lumière était douce, c'était River Rites de Ben Russell. J'ai compris peu à peu que la temporalité venait de s'inverser. Les enfants nageaient à reculons, et sautaient hors de l'eau par la plante des pieds après s'être totalement immergés. Ils avaient l'air de naître de l'imagination de la rivière. Remontant le temps trouverais-je l'origine ? Sans doute, puisque la dernière image que je verrais serait la première, le film organisant cette confusion de l'origine et de la fin. Mais la dernière image d'un film, est-ce celle dont je me souviens ? Est-ce que je me souviens des fins ou de tout autre chose ? La rivière crachait ses enfants dans l'eau qui remontait les pierres, me laissant à mes interrogations, ravalant ses tours en les faisant passer pour des hallucinations.

Puis l'image a changé, c'était un autre film, c'était anglais, Two years at sea, bien qu'on ne voie jamais la mer, de Ben Rivers, bien qu'il n'y ait qu'un lac. L'image est devenue noir et blanc, je suivais un homme qui marchait dans la neige, et la neige faisait une matière sur l'image. C'était un film tourné en pellicule. J'ai eu la nostalgie de ces images du passé, dont le cinéma ne s'empare plus. J'ai été ému de retrouver ces éblouissements sur la bande, comme des éclaboussures de blanc, comme des irradiations chimiques ; retrouver les défauts de l'image aussi, toutes ces imprécisions qui faisaient naître la vision. Les images de cinéma en pellicule vacillent toujours un peu, instables, si bien qu'on dirait un feu.
Et Ben Rivers filmait, avec ces moyens très anciens, presque arriérés, un homme vivant en ermite. Une année a passé en quelques minutes. Le passé apparaissait par des photographies, comme s'il s'était arrêté, comme si seul le présent continuait, comme si le passé était un autre temps, concomitant au présent, sans qu'on puisse faire de liens entre eux, ni de causes ni d'effets. Le passé était là, pris dans le flux lent du présent, sous formes d'images fixes et muettes.
Et dans ce quotidien sans parole d'un homme seul et reclus, j'ai vu une caravane se percher dans un arbre - car les rêves ont une force inouïe dans ce film, et dormir c'est rêver le monde. Dormir, c'est quelque chose qu'on fait au monde, quelque chose qui lie au temps, qui rend plus présent à ce qui entoure : car le lit, ce rectangle, ouvre sur bien plus vaste qu'il n'y paraît. Se faire un lit dans le monde, même éphémère, c'est l'habiter. Et si l'homme s'inscrit dans le paysage, le paysage aussi s'inscrit en l'homme.
Chaque jour de cette année que j'ai passé avec lui, l'homme en noir et blanc renouvelait son rapport au monde. Chaque jour il le réinventait : une balade, une soupe, un songe, un livre, un radeau. Il s'agissait chaque jour de faire quelque chose du jour. Et le radeau a été l'épiphanie de cette année d'ermite : je l'ai vu quitter la rive d'un lac, s'arrêter de ramer, et se laisser, par les courants invisibles du lac, porter. Le monde, sur le radeau, a agi. Et sur l'image aussi. Et sur moi qui la regardais. Un plan pris de dessus a révélé toute la beauté du geste : l'homme, dormant sur le radeau, dormait sur le reflet du ciel. Une vie à la lisière du cosmos et du monde, ni tout à fait plantée, ni tout à fait planante, à chercher une terre et un abri, et à se tenir entre. L'homme sifflait et nos vies m'ont paru semblables à ce sifflement.
Alors j'ai pris le temps de voir un feu s'éteindre sur le visage de l'homme. C'était la fin. La dernière image n'était presque pas une image : un écran noir appelant l'oubli de ce que je venais de voir. J'ai fait ce voeu d'oublier le vu, pour que le vu agisse et rejoigne le monde, et pour qu'il y ait dans le monde des choses que j'ai vues.

Cette question de la fin, Nicolas Rey la posait en projetant une version aléatoire de son film, Autrement, la Molussie, monté en neuf bobines de neuf minutes chacune, changeant d'ordre à chaque projection. La fin ne pouvait pas être prévue. "Comment commencer mon histoire puisque tout se tient ?", disait le narrateur. Tout se tient, c'est vrai. Et le cinéma met en évidence les mains jointes entre les moments, les mondes, et les images projetées.
Il y avait une histoire qui m'a plu, et qui peut-être te plaira. Un marin mourant écrivit suffisamment de cartes postales pour que sa mère le croie vivant pendant encore huit ans. Il chargea son capitaine d'en poster une par mois, et le capitaine, fidèle à la mémoire de son marin, s'exécuta. Mais la mère du marin, elle-même, mourut après cinq ans. Si bien que, pendant trois ans, le capitaine postait le courrier d'un mort à une morte.
Toutes ces histoires que j'entendais n'allaient pas vraiment avec les images. On me parlait d'une dictature, et je voyais des paysages banals. Comme si la bande-son et l'image n'avaient pas lieu en même temps. Comme si le texte était le souvenir d'une catastrophe que le tournage n'a pas saisie à temps. Ce que nous voyons vient trop tard, ce que nous entendons date.

