jeudi 28 avril 2011

où vont ceux qui s'en vont ? - antoine mouton

Mon troisième livre vient de sortir. Ici, un lien vers une vidéo où sont lus quelques extraits.
Ca s'appelle Où vont ceux qui s'en vont ?, et c'est aux éditions La Dragonne.

lundi 25 avril 2011

Tomboy - Céline Sciamma

Trouble dans le genre.
Mais vécu moins comme traumatisme que comme possible.
Suite à un déménagement, Laure, cm2, se découvre, hors de l'appartement, une autre identité possible : Mikaël. C'est les grandes vacances, elle a les cheveux courts et pas encore de seins, elle devient il, joue avec les autres ils, séduit une elle. Pendant la première heure du film, tout est comme une fable, plein de joie, sans pesanteur : masculin, féminin, ça ne tient à rien, jouer au foot, cracher par terre, se battre. Rien, pas même les attributs du genre, si facilement dissimulables à cet âge. Non, vraiment, rien ne peut arrêter Laure de devenir Mikaël, de s'inventer une nouvelle vie - comme sa mère, enceinte, invente un autre enfant, sans qu'il ne soit jamais dit s'il s'agit d'un garçon ou d'une fille : si la naissance est quelque chose de magique, l'existence peut l'être aussi. Mais l'école, la rentrée scolaire, pointe le bout de son nez au détour d'une phrase.
Le film aurait pu s'arrêter là. Nous laisser sur cette impression de liberté, sur cette farce non démasquée, ce marivaudage exaltant. Mais Céline Sciamma choisit de conclure par un retour à l'ordre, et ce n'est pas la partie la plus réussie du film. D'abord, parce que ce retour est prévisible, attendu, et met de la gravité où il n'y avait que de la puissance. Ensuite, parce que la cinéaste ne semble pas tout à fait à la hauteur de la cruauté que son histoire génère. Elle se rattrape, in extremis, par un nouveau départ flamboyant et troublant, par un autre possible esquissé sous un arbre. Mais elle est bien meilleure à saisir les jeux, la langueur de l'été, ce qui circule d'indéterminé entre tous ces petits êtres en devenir. La force de son film tient à son héroïne, à sa Katherine Hepburn de 10 ans, qui exhibe sans pudeur tous les possibles de son corps grandissant, et qui joue à la fois la joie d'inspirer du trouble, et le trouble que cette joie suscite en elle. Pas d'atermoiement psychologique, seulement des faits, des rires, quelques vraies scènes - cette famille, ce lieu, ces enfants, tout cela existe.

samedi 23 avril 2011

Odilon Redon au Grand Palais

La folie. Une tête de femme (d'homme ? le genre est souvent indéterminé chez Odilon Redon) prise dans un triangle qui l'encogne, aiguisant, dirigeant et réduisant sa vision.

Les dessins les plus puissants à mon goût sont ceux où les yeux apparaissent - ce sont des dessins qui sont des visions, précisément, littéralement, parce qu'ils ont des yeux pour voir - et souvent ces yeux nous voient. Nous devenons nous-mêmes visions de ces visions. Le fantastique, le monstrueux, se situent là, dans cette réflexivité, dans ce détournement du 'voir'.

L'humour de ces squelettes déhanchés ou de ces araignées qui viennent de faire une mauvaise blague et en préparent déjà une autre, n'atténue pas l'effroi. L'humour est celui de figures qui se rient de nous, consolidant leur hiératisme.

La nuit (1886), 6 planches. 6 planches d'un monde arrêté. Le dessin est ici comme une suspension du temps, dessinant un monde par une succession d'arrêts. Pour Odilon Redon, c'est le début des séries-poèmes, où un vers accompagne chaque dessin. La suite des dessins forme une phrase, un monde, une intelligence du visible par le lisible.

Béatrice (1897). Lithographie tricolore.
C'est le début, non d'un travail sur la couleur, déjà amorcé, mais d'un abandon du noir et blanc. Et avec le noir et blanc, ce qui se perd, c'est le regard. Les figures ne font plus face, elles montrent leur profil, elles n'ont presque pas d'yeux, elles semblent disparaître. Le visible, dans le spectre intégral de la lumière, se fait plus rare et plus fragile.

