jeudi 2 juin 2011

Yann Le Masson : Kashima Paradise, Regarde elle a les yeux grand ouverts, Heligonka, J'ai huit ans, Sucre amer

C'est contre la censure que Yann Le Masson a construit son cinéma. Contre l’ordre et, d’une certaine manière, contre le cinéma lui-même. Alain Resnais ne trouvait pas d’argent pour tourner un film sur l’Algérie, le cinéma devenait synonyme d’impuissance. Et Yann Le Masson a refusé cela, convaincu que dans l’invisible, dans l’interdit, dans le censuré d’avance, il y aurait une place pour lui, pour sa parole et son regard, pour des visages qu’on ne pourrait voir autrement. Réunissant des fonds, il a tourné, à partir de dessins d’enfants, sur une idée de René Vautier, son premier court-métrage, son premier travail hors-circuit, J’ai huit ans. Visages, paroles et dessins d’enfants représentant leur histoire. Visages qui fixent le spectateur et l’accusent d’ignorer une guerre à laquelle il participe. Le film a circulé, de réseau en réseau, clandestinement, et a été largement vu. Invisible, censuré, mais vu. Le dernier film de Yann Le Masson, sur son frère devenant aveugle, parle de ça : comment voir ? comment, sans la vision ? Voir autrement, sans dissimuler l’angle d’attaque, nul besoin. Au contraire, le cinéaste affirme sa position : il se tient là, dans cette zone d’insu, au su de tous. Le film met en lumière un paradoxe : ce que l’ordre dissimule contre ce que l’homme sait, et cette dissension entre l’homme et l’ordre est le début d’une prise de conscience révolutionnaire, que la révolution soit mondiale (l’Algérie, la Réunion, colonisés), nationale (le Japon, colonisé par lui-même), de mœurs (l’avortement), ou intime (contre la cécité, développer une autre force).

On pourrait dire qu’il s’agit d’un cinéma partisan. C’est vrai. C’est vrai, mais seulement dans la mesure où chaque image relève d’une étude précise, d’une connaissance intime et politique du monde que le cinéaste choisit de filmer. Chaque film relève d’une vie nouvelle, d’une métamorphose, d’un déplacement. L’Algérie, d’abord, parce que Yann Le Masson, enrôlé par le service militaire, a combattu ce en quoi il croyait, ceux qu’il voulait défendre. Le Japon, ensuite, pour une rencontre amoureuse : deux années passées dans la campagne japonaise avec une étudiante, à comprendre comment le pays évolue, comment les mentalités des paysans aux pratiques archaïques, dépossédés de leurs biens par un complexe pétrolier gigantesque, de conservatrices deviennent révolutionnaires. Aix-en-Provence, quelques années plus tard, à vivre parmi les femmes du MLAC, pratiquant des avortements clandestins. Et finalement un frère, qui vient d’avoir une fille, et qui, perdant la vue, gagne en courage : c’est ce courage qu’il faut accompagner. L’engagement n’est pas seulement idéel, il est dans l’existence, dans la durée, dans le lieu où l’on choisit de vivre, dans les personnes qu’on choisit de fréquenter. Et c’est sur cette durée de l’engagement que se fonde le cinéma de Yann Le Masson : il ne s’agit pas de filmer seulement les batailles, mais aussi le quotidien, le chat qui dort, la fête d’un nouveau toit posé sur une maison, la naissance d’une petite fille parmi les femmes du MLAC. Filmer tout cela, pour dire à quelle profondeur se situe la conscience politique, pour dire que le combat n’est pas seulement lié à l’événement, mais à la vie, à toute la durée de la vie, comme une attention permanente portée à la moindre chose.

Cinéma spectaculaire également, rivalisant d’audace avec les plus grosses productions, comme cette bataille en noir et blanc, sur le chantier de l’aéroport de Narito, entre résistants et forces de l’ordre. Les boucliers rectangulaires scintillent, les lignes d’attaque attendent puis foncent : Eisenstein n’est pas loin, puissance d’une caméra portée fonçant dans la géométrie des stratégies opposées. Et ces deux accouchements, encadrant le film sur les militantes du MLAC, moments gracieux de solidarité, d’entraide, d’écoute, de patience. Moments de joie que Yann Le Masson filme sans évacuer leurs connotations religieuses ou chrétiennes : cette femme tenue par une dizaine d’autres évoque irrémédiablement une descente de croix. Et là, c’est peut-être du côté de Terrence Malick qu’il faudrait chercher, dans ce cosmique à fleur de peau, dans cette élégie du vivant comme puissance surnaturelle. Kashima Paradise et Regarde elle a les yeux ouverts impressionnent, parce qu’ils ne masquent pas leur présupposé, parce qu’ils embrassent largement leur sujet en faisant confiance à ce qui est, à ce qui se présente, et presque sans contrôle. Pourquoi évacuer le spectacle d’un procès, d’une naissance, d’une bataille ? Pourquoi forcer la sobriété quand elle n’est pas là ? Pourquoi le spectacle serait-il seulement l’apanage des puissants ? C’est le divertissement qui est bourgeois, pas le spectacle. Voir les films de Yann Le Masson aujourd’hui reprécise cette distinction oubliée : les héros avancent sans fausse pudeur.

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