vendredi 15 juillet 2011

L'évadé d'Alcatraz - Don Siegel - Escape from Alcatraz - 1979

Escape from Alcatraz est, comme son modèle évident, Un condamné à mort s'est échappé de Robert Bresson, un film d'action qui porte toute notre attention, non sur le résultat révélé d'emblée par le titre, mais sur l'ensemble des moyens mis en oeuvre pour parvenir à sa fin. L'action, plutôt que le résultat, ce pourrait être une formule politique, c'est en tout cas la politique de ce cinéma-là.

Qu'est-ce qui diffère, alors, entre Bresson et Siegel ? Hollywood est la réponse la plus nette. Mais Hollywood au beau et bon sens du terme, Hollywood romanesque, Hollywood des personnages tous porteurs d'une histoire et d'une philosophie de vie. Exit les modèles bressoniens, place aux héros complexes avançant à coeur ouvert dans les dédales d'un monde qui se referme sur eux comme le destin auquel ils échappent méticuleusement - les personnages se referment sur le destin avant que le destin ne les broie.
Des personnages : l'artiste-peintre auquel on confisque son pinceau et qui préfère se trancher les doigts plutôt que de continuer à vivre sans peindre, le Noir qui ne cesse de mettre en jeu dans le dialogue le rapport de classes raciales, l'homme qui au dernier moment manque de courage, celui qui a élevé un rat, et Clint Eastwood, le dur-à-cuire qui fait son entrée nu dans la prison, intimidant plus qu'intimidé, assumant tout ce qu'il est possible d'assumer, soit sa nudité, son racisme, son intelligence, son hétérosexualité, son obstination, sa certitude de ne pas pouvoir rester prisonnier. Sortir de la machine carcérale - sortir de la machine-monde - et disparaître : vivant ou mort, on ne saura pas, ça ne nous regarde plus, le héros nous a échappé, a échappé au film qui fait le jeu de la machine à briser des hommes.
On pense, en voyant ce film, à une idée de l'amitié. A ce qu'est l'amitié pour Don Siegel : quelque chose d'un peu étrange, pas forcément doux, où chacun doit assumer entièrement ses choix. Dans Tuez Charley Varrick, le héros se sert de la mort de son ami pour se sortir du bourbier dans lequel il l'a précipité. C'est que l'amitié est conditionnelle : un lieu commun entre deux individualités qui feront tout pour survivre indépendamment l'une de l'autre. L'homme qui, dans L'évadé d'Alcatraz, au dernier moment renonce à s'enfuir, puis reprend courage et veut rattraper les autres, s'aperçoit qu'il est trop tard : il fallait être là à temps, personne ne l'a attendu. Cette dureté du lien entre les hommes est une notion qui semble fondamentale chez Don Siegel, et c'est aussi ce qu'il y a de plus troublant dans ses films, de moins conforme et de plus singulier. C'est là que gronde le romantisme sombre de ses films : on peut mourir d'aimer, on peut tuer la femme qu'on aime, on peut laisser mourir l'ami, car il faut avant tout sauver sa peau, et cette peau, ceux qui disent aimer la corrompent tôt ou tard, ou la mettent en danger. Quand l'ami, ou l'amour, fait partie de la machine-monde, alors il faut lutter contre lui comme contre le monde, avec la même violence. Il y a, chez le héros siegelien, quelque chose qui refuse absolument de se résoudre.

L'invasion des profanateurs de sépultures - Don Siegel - Invasion of the body snatchers - 1956

Un médecin en déplacement professionnel est appelé de toute urgence par sa secrétaire à rejoindre son cabinet de Santa Mira, paisible bourgade californienne. Des dizaines de malades se bousculaient à sa porte pour une consultation. A son retour, la salle d’attente est vide. Tout le monde semble avoir miraculeusement guéri.
Mais le médecin constate une série d’événements mystérieux : plusieurs personnes ne reconnaissent plus leurs proches. L’amie de son amie, qui ne retrouve plus en son oncle l’oncle qui l’aimait, évoque un changement non d’ordre physique, mais sentimental.
Une « hystérie collective » a gagné la ville, explique un collègue psychiatre. Celui-ci émet une hypothèse : cette hystérie serait la cause des « événements mondiaux ».