J'étais plus dissipé après cela. Je n'ai pas vraiment suivi le court-métrage Henry Hudson and his son, réalisé par Federico Vladimir Strate Pezdirc. Il y a eu un incident pendant la projection. Le film n'était pas projeté au bon format, et puis l'image s'est mise à clignoter, décadrée, laissant paraître les bandes colorimétriques propres aux appareils numériques. J'avais déjà assisté à des séances de cinéma où la pellicule prenait feu - ça ne prendra plus feu, maintenant. J'ai décidé que la dernière image de ce film serait pour moi celle, déréglée, de cette projection ratée.
Le voyage suivant était circonscrit à une pharmacie canadienne où les clients viennent chaque jour boire leur dose de méthadone face à une pharmacienne rousse. Entre elle et les clients, il y a une vitre avec un hygiaphone et un trou pour passer le gobelet. "No pain is good", entend-on. Ils viennent tous chercher leur dose de "no pain". Certains dansent, d'autres grimacent, d'autres encore pleurent pour faire céder la rousse. On ne cesse de lui parler de l'autre pharmacienne, d'une gentillesse légendaire - et elle, très ferme, ne cède jamais, ou presque. Son visage est traversé des reflets de la rue sur la vitre. C'est toute la rue qui passe sur son visage, mais ne s'y imprime pas. Ca s'appelle East Hastings Pharmacy et c'est réalisé par Antoine Bourges.

Enfin, j'ai vu les montagnes guatémaltèques, dans Lecciones para una guerra, de Juan Manuel Sepulveda. J'avais vu, de lui, un court-métrage l'année dernière, où une femme racontant sa vie en bêchant son jardin faisait sortir de terre des serpents. Ici, c'est des morts qu'on veut exhumer. On retourne la montagne pour retrouver les siens. J'ai vu des hommes, il y avait la pluie d'un côté et la terre de l'autre, et certains étaient sous la terre mais on ne les trouvait pas, et le ciel était blanc. J'ai vu l'orage dans la montagne, et les éclairs ranimaient l'écran noir de la nuit, se dessinant lentement, passant parfois sous les nuages et les gonflant d'une lumière blanche intense. Dans toutes les nuits du film il y avait de l'orage. Et le jour la montagne semblait si verte.
Ces hommes se préparent à une guerre qu'on ne voit pas. Ils se préparent à l'invisible. Et pour ce faire, ils vivent. Ils sont dans la montagne, entourés de nuages, organisés en collectivités, et guettant la vallée pour avertir en cas de retour de l'armée. J'ai vu dans cette résistance organisée, qui ressemble à la vie, où on se baigne et où on joue de la musique, mais où on n'oublie jamais que la guerre est possible, une déclaration d'amour, la plus belle qui soit, d'un homme allongé dans son lit, tandis qu'en arrière-plan son épouse, assise dans une autre pièce, l'écoute, avec entre eux une porte ouverte. Il lui rappelle comment il est tombé amoureux d'elle, et elle lui répond. Sa réponse est cinglante. Tu as eu beau m'aimer, dit-elle, j'ai eu faim et froid, je n'ai pas eu de vêtements, j'ai mangé de l'herbe, et la guerre est venue.

On se trouvera une terre et un ciel entre lesquels se faire un lit,
et sache que je pense à toi,
a.



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mardi 27 mars 2012

Cinéma du réel #4: Bestiaire, de Denis Côté ; Espoir-voyage, de Michel K. Zongo ; & Nous, les enfants du vingtième siècle, de Vitali Kanevski


Chère anonyme,

tu t'éloignes de moi, je le sens. Tu ne sais plus où je suis, peut-être. Je ne te le dis pas assez précisément, je te sème et ce n'est pas faute de te renseigner, pourtant, sur tout ce que je vois et pense. Mais le renseignement ne remplace pas la présence - la présence, c'est autre chose que ce qu'on voit, autre chose que ce qu'on pense. Le cinéma le montre bien, d'ailleurs : être là, étant un écran, être étant apparaître, c'est tout l'enjeu des images.
Hier soir, sur l'écran, une femme a dit : "on ne disparaît pas comme un animal", et c'est la première fois depuis le début du voyage qu'une phrase venant d'un film a cette clarté. Je l'ai aussitôt notée sur mon carnet. Sans vraiment savoir pourquoi, je me suis dit que cette phrase était une vraie phrase de cinéma - cette phrase faisait à elle seule le film. Les images s'organisaient autour du souvenir que j'ai eu d'elle. Les animaux ne disparaissent pas vraiment, d'ailleurs : ils s'échappent, ils vont faire quelque chose d'autre, parfois ils ne reviennent pas et on ne sait pas si c'était volontaire, s'ils sont morts ou s'ils se sont perdus, car ils n'ont pas pu prévenir, laisser un mot.
Je t'envoie tous ces mots, toutes ces cartes postales, pour que tu ne croies pas que j'ai disparu.