Le Christ du Silence, par exemple, avec ses couleurs flamboyantes, marque ce qui apparaît d'abord comme une contradiction entre les jaunes, verts et bleus flamboyants, et cette main portée devant la bouche et ces yeux fermés. Il ne s'agit plus de vision, en tout cas pas de la même façon que dans les dessins de la période noir et blanc d'Odilon Redon. On pourrait parler plutôt de pré-vision (avant que les yeux ne s'ouvrent et ne fassent disparaître ces couleurs). La couleur semble précéder le visible - la couleur est la naissance du visible, le bain cosmique où se forment les figures.

Mais Odilon Redon n'abandonne pas tout à fait le noir. Dans la salle des bouquets, à la presque fin de l'exposition, les boutons des fleurs nous fixent comme plus tôt les monstres. Et de cette peinture ornementale se dégage une impression de grand malaise, de grand trouble.

jeudi 21 avril 2011

Source code - Duncan Jones

Le film n'évite aucun des poncifs du genre : sentimentalisme en guise de rachat final, philosophie de la vie façon se sentir mieux dans ses baskets en douze jours, réconciliation avec le père, et antimanichéisme finalement très manichéen (au lieu d'un clan contre l'autre, c'est les manipulateurs contre les manipulés)... Mais, bizarrement, il s'en tire plutôt bien. Il s'en tire bien parce que Jake Gyllenhaal est un grand acteur, charismatique et bouffon, loin de l'underacting sourcillo-maxillaire très en vogue chez les acteurs américains du moment toujours pas remis de la performance de Brando dans Le parrain et sa mâchoire pleine de coton. Gyllenhaal, lui, est un étrange mélange de De Niro et Cary Grant, à la fois très volontaire dans son jeu et très distancié, avec une intensité toujours relevée par une forme d'aristocratie légère, guillerette, sautillante. Sa présence seule suffit à faire sortir le scénario scientifico-humaniste de ses gonds. A lui donner la légèreté dont manque cruellement Matrix, par exemple, ou Memento.

Ensuite, il y a une chose étrange, rare dans ce type de cinéma, et on se demande à quel point tout le film n'a pas été construit autour de cette idée ou de ce désir : quelques minutes autour d'une sculpture d'Anish Kapoor à Chicago. Avec son jeu de piste sur les mondes quantiques, Duncan Jones semble vouloir faire l'éloge de cette sculpture, et poser sur elle une hypothèse : et si Anish Kapoor nous proposait, par son travail sur le reflet et sa déformation, une réflexion sur ce que pourrait être un monde semblable au nôtre dans un temps parallèle ? Et si les sculptures d'Anish Kapoor, plus que des formes et des matières, plus que de la lumière, étaient du temps ? Dans cette façon de placer un monument au coeur de son film, Duncan Jones revendique, d'une certaine manière, une paternité hitchcockienne, que son film assume avec beaucoup d'énergie.

L'autre grande joie de Source Code est sa répétitivité. Le héros se retrouve projeté de nombreuses fois dans un train dans la peau d'un autre homme, train dans lequel une bombe a été posée qui explosera 8 minutes plus tard. Ces 8 minutes sont rejouées à foison, comme dans Un jour sans fin, dessinant, par leur répétition, un univers très vaste, très riche, fait de choix, d'hypothèses, de paroles, de doutes et de suspicions. A ces 8 minutes, il y a un contrechamp, antichambre d'éternité, capsule givrée où Jake Gyllenhaal doit rendre des comptes avant d'en être de nouveau expulsé, compilant les renseignements jusqu'à l'élaboration d'une solution pour sauver le monde (c'est-à-dire Chicago). Cette alternance d'action et de réflexion, de moments où il faut être le plus rapide possible et d'autres où il faut au contraire gagner du temps pour sauver sa peau en plus de celle de l'humanité, donne au film une architecture solide et réjouissante. J'aurais aimé que cela soit plus poussé et plus radical, mais c'est quand même une bonne surprise.