On a traduit le titre, « Invasion of the body snatchers », par « L’invasion des profanateurs de sépultures ». Nul cimetière retourné pourtant, il s’agit bien d’échanges de corps. D’étranges cosses à graines libèrent la nuit des corps identiques à ceux des dormeurs, et les remplacent. Des corps plus parfaits, car ils n’éprouvent ni amour, ni désir, ni ambition, ni foi.
Le film est une véritable réussite. En plus d’être haletant et beau, il restitue avec force, sous ses allures de série B d’épouvante, le climat de suspicion et de terreur régnant aux USA dans les années 50.
Car les ennemis ne sont pas des extraterrestres, mais des proches, des corps ayant forme humaine et que nous connaissions avant. Siegel réussit, avec très peu de moyens, quelques scènes captivantes en jouant sur l’absence d’identification immédiate des hommes nouveaux. A priori, rien ne les distingue des autres. Ce n’est qu’un signe, un regard un peu vide, une absence d’émotivité, qui donneront au héros les clefs pour les reconnaître. C’est la paranoïa qui est à l’œuvre ici : se méfier de tout, même de ce que l’on croit reconnaître. Le monde n’appartient pas à l’homme, mais à une certaine ombre.
Tout cela n’est pas sans faire penser à la chasse aux sorcières de Mac Carthy : le danger vient de l’intérieur-même du pays. Il est d’ailleurs amusant de noter que le rôle du docteur est interprété par un certain Kevin Mac Carthy.

Invasion of the body snatchers est aussi une belle histoire d’amour. Le médecin, divorcé, retrouve à Santa Mira une femme qu’il a aimée autrefois, et qui n’était pas revenue en ville depuis de nombreuses années. Ils seront bientôt seuls contre tous, luttant pour ne pas dormir, se cachant dans une fosse recouverte de planches, tentant de quitter la ville. Ils veulent continuer d’aimer. Le film est ainsi animé par une tension sexuelle latente, d’une histoire renaissante, sur le point de se réaliser.

mercredi 13 juillet 2011

A bout portant - Don Siegel - The killers - 1964

Ca commence par un meurtre. Deux tueurs à gages entrent dans un institut pour aveugles et tirent sur le professeur de mécanique. Les deux tueurs à gages repartent, troublés : le professeur de mécanique n'a pas bougé, il n'avait pas peur de mourir. Alors ils cherchent à savoir pourquoi. Ils fouillent dans son passé et tombent sur 1 million de dollars dérobé dans un fourgon postal, une femme fatale, un meilleur ami délaissé, et des courses de voitures. L'histoire de l'homme est racontée par trois personnes différentes, Rashomon noir et flamboyant, enquête métaphysique : comment se fait-il qu'un homme accepte de mourir si facilement ?
C'est un film brillant, l'histoire d'une passion - mais aussi et surtout l'histoire d'une mécanique. Mécanique d'épuisement des forces vitales d'un homme. Tout est question de machines, d'organisation (la machine-monde pourrait-on dire) : l'institut pour aveugles, dont nous voyons tous les couloirs, toute la hiérarchie ; la piste de course automobile, et Don Siegel nous invite à suivre une course à sa façon sèche et palpitante ; le hold-up, méticuleusement préparé, dont nous connaissons tous les détails ; le contre-hold-up, le contre-contre-hold-up : c'est sans fin, le scénario est impitoyable, l'accablement total.
Une femme est à l'origine de ça. Elle est belle, riche, et adore les hommes qui roulent vite. Il roule vite mais il est pauvre, il se demande pourquoi elle l'aime, et comprend qu'il y a un autre homme dans sa vie. Première rupture. Elle revient à la charge. Puisque l'amour naïf est épuisé, puisqu'elle ne peut plus lui demander de l'aimer aveuglément, elle lui demande de la suivre dans un hold-up : déclaration magnifique. Quoi de plus beau qu'une femme qui dit : chéri, braquons ce fourgon postal ?
Don Siegel est un cinéaste de la paranoïa. Son délire se porte sur toutes choses, tout être, tout microcosme. Tout est nuisible à ceux qui ont un coeur. Le monde est plein de Body Snatchers, de faux semblants contre lesquels il faut lutter au risque de se laisser mourir. Son regard est absolument désenchanté, et pourtant il nous laisse croire au bonheur qu'il filme. C'est que le bonheur existe, mais il ne dure pas - très vite il se renverse et devient fatal. Il n'y a pas de cynisme, mais au contraire un romantisme vibrant, terrible, destructeur. Les deux tueurs à gages, en même temps qu'ils, dans leur errance à Miami de parole en parole, nous restituent l'histoire d'un homme, détruisent un peu mieux cet homme, détruisent son passé, les traces de ce qu'il a vécu et éprouvé. Il n'y a pas d'exemplarité chez Don Siegel, il n'y a que des erreurs, et personne n'apprend rien de ce merdier, tout le monde en crève.