Le film où j'ai entendu cela s'appelle Espoir-voyage et a été réalisé par Michel K. Zongo. Le cinéaste burkinabé part avec sa caméra rencontrer Augustin, son cousin qui est allé travailler en Côte d'Ivoire, avec un message vidéo pour lui de la part de sa mère. Mais il part aussi pour retrouver les traces de son grand frère, Joanny, parti faire le même travail dans le même pays, et jamais revenu.
J'ai vu des gens parler d'un homme qui n'est plus là, et chacun le décrire à sa façon : celui qui l'a coiffé, celle qui a grandi avec lui, ceux qui ne se souviennent plus de lui. J'ai vu un bus chargé à bloc de marchandises illégales, chèvres et oignons, destinées à passer la frontière, dans les soutes ou sur le toit. J'ai vu les visages éprouvés dans le bus, pas un n'ouvrait la bouche, c'était la route qui parlait, comme un torrent le bruit assourdissant de la route, et les visages brinquebalés comme des troncs dans le torrent. Dans la nuit qui tombait, les visages du bus se sont tous inclinés, et l'aube qui a fini par poindre a fait des ombres de chacun - on venait de passer la frontière entre le Burkina et la Côte d'Ivoire, et j'ai repensé à cette phrase : "on ne disparaît pas comme un animal". Il y a des hommes que le monde avale, que les frontières changent en ombres, qui ne connaissent pas de retour.
Le cinéma peut-être, nous plongeant dans le noir, laisse une chance à ces hommes engloutis de réapparaître. Le spectateur accepte, pour eux, le temps d'un film, de s'éclipser, pour que dans cet espace resurgissent les souvenirs, les traces de ce qui a vécu et qui n'est plus. Le cinéma vient presque trop tard. Et le film, comme une invocation, portant le message d'une mère à son fils, porte aussi celui, informulé, d'un homme à son frère disparu, qui avançait le dos courbé, dans les forêts denses, pour les tondre à la machette et faire sécher le cacao. C'est aux ombres que ça s'adresse. C'est pour eux.
J'ai vu Augustin, aussi, recevoir le message de sa mère, et lui répondre. C'était le contrechamp tardif des premières minutes du film. Entretemps il y a eu un voyage, une frontière traversée. Et Augustin a répondu, face à la caméra, pour un message que le cinéaste rapportera. Il était vêtu d'un t-shirt jaune, et sa mère avait un foulard rouge autour de la tête où étaient imprimés des oiseaux blancs. "On ne disparaît pas comme un animal", dit-elle, et Augustin d'apparaître enfin. Et le cinéma d'abolir ce qui nous sépare.

Dans le film suivant, il y a aussi eu des retrouvailles. C'est Pavel Nazarov, l'enfant-acteur de Bouge pas, meurs et ressuscite, quatre ans plus tard, emprisonné, à qui vient rendre visite Dinara Droukarova, l'actrice-enfant du même film, pour chanter une chanson avec lui, et se souvenir de leur amour de cinéma. C'est le même cinéaste qui les filme, Vitali Kanevski, dans Nous, enfants du XXème siècle, un film terrible. Je crois que tu l'aurais aimé. Mais je te montrerai, d'abord, Bouge pas, meurs, et ressuscite, ce chef d'oeuvre, sur le souvenir duquel Nous, enfants fonctionne.
Là aussi il y a des phrases de cinéma. Kanevski s'avance vers un groupe de gamins des rues, et déclare : "je cherche un héros". Et chacun répond, à sa façon, que le héros que Kanevski cherche, "c'est moi!", "non, c'est moi!" Ils se font plus héros les uns que les autres, ou du moins ils essaient, ils jouent à le devenir - c'est leur devenir qui est en jeu. Ils ont une vie indépendante, ils ont huit ans, ils fument, ils lavent des voitures, ils racontent comment ils ont cassé la gueule d'untel et tué tel autre. Ils ont dans leur corps, dans l'image qu'ils donnent d'eux, cette aspiration à devenir des voyous de cinéma, bien qu'ils n'aient pas un poil et des voix toutes fluettes, et ne soient que des voyous de la vie. Le pullover de l'un prend feu tandis qu'il parle, à cause d'une cendre égarée. On joue de la guitare sur un toit pourri au-dessus d'un canal pétersbourgeois. On s'invente des bandes, on manipule de grands couteaux, on dit qu'on a bien bu, on pense à ce qu'on pourrait faire de pire. On ne regrette rien, en tout cas. C'est à cause du siècle. A cause de toutes ces choses qui finissent. C'est 1994 en Russie. Chaque enfant le sait. La première phrase du film venait du cinéaste. C'était une question posée à trois gamins : "vous voulez gagner de l'argent ?" Et les trois gamins de répondre en coeur : "oui !" 1994 en Russie. Voilà où on en était.
On est allé dans les prisons les voir grandir. Passer de fils de détenues à "jeunes cas sociaux" reclus dans des centres d'accueil et de tri, tête tondue, rhabillés en chemise à carreaux. Et chacun racontait, du haut de ses dix ans, comment il avait tué. On les a vus devenir adolescents, intégrer les prisons pour mineurs presque adultes, s'incarcérer. Et l'horreur des vies de chacun se superposait à la grâce des portraits, de cette enfance qui ne se défaisait pas d'eux, jamais. Il y avait la lumière d'un monde qui passait dans les plans. Et dans le moindre recoin de l'image, on voyait toute une ville, tout un temps. Le cinéaste demandait toujours aux enfants de chanter. Cela a à voir avec le destin : on chante, il faut bien. Chaque enfant était interpellé sur la vie qu'il menait, sur ce qu'il comptait faire de sa présence sur Terre, et aucun d'eux ne savait, aucun d'eux ne pouvait savoir, ce serait le monde qui les guiderait. On voyait des enfants conduits par la fureur d'un monde.
Quand Dinara a retrouvé Pavel, le visage croûté et l'oeil fuyant, elle lui a dit : "L'homme n'a qu'un seul coeur." Et Pavel a répondu : "Oui, mais deux ventricules." C'est peut-être avec le deuxième ventricule qu'on chante, et avec le premier qu'on commet les crimes. C'était un dialogue de cinéma retrouvé. Les acteurs ne disparaissent pas. Les grands films persistent. Quand je vois ça, je sais que j'ai bien fait d'aller au cinéma. Je sais que je t'ai retrouvée, déjà.