mercredi 20 avril 2011

L'autobiographie de Nicolae Ceausescu - Andrei Ujica

L'autobiographe est celui qui écrit sa propre vie. Aussi, lire sur l'affiche que cette Autobiographie de Nicolae Ceausescu est signée Andrei Ujica fait l'effet d'une blague. C'en est une, mais pas seulement. Pas seulement parce que c'est bien le point de vue de Ceausescu sur lui-même qui circule dans les images que Andrei Ujica nous présente. C'est une vie comme une fête, comme un trip au LSD sans redescente, sous les applaudissements et les saluts, la langue verrouillant toute pensée, laquelle se planque sous quelques mots-clefs faisant office d'intelligence suprême ("marxiste-léniniste", par exemple). Rien de plus que ce que la télévision officielle a bien voulu montrer. Et malgré cela, à ces images se superpose notre connaissance de l'histoire roumaine (et de l'histoire mondiale), comme un hiatus permanent : le temps joue contre l'actualité, parasite la joie sereine ou la gravité nuancée d'images jouant le rôle qu'on a bien voulu leur donner. Images qui se retourneront contre celui qui les fait naître : c'est la même télévision qui fera la gloire de Ceausescu et qui le jugera lamentablement avec sa femme à ses côtés après le massacre de Timisoara, appelé ici "génocide" (la propagande est morte, vive la propagande). Cela nous est donné dès le début du film, et colore les images qui suivront, glorieuses, intactes, de l'idée mythique de la créature se retournant contre son créateur. La télévision aura été le Frankenstein de Ceausescu.

Le film nous donne à comprendre que toute tentative de verrouillage de l'image en vue d'une propagande est vouée à l'échec. On entend souvent : "on fait dire ce qu'on veut aux images". Le film nous prouve le contraire : les images ont une parole propre, une réflexivité permanente, immortelle, malgré tous les effets et le génie de ceux qui les produisent, malgré tous leurs efforts, toutes leurs intentions pensées et préparées au millimètre près. Ce que nous apprend cette autobiographie, c'est qu'on ne peut pas se cacher derrière une image. On utilise les images pour se dissimuler, mais, fatalement, un jour ou l'autre, les images dénonceront cette dissimulation. C'est quelque chose de très paradoxal (se montrer pour se cacher) et il est jouissif de voir à quel point ce paradoxe ne tient pas : moins les images disent la vérité, plus elles la montrent. On imagine alors la méthode de ce film appliquée aux images que nous recevons en ce moment, aux images de notre présent, et on voit tout le travail à faire, sur Sarkozy notamment, toutes les joies critiques que le futur, que le temps nous réservent. Andrei Ujica nous apprend à voir plus loin qu'au présent. Le temps dessoude toute autorité, tout pouvoir du visible. Et le film dépasse son sujet, Ceausescu, la Roumanie, le communisme : sa méthode contamine chacune des figures en place, mortes ou vivantes, proches ou éloignées, tout le monde y passe.

Tout le monde y passe peut-être parce qu'il s'agit, justement, de Ceausescu et d'aucun autre dictateur. Le rapport de la Roumanie au monde était singulier, cherchant le contact, accueillant De Gaulle, visitant la Chine comme les Etats-Unis, préservant tant bien que mal son indépendance vis-à-vis de l'URSS. Le regard du spectateur de ce film est très vite exercé, aussi se met-il à démonter avec la même habileté le faste coloré et psychédélique des stades coréens et les pelouses vert fluo des meetings américains, les applaudissements des membres du Parti Communiste Roumain et les couronnes britanniques scintillantes. Cette autobiographie fait tout s'effondrer, tout défilé, tout gala, toute vacance présidentielle, toute main serrée et tout salut : mangée par l'image, dévorée, la politique telle qu'elle s'exerçait au XXème siècle ne semble plus tenable (on sait pourtant qu'elle peine à se renouveler, s'enfonçant au contraire dans le monde des images qu'elle croit pouvoir contrôler). Et cela, cette caducité de l'office politique, c'est le réjouissant constat du film de Ujica.