dimanche 10 juillet 2011

Tuez Charley Varrick - Don Siegel - Charley Varrick - 1973

C'est le combat d'une tondeuse à gazon contre une armée de bulldozers. La tondeuse à gazon c'est Walter Matthau, implacable dans le rôle de celui qui fait la gueule alors qu'en braquant une toute petite banque il s'est fait 750000 dollars, l'armée de bulldozers c'est la mafia, dégoûtée d'avoir déposé 750000 dollars dans une toute petite banque en pensant que c'était une bonne planque.
L'histoire est belle et bidon : un braquage a-priori sans histoire dans un bled poussiéreux révèle les rouages d'une organisation secrète (les quelques films de Don Siegel que j'ai vus marchent tous sur le même moteur : la paranoïa). Les dialogues sont extra (à Walter Matthau qui vient de perdre sa femme, un blondinet dit : "c'était une super-bonne conductrice", et Walter Matthau réplique : "passe-moi la dynamite"). Mais l'intérêt n'est pas là.
Si le film se contentait de ça, ce serait, au mieux, une bonne série B au charme désuet. Ce charme existe, mais Don Siegel est plus malin. Plus malin parce qu'il fait des films ouverts. Ce qui l'intéresse ici, et qui m'a passionné, c'est la façon dont un petit homme avec des petits moyens va se sortir d'un gros pétrin diabolique. Un homme contre le monde, usant des quelques tours de passe-passe qu'il connaît pour disparaître dans ce monde qui veut sa mort.
Il y a une sécheresse de ton désarmante, et surtout énormément d'intelligence en action. Walter Matthau a tout calculé, et s'il ne sauve pas l'Humanité, il s'en extrait avec habileté, résigné à quitter ce merdier sans sourciller. "Last of the independents", c'est le slogan de sa petite entreprise de sulfatage.
Une scène extraordinaire : une voiture poursuit un avion qui peine à décoller. L'homme, tenu à l'horizontale, cherche l'issue dans la verticale, et finit par la trouver dans un simple renversement. Plutôt qu'une ascension, une révolution. Un homme debout, mais les pieds en l'air.

samedi 9 juillet 2011

Blue Valentine - Derek Cianfrance

Un sandwich de réalisme avec un grosse sauce aux sentiments perdus.
Ce qu'on entend par réalisme ici : les acteurs fument des clopes. On en est là, on veut faire un film indépendant, on se bat, et qu'est-ce qu'on montre ? Des clopes.
Le film est pris dans un étau de bons sentiments masquant mal sa nullité politique. Amélie Poulain, Anna Gavalda : les vieux ont des choses à nous transmettre, les gens dans la mouise gardent la pêche, on peut mettre des couleurs dans un quotidien tout moisi. La middle-class est bien décidée à rester inoffensive et inculte. Il y a visiblement une grosse promo sur les existences merdiques au rayon Sundance.
Tout, dans Blue Valentine, est décor. Le héros est déménageur. On le voit charger et décharger des cartons à longueur de plan. Il n'y a aucun point de vue sur l'entreprise, le patron n'existe pas, les employés sont tous sympas. C'est seulement pour faire vrai, prolo, sincère, l'acteur impliqué. Et toute l'énergie du film sert à ça : faire vrai. C'est épuisant. Inerte, au final, pour ce qui aurait dû être un grand mélo cassavetesque.
Ajouter à cela un personnage féminin misérable et chargé. C'est elle qui porte toute la responsabilité du désamour (d'accord, il boit, mais elle, elle a le coeur sec, et en plus elle n'aime plus faire l'amour), cantonnée à son rôle de femme laborieuse, bonne ouvrière consciencieuse, bonne à tout faire sans joie, la morale intacte, et déçue de ne pas avoir trouvé un prince charmant à la hauteur de ses rêves de petite fille américaine.

