mercredi 29 février 2012

Une histoire vraie - David Lynch - The Straight Story - 1999

David Lynch n'est peut-être pas un metteur en scène au sens où on l'entend souvent, c'est-à-dire quelque chose qui serait plus proche du statut de magicien que de celui d'être humain. Une histoire vraie en est la preuve : Lynch n'est pas une valeur ajoutée. Il ne peut pas s'emparer de n'importe quel scénario débile et réaliser un chef d'oeuvre. La puissance de son cinéma tient aussi à la qualité des histoires qu'il raconte. La pertinence de son travail est liée à un ensemble de données qu'habituellement il contrôle et rassemble selon ses désirs. Ici, Lynch aux commandes d'un film Sundance ne fait rien d'autre qu'un film Sundance un peu mou, vaguement étrange, franchement ennuyeux, et pantouflard comme un album de country pour supermarché. La notion d'auteur ne convient pas à ce cinéaste.

Pourtant, elle transparaît. Le premier réflexe lynchien saute aux yeux dès la première scène : la contiguïté. Tout se passe à côté de ce que nous voyons. Une voisine obèse bronze dans son jardin, et tandis qu'elle va chercher des gâteaux, un homme tombe, que nous ne voyons pas. Pour un scénario plein de bons sentiments, la contiguïté n'est alors plus cette confusion entre la séparation et le lien, mais plutôt une manière un peu habile de décaler la narration. Un peu habile seulement. Le cinéma de Lynch est habituellement tout autre : abscons dans ce qu'il raconte, mais toujours efficace - jamais larvé, torve, ou sournois, plutôt brutal, constant, et batailleur. Comment se battre face à un scénario si niais ? Lynch n'a pas trouvé. Alors il a joué à l'auteur. Il a collé de la contiguïté - du lynchéisme - sans passion. Il colle aussi - en bon auteur - une maison en feu, comme dans bon nombre de ses films. Seulement, ici, c'est un exercice pour pompiers. Le film lui-même n'est-il qu'un exercice ? Et à quoi bon ?

Lynch aurait pu s'emparer d'Une histoire vraie pour faire prendre à son art un tour nouveau, si, selon cette idée de ligne du voir développée dernièrement à propos de Blue Velvet, il avait considéré la trajectoire d'Alvin sur cette longue et droite route américaine comme la conquête d'un contre-champ. Lyle - le frère avec lequel Alvin s'est fâché et qu'il s'agit ici de rejoindre - est sans doute le contre-champ perdu du héros. Mais on aurait aimé voir, de part et d'autres de cette route, la façon dont le contre-champ a été vidé, neutralisé, mis à distance par les années. Au lieu de quoi le scénario joue la carte du remplissage, alignant les anecdotes pour nous donner à entendre la vie banale d'un vieil homme ne cherchant pas à s'affranchir de cette banalité quasi-culturelle (la famille est un fagot, Dieu est bon, la mort peut être douce pour ceux qui n'ont pas péché, et la culpabilité ronge le coeur de tous : soit le programme complet de tout sermon Sundance qui se respecte, concluant sur un pardon silencieux qu'on confond avec un silence pardonnant). On aurait aimé voir le déficit de vision d'un homme pris dans la chaîne d'aucun désir, et comment cet homme réinvestit le visible, se remet sur la ligne, se déplace entre deux mondes que son existence à la fois sépare et réunit.

Car l'homme, pour Lynch, est sans doute une limite - un point de jonction et une limite. Se faire frontière, tel est l'enjeu de certains héros lynchéens saisis par l'effroi ; ou bien, pour ceux qui vivaient trop tranquillement dans la peur sans le savoir, il s'agit de comprendre qu'on ne peut faire partie d'aucun monde, et que tout bascule, sans cesse, d'un côté et de l'autre de cette ligne sur laquelle nous nous tenons sagement. Ce qu'on comprend peut-être, en voyant Une histoire vraie, c'est que la ligne jaune des routes américaines est ce qui semble avoir structuré l'art de David Lynch : c'est la question des flux et des états qu'on traverse, de la ligne et du segment, de la tenue et de la dissolution, du désir et de sa perte, de la constance et de son intermittence. Pas d'égarement, mais des bascules. Des états très unis, mais des états quand même.

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