L'évolution du film est saisissante, s'emparant d'un spectacle permanent et le faisant sien selon une autre logique. Plus Ceausescu est jeune, plus les images sont vieilles. Noir et blanc granuleux, contrasté, de ce deuil national du précédent leader, où une file interminable d'anonymes passent devant le corps du défunt dans l'immense palais, jour et nuit. Et plus Ceausescu vieillit, petit, tassé, le visage taché, plus les images rajeunissent : vidéo aux couleurs vagues, striée, peinant à dessiner les contours des formes qu'elle filme. Le passage à la pellicule couleur est résolu par une partie de volley-ball où le Conducator se montre mauvais joueur. Dès lors, trips ultimes en Corée et en Chine où les dirigeants font du peuple des impressions colorées, après qu'ils en aient fait, quand la télévision était en noir et blanc, des silhouettes sur le bord des routes saluant le passage de la voiture présidentielle. D'ombres floues soutenant la majesté des paysages en devenir, le peuple devient tâche psychédélique. Peu à peu, l'homme du coeur du parti s'éloigne de ceux à qui il s'adresse, prend ses distances, prend de la hauteur. Il ne parle plus parmi, mais face, distant de quelques mètres de son auditoire dans une salle trop grande où pour la première fois il improvise un discours et s'énerve, scandant, battant des bras tel Don Quichotte. En même temps que le dictateur se désintéresse et s'épuise des obligations officielles, des visites des uns et des autres, des fleurs qu'il reçoit et rejette aussitôt à un homme porte-fleurs, des voyages creux où on l'applaudit comme chez lui, d'une visite aux studios Universal où capitalisme et socialisme se confondent dans le spectacle, l'homme s'inquiète de ce que son pays devient. Son discours se durcit. Son intelligence tente quelques sorties. Après les années diplomatiques, le ton monte. Les images accompagnent cette évolution. Car le film, non content d'être la critique d'une dictature et un essai sur la propagande d'une manière plus générale, est aussi une réflexion sur l'histoire des images.

A lire aussi, ces lignes sur Out of the present, du même Ujica, présenté au Festival du Cinéma du Réel il y a quelques semaines.

mardi 19 avril 2011

Philibert - Sylvain Fusée

Je trouve le film vraiment intéressant sur la question du pastiche et sur le rapport qu'il entretient avec la comédie française contemporaine.
Sur le pastiche d'abord, par sa façon de rejouer les figures clefs d'un genre sans les travestir, comme une ligne de conduite qu'il suivrait de façon absurde mais volontaire. De là naît un entêtement. Cette histoire de chanson dévoilant les événements avant qu'ils n'adviennent est une idée plutôt forte. Les comédiens, excepté Manu Payet qui n'articule jamais et semble essayer de toujours jouer autre chose que ce qui est écrit (avec un certain goût pour la figure du mec sympa), s'en donnent à coeur joie dans l'abnégation parodique. Ils ne sont qu'images, réminiscences décadentes, usures hystériques, et ne cherchent jamais à dépasser cet état de fait - tant mieux.
C'est d'ailleurs sur ce même point que Philibert se démarque des comédies françaises (que je connais mal mais quand même un peu) : le refus de toute justification, la gratuité du rire, que tant d'abrutis cyniques voudraient nous faire payer avec des larmes pieuses. La revendication est explicite, dans le texte même du film, lorsque, à la fin, le méchant avoue n'avoir aucune raison d'être méchant, mais l'est coûte que coûte.
Il y a des scènes très drôles : les réunions de collants, les bonnes soeurs trucidées, la torture du puceau, les masques de cuir démissionnaires... tout cela s'affirme nettement, peut-être un peu trop lentement (la galère et la tour, notamment), ou trop mécaniquement (les répétitions et variations autour d'un même procédé, tel celui des accolades de collants, trois fois décliné jusqu'au clin d'oeil malvenu d'un refus d'obtempérer), pour générer le délire qu'on attend d'un pastiche. Philibert est un film un peu trop accroché aux rambardes de sécurité. Il n'ouvre pas sur suffisamment d'anarchie.
Mais le vrai défaut du film tient je crois à autre chose : son rapport à l'image. A la fois trop soignée et trop pauvre, plutôt que de nous renvoyer à un genre passé de mode, elle en appelle un autre : celui du télévisuel chic. Il y a beaucoup de paresse dans ces images, peu d'intuition, et la multiplication des faux raccords, par exemple, me semble facile - on les attend, ils arrangent tout le monde, on aimerait qu'ils soient plus absurdes, moins faussement subtils. De la même façon que les effets ratés (accélération des courses de chevaux, projecteurs qui s'éteignent à chaque bougie qu'on souffle, musique héroïque) se retrouvent coincés entre l'hommage et la dérision, ne choisissant ni l'une ni l'autre piste. Malgré cela, le cinéaste a quand même le culot de la durée et celui de l'écran noir. Il sait installer une scène - mais il sort de chaque scène sans s'être trop mouillé, sans avoir modifié ou bouleversé les règles du jeu que l'histoire impose.

