dimanche 13 novembre 2011

Les vampires, Louis Feuillade, 1915

Voir Les vampires de Louis Feuillade est une expérience incroyable : on comprend que tout ce que le cinéma contient de précieux naît en même temps qu’il meurt. On comprend que le cinéma, c’est un temps qui traverse. Le passé y est concomitant au présent (le passé restant le présent du film, et se présentant, chargé de cette époque antérieure, aux spectateurs de n’importe quel présent). Comme s’il ne pouvait jamais s’agir d’un savoir. On ne peut pas capitaliser sur un beau film.

Il y a des images incorrigibles, incorruptibles, irrattrapables. C’est une question d’érotisme. Musidora en collants noirs s’envoie en l’air sur les toits de Paris pendant la première guerre. On y danse facilement, on fait des fêtes qui valent le coup, comme dans les films de Minelli, comme à la fin de Syndromes and a century, comme dans Bande à part – les corps se transforment, on assiste à leur métamorphose, l’acteur passe de personnage à image, et la joie a quelque chose de terrible et de monstrueux. Ce que la pellicule noir et blanc des films muets capte des corps est avant tout ce qu’il y a d’instable en eux – mais c’est peut-être ça l’érotisme, une affaire d’instabilité.
On danse aussi dans ce court-métrage de Louis Feuillade datant de 1908, La Bous-bous-mie : une femme enveloppée va voir au music-hall la dernière danse à la mode, et, quand elle la voit, ne peut plus s’arrêter de danser, entraînant toutes les personnes qu’elle croise dans sa frénésie. Tout l’immeuble est contaminé, toute la rue, tout Paris remue les fesses. De contamination, oui, c’est bien de ça qu’il s’agit.

Irma Vep, ombre fuyant sur les toits d’un Paris perdu, désert et menacé – comme le spectateur, qui accepte d’être, en la voyant, perdu, désert, et menacé – s’infiltre par les fenêtres des mansardes et inflige au monde bourgeois le désir ou la mort. Tout le monde veut l’attraper, tout le monde la craint. Irma Vep, reine des faubourgs, qui sait danser, qui sait rire, qui sait tuer, qui aime qu’on lui empoigne les cheveux et qu’on la traîne dans les cabarets, qui ne sera jamais chef des Vampires mais couchera avec chacun, éternelle numéro deux d’une bande de crapules passant son temps à la déguiser : soubrette, vieille fille, prisonnière, morte, ou chat de gouttière. Elle ne peut être la jeune première, elle est bien trop cruelle pour cela, bien trop indépendante – ce qu’elle présente au monde, et qui fait scandale, c’est l’indépendance de son cœur. Elle éclipse les épouses de Philippe Guérande, elle détrône Fantômas, elle est l’écho lointain, très parisien, très anarchique des Bolcheviks, quelque chose du monde est en train de sauter et Feuillade suit le saut. On lit dans Les vampires l’Histoire à venir : le communisme, l’expressionnisme, la crise de 29, le front populaire, le nazisme, le Tabou à Saint-Germain-des-Près… De 1915 on ne sait plus que les tranchées. Mais en ville, que se passait-il ? En ville, les vampires dansaient, préparant l’ère nouvelle.


2 commentaires:

FG a dit…

Irma Vep, reine des faubourgs, qui sait danser, qui sait rire, qui sait tuer

Bravo ! Félicitations pour ce beau texte, ce receuil de sensations que l'on épreuve en regardant Les Vampires. Très juste.

asketoner a dit…

Merci Fer !