mardi 21 juin 2011

Nul si découvert, au Plateau, autour du Sub de Julien Loustau

L’exposition Nul si découvert, qui a lieu en ce moment et jusqu’au 7 août au Plateau, a la bonne idée de présenter l’un des plus beaux films de ces dernières années : Sub, de Julien Loustau, dont on peut lire sur ce blog à cette page une chronique, écrite lorsque le film était sorti à l’Entrepôt pour les 10 ans de pointligneplan.

L’exposition articule les œuvres autour des mille propositions de ce film, dont une question, majeure : qu’est-ce qu’on voit quand on ne peut pas voir ? Question qui devient vite : qu’est-ce que voir ? Dans la plupart des cas, nous sommes privés de la matière du visible, alors nous devons nous demander quelle est la matière du voir.

C’est l’occasion de retrouver cet extrait du Roma de Fellini, où, construisant un métro dans le sol de Rome, une équipe découvre des fresques anciennes, qui, au contact de l’air du XXème siècle, s’effacent sous nos yeux. Voir, ici, serait détruire, serait rompre avec l’éternité, serait faire de l’éternité un instant du visible. Voir est éternel, mais le visible n’a qu’un temps. C'est l'hypothèse fellinienne.

Dora Garcia, avec The locked room, nous montre une porte. L’écriteau nous indique qu’elle seule détient la clef de cette porte, et que dès lors que nous la forcerions, dès lors que nous verrions ce qu’il y a derrière cette porte, l’œuvre serait détruite. L’œuvre est la clôture, la privation du visible. Dans un espace public, un espace privé jette un trouble. Et ouvre tout un champ dans lequel nous pouvons projeter ce qui secrètement nous anime. Cette porte est fermée sur un espace qui paradoxalement n’appartient qu’au spectateur.

Eric Baudelaire a écrit à chacun des premiers ministres britanniques pour leur demander ce que contiennent les lettres dont eux seuls ont eu connaissance, lettres qui ne seraient dévoilées que si toute une partie du monde avait été détruite par une guerre nucléaire. Chacun des premiers ministres répond, et ce sont leurs lettres de refus que Eric Baudelaire expose. Nous ne saurons pas, mais une histoire de la gouvernance britannique de dessinera, à travers les différentes réponses et l’attention portée à la requête de l’artiste.

Alighiero Boetti a noirci (ou bleui), au stylo bille, cinq grandes toiles intulées Per filo e per segno. Toiles sur lesquelles on voit, surgies de l’ordre fou des traits de stylo bille, les 26 lettres de l’alphabet alignées, et quelques apostrophes isolées. La question de l’adresse, et celle du langage, qui agit comme un ordre posé sur un autre ordre, comme un système imprimé sur un autre. Système du langage perdu dans le système du monde.

Bas Jan Ader est trop triste pour nous dire quoi que ce soit. Il pleure sur une vidéo de trois minutes, et ne dit pas un mot. L’œuvre a pour titre I’m too sad to tell you, seule parole adressée au spectateur, interdisant tout espoir et tout autre mot. On nous prive des mots, mais on voit bien ce quelque chose qui ne va pas. On voit la peine, et seule elle compte alors. On nous prive de la parole, mais jamais du langage. Il en va de même avec le visible : on peut nous priver de lui, mais pas de voir.

On aurait pu, à cette exposition, ajouter le film The white diamond de Werner Herzog, où Herzog construit son documentaire autour d'images d'un lieu mythique qu'il décidera pendant le tournage de ne pas nous montrer. Et trouvant ainsi une manière d'organiser le monde autour d'un insu, autour d'un vide, plutôt qu'autour d'une preuve ou d'une certitude. Chacune des oeuvres présentées nous propose un monde débarrassé de la foi ou de l'hypothèse, absolument rationnel et absolument poétique.

dimanche 12 juin 2011

Une séparation - Asghar Farhadi - Jodaeiye Nader az Simin

Plus que sur une séparation, le film porte sur la distance. Distance au sein d'un couple, distance entre les hommes et les femmes, distance entre les enfants et les adultes, entre l'Iran et le reste du monde, entre la parole et la vérité, etc... En ce sens, le film est bien construit.

MAIS il n'y a pas une seconde de cinéma là-dedans. Qu'est-ce que le film m'enseigne de plus que si j'avais lu son scénario ? Rien ! Tout est joué d'une même note, tout le temps. Les acteurs sont sans surprise. L'image est moche. Le cadre est approximatif. Les quelques essais de représentation de cette distance ont déjà été vus mille fois (deux personnages de part et d'autre d'une vitre). La seule chose, peut-être, c'est le rapport au voile, qui agit comme une contrainte (dans le cinéma iranien agréé, les femmes doivent garder leur voile même pour faire la vaisselle) plutôt stimulante.