samedi 9 avril 2011

Essential killing - Jerzy Skolimowski

Malgré l'impression très forte que le film peut produire, je persiste à penser que Skolimowski n'est pas un grand cinéaste. Tout concourt pourtant à donner l'idée du chef d'oeuvre. La production d'abord, inouïe pour un film aussi radical, hélicoptères, explosions, tournage international. Le scénario ensuite, presque sans dialogue, proposant l'aventure d'un homme traqué quelque part dans le monde - c'est l'universalité qui est visée ici : qu'est-ce qu'un corps, qu'est-ce que la peur, qu'est-ce que la survie, comment mange-t-on, comment dort-on ? En bref : qu'est-ce que la présence ? Qu'est-ce que c'est, un être humain sur Terre, seul contre tous ? Et au-delà de cette universalité, Skolimowski ne refuse pas les signes politiques de notre époque : la barbe taliban, la combinaison orange Guantanamo, la torture, les soldats idiots comme des adolescents peuvent l'être lorsqu'ils ont du pouvoir mais pas d'éducation, la burqa dissimulant les identités des uns et des autres. Ces allusions politiques sont des propositions esthétiques d'une grande pertinence. Auxquelles s'ajoute un travail sur la couleur, que je trouve, personnellement, très laid, mais qui existe : du sépia désertique au blanc sur blanc des espaces enneigés, le cinéaste enchaîne les idées fortes. Le film n'est pas non plus une redite de Traqué : quand Friedkin organisait une rencontre entre le chasseur et sa proie jusqu'à ce que l'un et l'autre se confondent, Skolimowski préfère un homme réduit à rien et poursuivi par un groupe qui n'a pas de nom et peut-être aussi peu de légitimité que lui. D'un côté, on a un film d'amour, comme Koltès disait des films de kung-fu, de l'autre, on a quelque chose de plus acétique, sans contrechamp, plus 'essentiel' et canonique. Mais c'est là que ça se gâte.

Il y a dans Essential killing quelques minutes de grâce, où le cinéma de Skolimowski montre ce qu'il peut faire de mieux, et qu'on soit touché ou non par son style et par ses plans (que je trouve toujours un peu morts), on ne peut que s'incliner. Ces minutes recouvrent trois séquences : les chiens hurlant, le pêcheur et son poisson, et la femme au bonnet et l'enfant. Par la drôlerie outrageuse des deux dernières, on pourrait penser que le film va rejoindre le Merde de Carax, finir sur une irrévérence, emprunter la piste de l'outrance et de l'anarchie. Mais non. Ce qui est à l'oeuvre ici, c'est la sainteté. Ces trois séquences sont comme les épisodes d'une vie de saint. Et la dernière partie, avec Emmanuelle Seigner en muette consentante, confirme cette impression : Essential Killing est le film d'un chrétien convaincu, et, s'il ne l'avoue pas, s'il s'en défend, quoiqu'il fasse c'est là, dans le moindre plan, le moindre cadrage, la moindre idée esthétique (le cheval blanc sur lequel le sang d'un homme coule, voilà un beau poème de catéchumène). Prendre Vincent Gallo pour interpréter le rôle n'est pas anodin, quand on connaît sa propension au dolorisme christique, sur lequel The brown bunny repose, par exemple.