vendredi 8 juillet 2011

Old joy - Kelly Reichardt

Postulat du film : la tristesse serait une joie qui a vieilli. Cela donne un film assez monocorde. Monocorde comme on dit d'une voix. Parce qu'il y a là une voix, c'est sur. Quelque chose de subtil, un sens du paysage et de la durée. Mais monocorde quand même. On ne voit pas beaucoup resurgir ces joies passées, on croit peu qu'elles aient eu lieu entre ces deux hommes abimés.
Et puis la tristesse est une trop belle excuse pour prendre peu de risque. Enthousiaste à l'idée de voir ce film, après le choc qu'a été La dernière piste, et le plaisir modeste pris à Wendy et Lucy, je m'aperçois que Kelly Reichardt fait des films de plus en plus forts. Lui manque encore une rage, et ce sera bon.

mardi 5 juillet 2011

La dernière piste - Kelly Reichardt - Meek's cutoff

La trilogie Elephant/Last Days/Gerry réalisée par Gus van Sant m'apparaît de plus en plus comme une impasse du cinéma américain indépendant. Impasse de croire à l'absence (d'auteur & d'intentions) quand on brasse jusqu'à l'amalgame nauséeux toutes les significations (par exemple, dans Elephant : nazisme, homosexualité, jeux vidéos, mutisme, manque du père). On croit qu'elles s'annulent. Ce n'est pas le cas : elles s'agrègent, de façon très télévisuelle (magazine de société, pas mieux). Il n'y a certes pas d'avis (et le cinéma n'est pas une question d'avis, de toute façon), mais il y a un regard, lequel, non maitrisé, non investi, n'est autre que celui de l'idéologie dominante. La pub, le clip, le zapping : tous les signes colmatent une grande absence de réponse, et cette grande absence de réponse ne peut être tenue ouverte par une absence de point de vue.
Ce n'est pas le seul problème des films de Gus van Sant. L'autre chose, qui me semble très claire depuis que j'ai vu La dernière piste, c'est ce que le cinéaste fait de la radicalité : du mash-mallow. L'errance est un truc cool, le plan-séquence est glissant, l'ennui atmosphérique, la mort mélancolique, le silence déprimé et la parole pas mieux : tout est joli et gratuit. Gratuit plutôt qu'absurde. On colle parfois à Gerry l'étiquette 'beckettien'. Mais Beckett n'est ni joli ni gratuit, Beckett est âpre, violent, crevé de partout, pointu et jamais mou.
(Sofia Coppola est de cette école-là, faisant débander ce qui ne demande qu'à crever des yeux : easy-thinking.)

La dernière piste n'a rien de gratuit. Ce que Kelly Reichardt raconte est très clair, très large, très ambitieux. C'est la conquête de l'Ouest, c'est l'Histoire des Etats-Unis, et, par extension, c'est l'Irak, c'est l'immigration, c'est le statut de l'immigré, c'est la façon dont on perçoit l'étranger, c'est les raisons pour lesquelles on fait une guerre. La cinéaste ouvre son film sur de possibles interprétations. Quelque chose entre John Ford, Robert Bresson et Le magicien d'Oz. Le paysage, les figures, l'action et le mythe. A l'origine du film, il y a un trop-plein d'hypothèses, il y a un magma. Le film se charge de donner forme à ça.

Ce qui est absurde, violemment absurde dans La dernière piste, c'est la matière-même de ce qu'on voit : des femmes avec des robes trop longues traînant dans le désert, et trois carrioles trop lourdes et trop fragiles. Une parfaite inadaptation de l'homme au paysage qu'il traverse. Une ignorance fondamentale. Un espoir maigrelet d'arriver un jour quelque part et de commencer peut-être quelque chose qui ressemblerait à une vie.
Incohérence avec le monde que la cinéaste creuse, à la manière des chercheurs d'or, obstinément, sans rien épargner de la répétition, de la durée et du manque de joie. La bande-son est grinçante (saletés de carrioles), nuits et jours passent mécaniquement, postures et paysages se répètent, variant jusqu'à l'insignifiance, l'indifférence. Le paysage progresse vers un nulle part et le corps vers la soif et la mort.