Ce matin, j'étais perdu dans le souvenir des voyages de la veille, et j'ai dû préparer par avance la carte postale que je t'écris ce soir. Je devais me débarrasser du récit de ce que j'avais vu, pour pouvoir voir d'autres choses, comprendre d'autres choses. En vérité, c'est tout à la joie de comprendre que je vais au cinéma. Et je veux tout te dire de ce que j'ai compris, être exhaustif, ne rien esquiver ; que tu ne manques aucune des épiphanies que je n'ai pas manquées. De ces épiphanies, propres à la vision d'un film, et qui surviennent brusquement, alors que le film ne cesse d'en diffuser. Quand l'une d'elles vient, quand on en attrape une, alors, c'est comme une virgule dans une phrase, ça surgit, ponctuant le flux, le déviant, permettant l'écart, et que ça se décroche. Et que ça saute. On passe alors d'un monde à l'autre, sans quitter le premier. Les mondes se multiplient.

Après avoir écrit cela, j'ai pu aller voir Bestiaire, de Denis Côté. Ici, on ne voyait plus que des visages, séparés d'abord des outils que le son nous laissait deviner - pinceaux, crayons - et puis les rejoignant, tandis que les cadres s'élargissaient, incluant les corps. On ne voyait toujours pas ce que ces visages et ces pinceaux peignaient. On voyait bien qu'il y avait quelque chose à voir, car tous ces visages scrutaient un point invisible pour nous. On voyait leurs regards circuler, de la chose observée à la chose saisie, comme le mien de l'écran au carnet, dans cet espace incertain où nous sommes si souvent tenus. Et finalement on a vu : c'était une biche empaillée.
La révélation faite, le cinéaste nous a montré, un à un, les animaux d'un zoo enneigé. Il les montrait, mais que montrait-il d'eux ? Leur résistance peut-être, leur façon d'occuper les lieux, de ne pas laisser la neige gagner. Et puis, non, le cinéaste ne montrait rien des animaux, il montrait le regard qu'on portait sur eux. L'écran, par la présence des animaux, s'était retourné contre nous. Comment chaque animal nous scrutait, nous cernait, depuis l'écran, et la façon dont chacun procédait : certains fixaient, d'autres détournaient la tête, d'autres encore jouaient d'allers-retours. Denis Côté, lui, filmait de face et ne bougeait pas. Il posait son cadre, et une corne, une aile, une patte s'y insérait à son rythme et à sa façon. Il laissait les animaux libres d'apparaître à leur guise dans le cadre prévu à cet effet. C'est ainsi que j'ai vu des pattes rayées de zèbres s'affoler sur des morceaux de paille et se multiplier étonnamment. Immobiles, il m'a semblé qu'il n'y avait que huit pattes. En mouvement, elles étaient un million.
Dans la salle, au quatrième rang, tandis que le film s'ouvrait au printemps et se fermait aux surprises, j'ai vu un homme qui regardait l'écran d'une façon singulière. Il avait le corps penché en direction de l'image, et les mains jointes appuyées sur le dossier du siège devant lui. Sa tête était tout entière éclairée par l'écran. Il semblait prier. Prier l'image pour qu'elle ne l'emporte pas ? Prier l'illumination pour qu'elle vienne ? Notre rapport au cinéma est un rapport d'attente et de posture. Chacun choisit la sienne. Comment se prépare-t-on à ce qui vient ? A ce qui disparaît ? Il faudrait peut-être, la prochaine fois qu'on se sépare, se préparer à se revoir.

Je pense à toi, et te demande d'attendre mon retour comme je l'attends, avec la même joie, avec les mêmes frétillements. Je t'envoie ce que je peux, et je sais que j'oublie des pans entiers des jours passant loin de toi. On ne pourra pas les rattraper. Ces cartes postales, si longues soient-elles, ne suffisent pas. Il y aura toujours, dans l'absence, quelque chose d'insaisissable, mais ce que je peux saisir va vers toi,
a.

Cinéma du réel #3 : Le camp, de Jean-Frédéric de Hasque ; Dochters, de Marta Jurkiewicz ; & L'oiseau sans pattes, de Valérianne Poidevin


Chère anonyme,

tu sais, pendant les films, maintenant, j'écris, je ne m'en empêche plus. J'ai mon carnet sur mes genoux, à la main le stylo que tu m'as donné, et je note tout ce qui vient. Ca vient parfois du film, parfois de la salle, parfois sans origine ni raison apparente. Ca traverse. Voir un film est comme une méditation : tout ce qui me dit, j'écoute. Un mot vient, qui parfois fait une phrase, qui parfois fait une pensée de laquelle découlent d'autres mots, d'autres phrases, d'autres pensées. L'oeil est rivé à l'écran, la main écrit : c'est l'écran vertical contre l'écrit couché, autrement dit un plan, abscisses et ordonnées, où naviguer.
J'écris pendant les films, comme certains lisent des livres en soulignant les passages qui les interpellent. Longtemps j'ai cru que c'était un défaut, alors je me cachais. J'attendais que le film soit déjà commencé depuis longtemps pour sortir mon carnet. Je ne voulais pas qu'on me remarque ou qu'on me prenne pour un espion, pour un observateur, pour un preneur de notes, ni pour un voleur d'idées.
Je n'écris pas seulement sur le film. Ou plutôt si, sur le film, mais au sens où le film est le support sur lequel j'écris. Ecrire sur un livre, écrire sur un film - écrire sur une séance de cinéma, voilà ce que je fais. Quand on se retrouvera et qu'on ira ensemble au cinéma, tu ne t'offusqueras pas, j'espère, maintenant que tu sais.
Dans le film de Guillaume Brac, Un monde sans femmes, que tu as vu, il y a cette scène où le héros dit qu'il souligne des phrases dans les livres parce qu'il a peur d'oublier. Ce n'est pas exactement de l'oubli que j'ai peur, et ce n'est pas l'écriture qui conjurera l'oubli. C'est même peut-être pour oublier que j'écris. Pour oublier ce que je vois. Pour m'en débarrasser d'un coup. Pour me retrouver ailleurs, déjà. Pour ne pas laisser un morceau de moi dans cette salle de cinéma. Les films prennent tant. Je ne sais toujours pas pourquoi je vais au cinéma. Je ne t'ai toujours pas dit. Mais à force tu sauras, ça transparaîtra.