Pour les trois séquences en question, c'est formidable, c'est une piste de cinéma incroyable, c'est l'avènement de quelque chose dans le film que seule l'image peut dire. Pour le reste, c'est plus problématique. Dès qu'il s'agit du passé du héros, notamment, ressurgissant sous forme de séquences rêvées passées à travers un vilain filtre jaunâtre. Le héros est musulman, barbu, et l'imam lui promet monts et merveilles s'il tue. Sa femme a un voile bleu layette. Et quand il mange un fruit il ressemble à un prophète et regarde le ciel. Tout ça est très gentil, un peu inutile à mon goût, mais très gentil. Seulement, ces flashbacks font preuve de l'évidente incapacité de Skolimowski à s'échapper d'un système de représentation exclusivement chrétien. Ce n'est pas la chrétienté qui me gêne, mais la culture, l'étiquette "polonais catholique" accrochée à chacun des plans du film. Si bien que l'hypothèse de faire de ce héros un Saint n'est plus valable : c'est une hypothèse par défaut, pas un choix. Que Skolimowski prenne exemple sur Pasolini, qui avant de faire ses grands films païens, a tourné un Evangile, et, ce faisant, a désévangélisé son regard. Essential killing n'est pas le film universel qu'il voudrait être, c'est un film chrétien, suivant une pente compassionnelle sans faille. J'attends d'un artiste qu'il propose une vision du monde toujours un peu plus large que la culture dont il est issu. Là, avec ce film, on a affaire à un produit. De qualité, mais un produit quand même, repérable, facilement assimilable.

lundi 4 avril 2011

Syndromes and a century - Apichatpong Weerasethakul

Dans Syndromes and a century, il y a une séquence, au début du film, qui est à l’image de ce que nous verrons se déployer ensuite. Un homme et une femme sortent du bureau d’un hôpital de campagne, et empruntent un couloir tandis que la caméra se dirige dans la direction opposée. On continue à entendre les personnages, mais on ne les voit plus. Ce qu’on voit, c’est un champ, et la nature qui l’entoure.

Plusieurs idées apparaissent à la vision de cette séquence.

La première est une impression chromatique. Le dialogue des deux collègues, futile, anodin, portant sur une rencontre amoureuse dans un bar, se trouve soudain soutenu par cette vision du champ, du lointain vert. La qualité d’une couleur influe sur les mots échangés – on pourrait parler de dialogue vert. On trouvera cette attention à la couleur dans la tunique safran des moines en consultation médicale, dans les blouses blanches des médecins de l’hôpital citadin, dans les t-shirts unis des personnes défilant en lignes selon la couleur qu’ils portent dans les couloirs d’un bâtiment. Jusqu’à la fin du film, où toutes ces couleurs, le temps d’une pause, se réunissent dans un parc pour danser. On se croirait face à un cours d’hématologie, où globules blancs et rouges circulent dans les vaisseaux d’un corps humain. La fin du film organise une sortie hors de ce corps, l’hôpital, où circulaient de façon très ordonnée toutes ces couleurs. La danse les mélange. La fin du film est la réunion de toutes ces impressions lumineuses.

L’autre idée, c’est l’échappée. Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul est fugueur. Plutôt que de suivre ses personnages, il filme le paysage. Mais ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre. Le son des personnages, et l’image du paysage. Le cinéaste pratique cette figure de style propre au cinéma, celle du « à la fois ».