Pour dire cela, la cinéaste propose un travail plastique éblouissant : cet art ultra-précis, mallickien d'influence, sur la corde de la jane-campionerie, où chaque plan est une histoire de réajustement. Figures dans un paysage, qui se réorganisent subrepticement, de façon infime, à la suite d'un événement (d'un acte, d'une vision, d'une parole). Kelly Reichardt met en scène / chorégraphie ce qui tremble, ce qui fait bouger, ce qui laisse immobile et muet, ce qui désarme. Un cinéma du vacillement, aux tornades minuscules mais toujours perceptibles. Presque rien.
Un petit garçon qui pose sa tête sur les genoux de sa mère tandis qu'elle lit.
Une coupelle d'eau donnée de main à main par la femme blanche à l'Indien. Le retour de cette coupelle, poussée par terre par l'Indien en direction de la femme blanche. Des gestes incroyablement secs et vibrants, chargés des mondes quittés et des mondes espérés.
Entre la femme et son mari, plus tard, cette scène superbe où il surmonte sa jalousie et confie la direction des opérations à sa femme, marquant son absolue confiance, son immense amour, mais ayant besoin de marquer ça.
Ou encore, quand il va falloir voter pour décider du sort de l'Indien, le regard des femmes qui savent qu'elles ne participeront pas au vote mais pensent si fort que leur opinion traverse leur regard.
Une chaise jetée par l'arrière d'une carriole : voilà ce qu'on laisse, déjà-vestige d'une civilisation qui n'existera peut-être jamais.
Deux coups de feu pour prévenir les hommes lorsque l'une des femmes rencontre pour la première fois l'Indien : le mélange de précipitation et d'application dans le geste, le génie lent et tendu de cette scène.
Un inventaire microscopique de gouffres soudain révélés par des situations d'une clarté folle.
Dialogues limpides, rien à jeter, la réserve de sens nécessaire. On lit la Bible (ce sont les premiers mots du film) comme on lirait le journal : car les hommes qu'on voit font le journal, font l'Histoire, et ce qu'ils veulent lire doit les rattacher au divin et à l'éternité, eux qui ont pris le risque de se tenir si loin de ça.

En même temps, il y a d'autres régimes d'images. Le cinéma de Kelly Reichardt ne se construit pas sur de l'interdit. La cinéaste ouvre son film au maximum, elle tente plein de choses, comme ce plan, un des plus beaux que j'ai vu, où deux images se fondent l'une dans l'autre : les trois carrioles avancent vers nous, et on les retrouve dans le ciel, suivant le contour d'un nuage. C'est E.T., c'est Le magicien d'Oz, c'est un partout qui montre un nulle part, c'est un dédoublement qui crée un enfermement, un vol plané minéral.
Le mythe du magicien d'Oz se trouve ranimé par le personnage de Meek, l'entourloupeur, qui propose un raccourci et provoque finalement la perte. Meek est filmé, lui, au contraire des migrants, comme par une télévision. Il raconte des histoires, il rit, il s'emporte, il a des passions : c'est la civilisation, son idéologie que Kelly Reichardt met en scène. Meek est celui qui égare, qui terrifie, qui se confesse, qui monte les gens les uns contre les autres. Il occupe tout le plan. Il annule les paysages. Jusqu'à ce que, son troupeau perdu, il se retire, en pyjama rouge, dans les bords des cadres. Et sa manière de se retirer est une autre forme du triomphe : "vous verrez bien, j'ai raison". Meek n'appartient pas à ceux qui se perdent : il ne craint pas la mort. C'est sa puissance.

La dernière piste est un film d'action et d'errance, rêche et captivant, concret et métaphorique. Ce que montre le film, sa matière, c'est le paysage américain, c'est la terre intacte et sacrée, c'est les hommes qui traversent ça pour trouver un endroit où commencer une vie nouvelle. La cinéaste travaille les traversées (quand Wendy et Lucy montrait une façon de rester tout en promettant de n'être que de passage) : on espère passer au travers, on se retrouve coincé en travers. De passage, mais le passage a une durée, et c'est cette durée qui est le temps du film : le temps qu'on tient à ne tenir nulle part. Le temps qu'on met à passer d'une civilisation à l'autre, de la femme blanche à l'Indien. Deux mondes se rentrent dedans. Deux mondes très fragiles : un seul Indien, et trois carrioles prêtes à s'effondrer. Voilà ce qu'il reste de deux mondes perdus d'avances.
L'incroyable invention plastique du film repose sur cette notion de travers : la disposition des corps dans le paysage, la façon dont le corps ouvre le paysage, ouvre la vision, et dont vision et paysage se referment sur les corps. Tous les équilibres toujours menacés, tous les rôles sans cesse et illusoirement redistribués. Jusqu'à cet arbre, dernière vision du film, vert en sa base et décharné en son sommet, cumulant les saisons, le temps, l'eau et la sécheresse, la foudre et la clémence, cumulant à lui seul toutes les hypothèses d'une vie. On ne peut plus que regarder à travers. Ceux qui traversent l'espace voient à travers le temps.