Ce matin, après m'être réveillé seul, l'estomac perforé par un café aussi cher que mon ticket de cinéma, j'ai vu Dochters, de Marta Jurkiewicz, un film des Pays-Bas. J'y ai vu des gens faire semblant de fumer. Ils étaient là, à la fenêtre, ils tenaient une cigarette imaginaire entre les doigts, ils la portaient à leur bouche, et ils soufflaient en renversant la tête. C'était des gens qui devenaient des images - ça allait, pour une fois, dans ce sens-là - plutôt que des images voulant bien faire semblant d'être semblables aux gens. Il en faut peu, finalement, pour faire image, pour faire du cinéma : une fenêtre et des gens. Même pas besoin d'acheter un paquet de cigarettes.

Après cela, il y a eu L'oiseau sans pattes de Valérianne Poidevin. J'y ai vu les routes françaises à travers le pare-brise d'un camion, conduit par l'oncle de la réalisatrice - un oncle d'Amérique ? Un oncle fantasmé, en tout cas. Comme le métier de routier. Comme les road-movies américains. Mais les routes françaises n'ont rien à voir avec les routes américaines. Il y a dans le paysage d'ici quelque chose de gris, de confiné, que les autoroutes sillonnent uniformément. Il n'y a rien à relier. Il n'y a que de l'épaisseur, pas de grandes traversées.
On s'est arrêté plus longtemps qu'on n'en avait l'habitude sur les parkings vides, on s'est aventuré dans les zones industrielles, on y a passé la nuit, on a pique-niqué près d'une usine, on s'est endormi après s'être garé dans une pente - voilà notre voyage. Il y avait beaucoup de paroles, mais peu de choses qui se disaient. La réalisatrice déclarait être fascinée par son oncle, en vérité c'était cette fascination-même qui la fascinait. C'était ça qu'elle tentait de filmer.
Et comme c'était un peu long, j'ai imaginé une touriste qui visiterait Paris avec le guide de New York. Elle chercherait les gratte-ciels, ne serait pas impressionnée, irait en quête de la Statue de la Liberté, trouverait la photographie de son guide mensongère, s'insurgerait mais se perdrait, entrerait dans un diner pour se rassurer, et commanderait un hamburger. Dehors, pourtant, les vieilles pierres du Marais l'affligeraient d'un vertige épouvantable. "Qu'est-ce que ça fait là ?" se demanderait-elle.

Puis en voyant Le camp, de Jean-Frédéric de Hasque, un film belge se passant au Bénin dans un camp de réfugiés togolais, je n'ai plus pu m'arrêter d'écrire. Tout ce que je voyais comptait. L'écran est longtemps resté noir avant que le film commence, c'est peut-être pour ça, il y avait une tension : quand est-ce que je verrai quelque chose et qu'est-ce que ce sera ? Qu'est-ce que ça fera là ?
D'abord, avant de voir, j'ai entendu des pas. Et, dans le faisceau d'une lampe de poche parcourant un espace sablonneux, j'ai vu des pieds. Parfois, je devinais un corps, mais globalement c'était l'obscurité. Alors il y a eu un feu, des outils, des morceaux de corps employant ces outils, et le jour est venu, mais le temps de voir un visage a été retardé. Un visage, dans un film, c'est important. On veut le voir. On aurait du mal à se contenter des pieds.
Plus tard, une femme a traversé le plan, et avant d'en sortir, se retournant vers nous, a dit "bonjour". On est resté un moment là, dans le paysage qu'elle venait de traverser, à prendre la mesure de ce "bonjour". La mesure du passage de cette femme, aussi. Car dans ce film, chaque présence compte, chaque geste est mesuré.
Ils sont Togolais, ils ont fui leur pays, ils ne peuvent pas y retourner. Au Bénin, on les parque dans des camps, on ne veut pas d'eux ici. Ils n'ont plus de pays. Ils ont ce camp. Et ils entendent bien l'habiter. Ils tapent le sol, ils le balaient. Ils clouent, s'abritent, consolident les cloisons. Ils plantent, bâtissent, arrosent, érigent : des gestes affirmant la présence, et l'inscrivant dans la durée. Chaque geste dit : "nous resterons". Chaque geste dit : "bonjour", et puis le geste disparaît, mais la caméra l'a saisi.
Chaque plan est une esquisse. Sauf certains, plus composés, à la manière de celui où l'on voit un gamin se faire couper les cheveux devant un poster de Didier Drogba, tandis qu'à côté de lui son père porte un t-shirt à l'effigie de Barack Obama et attend. Les images du monde déferlent ici aussi, dans ce camp, comme plus tard des images des événements togolais apparaîtront sur l'écran du téléphone d'un des réfugiés.