La première partie du film (à l’hôpital de campagne) est construite sur le motif narratif de la fugue, si bien qu’on dirait qu’elle coule, qu’elle ne peut s’arrêter. Deux moines consultent une femme pour des problèmes d’insomnie. La femme voit par la fenêtre passer un homme qui lui doit de l’argent. Elle interrompt la consultation brusquement pour le lui réclamer, et revient à ses moines. Plus tard, cette même femme rencontre un médecin qui déclare être amoureux d’elle. Elle lui raconte le jour où au marché elle est tombée amoureuse d’un pépiniériste. Et au sein-même de cette histoire qu’elle raconte, une autre femme lui raconte une autre histoire, qui vient se glisser là à la manière de la Princesse et du Poisson-Chat dans Oncle Boonmee : une histoire de paysans cupides succombant au charme d’un lac aux rives où l’or s’amasse. On ne saura rien des fins de chacune de ces histoires – elles sont là comme des pistes, comme des flux traversant le film, l’ouvrant, lui communiquant leur énergie.

Ainsi, les scènes, subitement interrompues, en révèlent d’autres, comme si elles les contenaient. Cette manière de faire du cinéma est une manière de vivre, de suivre la logique de l’esprit plus que l’impératif linéaire des narrations classiques : Syndromes and a century épouse les sursauts de l’esprit de l’humain, cette capacité à passer d’une affaire à l’autre, évaluant les urgences au fur et à mesure (soigner le moine / récupérer l’argent ; écouter la requête amoureuse d’un homme / lui raconter une histoire). Mais ce qui se passe n’est pas de l’ordre de la rupture. L’auteur du livret qui accompagne le dvd, Antony Fiant, parle de pli. C’est bien cela : un pli, c’est-à-dire un plan unique changeant soudain d’orientation. Ce n’est pas une affaire puis une autre : c’est mêlé. La consultation des moines influe sur la conversation avec l’homme endetté : la jeune femme lui propose, puisqu’il dit ne pas pouvoir lui rendre maintenant la somme qu’il lui doit mais jure de le faire au plus vite, de venir jurer cela devant le moine qu’elle auscultait. De même, lorsque la femme raconte son histoire d’amour à l’homme amoureux d’elle, quelque chose entre eux s’allège, s’égaie.

Pour prolonger cette question du « à la fois » que Syndromes and a century développe, nous pouvons parler de ce plan où une jeune femme approche son visage d’une fenêtre et regarde à travers elle. Sur la vitre, nous voyons à la fois le visage de la femme dans son bureau, et le paysage qu’elle regarde au-dehors. Et l’un et l’autre, visage et paysage, se mélangent dans le plan. Nous ne savons pas si nous sommes dedans ou dehors. A vrai dire, nous sommes dedans et dehors à la fois. Le cinéma peut abolir le confinement de l’être. Ou plutôt, dire ce don d’ubiquité propre à l’esprit, à la fois là et ailleurs.

« A la fois » est donc la figure de style du film. Elle s’opère par la dissociation de l’image et du son, et par l’espace-même du plan. On la trouve aussi dans ses motifs : le vieux moine réclame des somnifères, le jeune moine aurait voulu être DJ, le dentiste donne un concert dans le village, la statue de Bouddha côtoie un panneau de basket – Apichatpong Weerasethakul mêle le profane et le sacré, le sérieux et le léger, l’intime et le privé. Ce qui fait de chaque plan une surprise. Une prise sur une prise sur une prise sur une prise… Un motif sur un autre… Au final, les formes initialement isolées se mêlent de sorte à créer l’impression d’une vérité, d’un temps, d’un lieu. A la manière de cette prairie que le cinéaste filme, tandis qu’une voix-off nous dit qu’autrefois cette prairie était un lac. Ainsi voyons-nous la prairie avec l’idée du lac. Comme nous voyons la ville avec l’idée de la campagne, puisque certaines scènes de l’hôpital de campagne sont rejouées dans l’hôpital de ville.