Alors qu'est-ce que c'est que ce film ? Rien de plus qu'un Usual Suspect version world-cinéma. Une machine à tricher, qui voudrait nous faire croire que personnages et spectateurs vont réfléchir ensemble à la résolution d'un problème, mais qui révèle seulement à la fin l'élément clef de cette réflexion, de telle sorte que le problème n'existe plus, n'a jamais existé. Bernés, gavés d'idées fausses, soûlés de réflexions sans objet, nous rentrons chez nous en nous disant : il nous a bien eus. C'est ça le cinéma ?

jeudi 2 juin 2011

Yann Le Masson : Kashima Paradise, Regarde elle a les yeux grand ouverts, Heligonka, J'ai huit ans, Sucre amer

C'est contre la censure que Yann Le Masson a construit son cinéma. Contre l’ordre et, d’une certaine manière, contre le cinéma lui-même. Alain Resnais ne trouvait pas d’argent pour tourner un film sur l’Algérie, le cinéma devenait synonyme d’impuissance. Et Yann Le Masson a refusé cela, convaincu que dans l’invisible, dans l’interdit, dans le censuré d’avance, il y aurait une place pour lui, pour sa parole et son regard, pour des visages qu’on ne pourrait voir autrement. Réunissant des fonds, il a tourné, à partir de dessins d’enfants, sur une idée de René Vautier, son premier court-métrage, son premier travail hors-circuit, J’ai huit ans. Visages, paroles et dessins d’enfants représentant leur histoire. Visages qui fixent le spectateur et l’accusent d’ignorer une guerre à laquelle il participe. Le film a circulé, de réseau en réseau, clandestinement, et a été largement vu. Invisible, censuré, mais vu. Le dernier film de Yann Le Masson, sur son frère devenant aveugle, parle de ça : comment voir ? comment, sans la vision ? Voir autrement, sans dissimuler l’angle d’attaque, nul besoin. Au contraire, le cinéaste affirme sa position : il se tient là, dans cette zone d’insu, au su de tous. Le film met en lumière un paradoxe : ce que l’ordre dissimule contre ce que l’homme sait, et cette dissension entre l’homme et l’ordre est le début d’une prise de conscience révolutionnaire, que la révolution soit mondiale (l’Algérie, la Réunion, colonisés), nationale (le Japon, colonisé par lui-même), de mœurs (l’avortement), ou intime (contre la cécité, développer une autre force).

On pourrait dire qu’il s’agit d’un cinéma partisan. C’est vrai. C’est vrai, mais seulement dans la mesure où chaque image relève d’une étude précise, d’une connaissance intime et politique du monde que le cinéaste choisit de filmer. Chaque film relève d’une vie nouvelle, d’une métamorphose, d’un déplacement. L’Algérie, d’abord, parce que Yann Le Masson, enrôlé par le service militaire, a combattu ce en quoi il croyait, ceux qu’il voulait défendre. Le Japon, ensuite, pour une rencontre amoureuse : deux années passées dans la campagne japonaise avec une étudiante, à comprendre comment le pays évolue, comment les mentalités des paysans aux pratiques archaïques, dépossédés de leurs biens par un complexe pétrolier gigantesque, de conservatrices deviennent révolutionnaires. Aix-en-Provence, quelques années plus tard, à vivre parmi les femmes du MLAC, pratiquant des avortements clandestins. Et finalement un frère, qui vient d’avoir une fille, et qui, perdant la vue, gagne en courage : c’est ce courage qu’il faut accompagner. L’engagement n’est pas seulement idéel, il est dans l’existence, dans la durée, dans le lieu où l’on choisit de vivre, dans les personnes qu’on choisit de fréquenter. Et c’est sur cette durée de l’engagement que se fonde le cinéma de Yann Le Masson : il ne s’agit pas de filmer seulement les batailles, mais aussi le quotidien, le chat qui dort, la fête d’un nouveau toit posé sur une maison, la naissance d’une petite fille parmi les femmes du MLAC. Filmer tout cela, pour dire à quelle profondeur se situe la conscience politique, pour dire que le combat n’est pas seulement lié à l’événement, mais à la vie, à toute la durée de la vie, comme une attention permanente portée à la moindre chose.

Cinéma spectaculaire également, rivalisant d’audace avec les plus grosses productions, comme cette bataille en noir et blanc, sur le chantier de l’aéroport de Narito, entre résistants et forces de l’ordre. Les boucliers rectangulaires scintillent, les lignes d’attaque attendent puis foncent : Eisenstein n’est pas loin, puissance d’une caméra portée fonçant dans la géométrie des stratégies opposées. Et ces deux accouchements, encadrant le film sur les militantes du MLAC, moments gracieux de solidarité, d’entraide, d’écoute, de patience. Moments de joie que Yann Le Masson filme sans évacuer leurs connotations religieuses ou chrétiennes : cette femme tenue par une dizaine d’autres évoque irrémédiablement une descente de croix. Et là, c’est peut-être du côté de Terrence Malick qu’il faudrait chercher, dans ce cosmique à fleur de peau, dans cette élégie du vivant comme puissance surnaturelle. Kashima Paradise et Regarde elle a les yeux ouverts impressionnent, parce qu’ils ne masquent pas leur présupposé, parce qu’ils embrassent largement leur sujet en faisant confiance à ce qui est, à ce qui se présente, et presque sans contrôle. Pourquoi évacuer le spectacle d’un procès, d’une naissance, d’une bataille ? Pourquoi forcer la sobriété quand elle n’est pas là ? Pourquoi le spectacle serait-il seulement l’apanage des puissants ? C’est le divertissement qui est bourgeois, pas le spectacle. Voir les films de Yann Le Masson aujourd’hui reprécise cette distinction oubliée : les héros avancent sans fausse pudeur.

Chronique ici aussi.