En sortant du musée pour manger, j'ai vu seize écrans plats Samsung diffuser des zooms sur des oeuvres de Matisse, et chaque écran avait son nom, Samsung, écrit en blanc au bas du cadre noir. Dehors, sur le parvis, j'ai vu trois sacs en papier Mac Donalds pleins à craquer abandonnés au milieu de touristes et de badauds les ignorant. J'ai vu un homme âgé prendre en photographie, sur son téléphone Blackberry, une voiture rétro Campbell's Soup placardée sur un tuyau blanc. Les pigeons sur le toit de l'atelier Brancusi nous regardaient sans bouger. C'était l'heure de leur digestion. Certains passants s'écartaient brusquement de sous les branches, et on entendait un bruit proche de "chplop". Je ne pouvais plus m'arrêter d'écrire. Film ou réalité, je notais ce qui venait.

J'ai vu deux autres films encore, mais je t'en parlerai demain, car ce soir je suis fatigué, et il est déjà tard.
Je t'embrasse fort, je pense tout le temps à toi, même si je me demande, parfois, ce que je fais là. Attendant de savoir, j'écris et signe,
a.

dimanche 25 mars 2012

Cinéma du réel #2 : Automne, de Dmitri Makhomet ; Los Animales, de Paola Buontempo ; Four months after ; Snow city ; & Orquestra Geraçao


Chère anonyme,

tu manques, c'est sûr. Je regarde l'écran d'un côté, je pense à toi de l'autre. Toutes les images que je vois restent-elles des images parce que tu n'es pas là ? Si tu étais avec moi, que deviendraient-elles ? Et nous, que deviendrions-nous ? L'écran a-t-il des bras pour nous étreindre ? Nous ferions-nous surface parmi les surfaces ? Romance précipitée comme un bolide, ou comme une larme, parmi les documents et les paysages muets ? Déclarations d'amour venant perturber les constats sans faille d'un réel bien ciré ?
Un enfant demandait, tout à l'heure, après la projection de Four months after, pourquoi le réalisateur n'avait pas filmé des gens en train de parler. C'est vrai que les mondes qu'on traverse ici sont souvent silencieux, et peu peuplés. La présence est un événement. La parole, quant à elle, est un éclat, une brisure dans l'image, quelque chose qui se couche sur elle, qui rampe, s'étend, et l'envahit. Il faut être très fort pour faire des films avec des gens qui parlent. Combien de documentaires sont régis par leur commentaire ? Combien de fois l'image a-t-elle cédé le pouvoir à la parole ? Les films parlants mais sans parole manifestent, au-delà de leur rigueur, un état d'insoumission parfois juste et parfois poseur. L'enfant, en posant sa question, exprime un désir : que le cinéma soit aussi un lieu où penser la parole.

Dans
Los Animales, de Paola Buontempo, en Argentine, j'ai vu, la nuit, dans le faisceau d'un projecteur, un éléphant translucide. On aurait dit un ver difforme. Il y avait aussi des fauves. Et beaucoup de cris mais peu de couleurs. Alors on m'a montré un taxidermiste en train de remplacer les yeux d'un oiseau mort par des boutons. On s'est mis à regarder, derrière les vitrines, les scènes animales reconstituées par un commissaire d'exposition très anthropomorphiquement inspiré. Sur les vitrines il y avait des reflets : on risquait de se voir - du coup, on ne voyait pas l'animal, on ne voyait pas comme le regard de ces boutons était faux.
Au zoo comme au muséum, l'animal, mort ou vivant, est en exposition. L'homme met en scène sa présence, comme si celle-ci était impossible autrement. Il ne le laissera pas surgir. Il n'aura pas d'apparition. Il fera partie du visible ou de l'invisible, selon nos décisions. Encagé, empaillé, qu'importe : son animalité n'est pas la nôtre. Tout est sous contrôle. Le territoire nous appartient. Et, puisqu'il s'agit de cinéma : le visible est maîtrisé. Quelques cris échappent, suivis par le discours d'un guide, expliquant aux visiteurs que l'homme est lui aussi un animal, bien qu'il n'ait pas les mêmes coutumes. Cette parole est venue, dans l'image, s'immiscer comme une mauvaise foi, comme l'évidence d'un pouvoir cherchant à se dissimuler derrière la largeur de son opinion.

Quand je suis allé, grâce à Yuki Kawamura, avec Four months after, au Japon quatre mois après le tsunami, je n'ai pas eu cette même sensation. Quelque chose de la maîtrise du visible avait été abandonné. J'ai regardé la mer, j'ai regardé la terre : la limite était devenue floue. La mer entrait, la terre coulait. Le paysage paraissait écrasé. Il y avait même un pont qui ne menait nulle part. Décombres, ferrailles, couleurs plastiques : nulle part où vivre. Restent quelques machines faisant tout leur possible. A croire que ce sont elles, les survivantes. A croire que les hommes ont laissé place au travail. On entendait les machines. Ca faisait un bruit terrible. Il n'y avait pas de place pour les mots.
Il n'y avait même pas vraiment de place pour l'oeil, jusqu'à ce que Yuki Kawamura nous montre une basket, appuyant sur nos têtes avec un gros plan. Une basket en gros plan, ça marche à tous les coups. On devine la vague, on devine l'enfant, on les met en rapport, et on entend déjà les cris. Qui veut émouvoir le touriste des salles obscures filme une chaussure sans rien dedans et atteint aussitôt son objectif. L'image aussi peut discourir.

Après, le voyage est devenu plus compliqué, le paysage beaucoup plus flou. Le film, de Singapour, s'appelait Snow City. Le nom de la réalisatrice a été un sujet d'amusement constant : Tan Pin Pin. Avec elle, j'ai assisté, sans trop savoir pourquoi, à l'inauguration d'un tunnel dans le réseau routier singapourien. Il y avait de la musique bête et des cotillons brillants. On a un peu marché le long du tunnel, un cocktail à la main. Il y avait des projections vidéo sur les murs incurvés. C'était terrifiant mais ça a continué. Est-ce que l'horreur suffit ?
Comme ça ne me plaisait plus, je me suis demandé à quoi ressemblerait un film d'amour aujourd'hui à Paris. Je me suis pris à rêver : on ne verrait aucun bâtiment, pas même un mur, pas un arbre, pas une route, pas une station de métro, rien. On cadrerait, très étroitement, sur les panneaux, publicitaires ou signalétiques, de sorte que rien ne dépasse. Et les deux amoureux, un peu contraints, entreraient dans le plan, tentant de s'aimer là, devant des montres géantes et des mannequins dégoulinants.
Il faudrait des dialogues, peut-être. Mais les voix qui sortiraient des corps des amoureux seraient des messages publicitaires détournés. Et avec ça, il faudrait quand même les faire s'aimer. Ils ne parleraient que de la brillance de leurs cheveux, mais on y arriverait.

La rêverie s'est estompée, un autre film a commencé, un autre monde. Ca s'appelait Automne, et c'était réalisé par Dmitri Makhomet - un autre nom sur lequel plaisanter. Le programme dit que c'est un film français, mais ça se passe en Biélorussie. On y voit une vieille femme avec un fichu sur la tête aller chercher du bois vers une forêt malingre, en traînant sa charrette, après avoir soupé, seule, à sa fenêtre. Les jours passent, plus tristes les uns que les autres, dans cette confusion du triste, dans ce triste épandu, étale, avec lequel on embaume la vie, avec lequel on vit quand même. Très vite, cette grand-mère, dont le programme dit qu'elle est celle du réalisateur, est devenue la nôtre. Et mieux que ça : cette grand-mère est devenue LA grand-mère. La seule qui compte désormais. La plus totale. La plus absolue. La plus réelle. Bien qu'elle ne parle pas.
Elle tire sa charrette à travers la brume, le soleil étouffe quelque part entre deux arbres, on entend le massacre des tronçonneuses, on reste un moment près d'un tas de bois - quelques brindilles et quelques bûches, pour elle, suffiront. Et, debout dans le poulailler, l'écuelle à la main, soudain, traversée par un doute peut-être, si vivement qu'on croirait qu'elle panique, la grand-mère se met à compter ses poules. Puis elle retourne au tas de bois, nous entraînant encore dans son automne, dans l'éternité de son automne, dans le grand silence que fait sa vie, dans le grand vacarme des tronçonneuses qui la cerne.
En regardant le film, je me suis dit que le clair-obscur n'était pas tant le contraste entre la grâce et le chaos qu'un uniforme habillant chaque instant d'une journée. Le clair-obscur rassemble le jour et la nuit, et tous les temps, dans l'instant du plan. Alors, ce qui me semblait triste, m'a semblé courageux, finalement. Car c'est bien la présence, la grande question. C'est tenir qui compte. Tenir contre les tronçonneuses dans la forêt penchée, aller chercher du bois en tirant la charrette, et chaque jour recommencer.

Plus tard dans la journée, alors que le soir tombait, j'ai vu un film portugais, Orquestra Geraçao, de Joao Miller Guerra et Filipa Reis, dont j'avais bien aimé le précédent Li Ké Terra. Mais si Li Ké Terra racontait quelques mois de la vie de Miguel et de Ruben, Orquestra Geraçao nous invite à suivre un orchestre d'adolescents tout entier. Le film est tellement démocratique dans sa forme qu'il semble n'être qu'un pur produit de cette démocratie, un faire-valoir, une publicité pour notre-monde-où-tout-le-monde-a-sa-chance. Il y avait tant de visages que je n'ai pu m'intéresser à aucun. Le décor d'école était comme d'habitude sinistre. La parole des adolescents était bien encadrée. Et quant à la musique, elle n'était pas brillante. Mais il semblerait qu'il ne soit pas question de le dire. Ce qu'on dit, ici, est dicté. C'est l'école.

Alors, à cet enfant qui voulait savoir pourquoi on filme si peu de gens en train de parler, on pourrait répondre : "d'une part il faut se méfier de la parole, et d'autre part c'est ce que de toute façon nous allons faire après". C'est ce que j'essaie de faire pour toi. Après les images viennent les mots, comme le prolongement d'un même langage, même s'il dissone parfois, ou s'il rechigne à prolonger ce qui a déjà trop duré. Après les mondes, les phrases - qui me conduisent vers d'autres mondes. Qui me conduisent vers toi. En fait, c'est peut-être pour toi, pour te rejoindre, que je vais au cinéma.

Pour cette première carte postale, j'ai sans doute été trop bavard. C'est que le cadre de la carte manque. Les mots ont afflué, rien ne les a endigués. Ils se concentreraient avec plus d'évidence sans doute au dos d'une image. Et ils diraient plus rapidement que
je pense à toi et t'embrasse,
a.

samedi 24 mars 2012

des cartes postales d'un festival - cinéma du réel #1

Cette semaine, il y a le festival du Cinéma du Réel. Il y a des films qui viennent du monde entier. C'est comme un voyage qu'on ferait dans sa propre ville. Il y a même parfois des films qui ont l'air de venir de nulle part. C'est ces films-là qu'on traque: ceux qui, sans origine, font un monde où migrer.
Je ne veux plus écrire systématiquement de longs textes sur les films que je vois. Je ne veux plus dire si c'est bon ou mauvais, ça ne m'intéresse plus. Je voudrais plutôt envoyer des cartes postales. Ce sera le principe des jours à venir : des cartes postales d'un festival.
Chaque soir, ivre et crevé, la peau sèche et les yeux qui piquent, j'écrirai, reclus dans ma chambre d'hôtel après avoir traversé tant de paysages, mes impressions en quelques mots, comme un touriste à sa bien-aimée restée au pays.
J'écrirai, disons, pour l'anonyme qui a laissé un commentaire après mon message sur Bovines. Elle dit vouloir épouser toutes mes pensées : imaginons qu'elle m'ait épousé. Imaginons qu'elle soit restée anonyme. Anonyme sera son nom. "Chère anonyme" : ainsi débuteront mes cartes postales. C'est à elle que je ramènerai, chaque soir, par quelques mots les images, et les questions que les films (ou les mondes) traversés m'auront posé.
Aussi, j'essaierai de me demander : pourquoi vais-je voir ça ? Pourquoi suis-je parti si loin, même si je suis resté chez moi ? Le touriste devait-il laisser au pays sa bien-aimée ? J'essaierai de répondre à ça : pourquoi vais-je au cinéma ?

lundi 12 mars 2012

Bovines - Emmanuel Gras

Ce ne sont pas des vaches qu'on voit. Le film ne tient aucun propos à leur sujet. Elles sont là, au même titre que les collines ou que le ciel bas-normand. Le point de vue n'est pas celui de l'expert - on n'en saura pas plus - mais plutôt celui d'un homme qui, avec une caméra et un pré, va dire quelque chose du monde. Il n'y a aucune espèce de justesse visée, il y a le monde et ce qu'on peut en faire, ce qu'on en aperçoit.

Le film est traversé par une brûlure, par quelque chose d'intolérable - une vision. Ce n'est pas parce qu'on nous fait comprendre que certaines vaches sont conduites vers l'abattoir. Bovines n'a pas la naïveté d'avoir une opinion au sujet de l'élevage des vaches. D'ailleurs, il s'agit moins de l'abattoir de ces quelques vaches que de l'abattoir de tous - l'abattoir cosmique, vers lequel on peut être embarqué à tout moment. Le cinéaste montre des vaches qui meuglent au départ d'une d'entre elles. Les meuglements s'amplifient jusqu'à traverser l'écran et devenir nôtres. Mais pas de malentendu : ce n'est pas un film contre le steak haché. On n'est pas là, réunis devant un écran, pour devenir végétariens. Emmanuel Gras ne donne pas son avis sur le destin de steak haché de vaches paisiblement installées dans un pré vallonné. Il nous épargne ces mondanités. Et si on pense au steak haché c'est en des termes monstrueux : c'est le steak haché que nous devenons tous, c'est l'emballage cellophane de nos vies, c'est la barquette avec la petite feuille absorbante pour le sang de nos existences. C'est l'enfer. Bovines, c'est une vision de l'enfer.

Alors on voit le pire : mâcher les yeux fermés, laisser la pluie couler le long des pattes boueuses, river les yeux au sol pour brouter, et brouter à n'en plus finir, en avalant insectes et couleuvres. C'est nous. C'est de nous qu'il s'agit, c'est de chaque personne qui va voir ce film - chacun est concerné. Une naissance dans l'indifférence générale, pas mieux qu'une merde au cul. Un petit peuple en proie à des peurs soudaines, qu'un coup de tonnerre suffit à faire courir jusqu'à l'abri. Et puis cette façon de considérer la mort mieux que la naissance - de beugler quand c'est trop tard. Cette façon aussi de faire troupeau, de ne pas supporter que l'une d'entre elles (ou que l'un d'entre nous) prenne une direction opposée. Les solutions sont rares. Il faut tout un temps autour de l'arbre pour comprendre que la langue peut s'emparer d'une branche et faire tomber les fruits en tirant. Il faut que le museau mâcheur très mécanique devienne le masque de la colère (la ressemblance avec V pour Vendetta est frappante). Il faut souffler dans le soleil. Et le pire est que ça ne suffira pas.

Emmanuel Gras a un langage cinématographique tellement précis et minutieux qu'il rend tout ce qu'il filme gigantesque. Il fait de chacune de ses scènes des visions de l'enfer, et de chacune des vaches des monstres. Ce qui est terrible aussi, c'est de voir à quel point l'image, dès lors qu'elle s'empare d'un corps, humain ou bovin, est imprégnée de christianisme. A quel point ce que nous appelons le monde visible est saturé de signifiants étrangers à ces choses. Une langue léchant un front : c'est le Pardon. Les majuscules ont du mal à tomber. Les corps n'appartiennent pas aux êtres, mais au monde. Même le corps d'une vache est signifiant - c'est terrible à dire : les vaches semblent bien pieuses! Il y a du travail avant de s'affranchir de ces déterminations extérieures. Il y a du travail avant de produire des images non transcendantes. Et ce film-là s'y essaie.