Ce qui se passe dans l’hôpital de ville est presque la même chose que ce qui se passe dans l’hôpital de campagne. Mais tout tient à ce presque. Les mêmes scènes (un entretien d’embauche, la consultation des moines, et le dentiste) s’y répètent. Seulement, elles sont filmées différemment. Et leur issue n’est pas la même. A l’hôpital de campagne, tout tourne en rencontre amoureuse. A l’hôpital de ville, les cœurs sont déjà pris. Lors de l’entretien d’embauche, par exemple, le médecin postulant, à la question « que signifie les initiales DDT ? », répondra « Dingue De Toi » à la campagne, et pas à la ville.

S’il y a amour en ville, ce n’est pas sous la forme de rencontres, mais d’installations. Chacun a son rendez-vous. A midi, l’homme qui avait apporté à manger à la jeune femme avait été oublié à la campagne pour d’autres questions plus urgentes, tandis qu’à la ville il sera la seule urgence. L’amour se manifeste physiquement : un couple s’embrasse, elle a les mains moites, il bande. L’humain est comme au second plan de la ville : ce qu’on voit d’abord, ce sont les bâtiments blancs, les arbres bruissant, les statues des ancêtres ou des divinités. La campagne est sauvage, la jungle n’est pas loin, l’humain est toujours prêt à bondir sur l’occasion d’un choc amoureux.

Il s’agit, entre les deux lieux, d’établir non pas des oppositions (ou du moins pas seulement), mais des correspondances. La répétition des trois mêmes scènes véhicule des réminiscences. Les scènes de ville sont sans glissements, sans histoires, plus blanches, plus ordonnées, aseptisées pourrait-on dire. Mais elles sont traversées par le souvenir des scènes de campagne qui leur correspondent. Une sauvagerie (une fantaisie) les traverse, bien qu’elles soient policées.

Il faut dire qu’au sous-sol de l’hôpital de ville, vit une curieuse communauté. Des invalides habitent ici, circulent, testent leurs membres de substitution. La ville est à leur image : amputée, mais gardant le souvenir du membre manquant. Dans une jambe en plastique est planquée une bouteille de rhum autour de laquelle médecins et patients se réunissent. Quelque chose du hasard subsiste, quelque chose du caprice et de la liberté.

Cette chronique est lisible à la fois ici et .

dimanche 3 avril 2011

exposition des photographies d'Hervé Guibert à la Maison Européenne de la Photographie

A propos des photographies d'Hervé Guibert, il y a une question que je ne peux pas résoudre. Est-ce que j'aime ses photographies parce que j'aime l'écrivain, ou est-ce que je les aime pour ce qu'elles sont ?
En vérité, je ne peux pas les aimer uniquement pour ce qu'elles sont. Parce que si je vois un portrait de Thierry, aussitôt le souvenir des livres dans lesquels il apparaît resurgit. Je vois les livres devenir photographies. Et je peux ramener le souvenir de ces photographies dans mes lectures. Non pas entre les lignes, mais sur les mots eux-mêmes. L'image s'y loge plus qu'elle ne s'y juxtapose. Les photographies d'Hervé Guibert ne sont pas les hors-champs de ses livres, elles n'en sont pas non plus le secret, elles participent d'une même oeuvre, et je ne peux les dissocier.
La seule chose que je peux dire est la joie que ces photographies m'inspirent. Ne serait-ce que celle-ci, très connue, où la main du photographe se pose sur le torse d'un homme à la tête coupée par le cadre, et qui se nomme "L'ami". Génie du titre, simplicité du geste accompagnant le spectateur jusqu'à cette chose qu'abrite l'ami dans son buste, au niveau de son coeur, ou sur sa peau peut-être, et qui pourrait être l'amitié-même si l'amitié relevait du visible. Hervé Guibert, lui, décide de faire de l'amitié une chose visible. Elle n'est pas seulement dans la présence rapprochée de ce torse fort, elle est surtout dans cette main qui vient s'y poser. L'amitié est dans le lien. Poser la main sur l'ami, le toucher, et prendre de ce geste une photographie.
Finalement, "L'ami" répond à la question que je me pose : il ne peut y avoir d'émotion sans lien, je ne pourrais jamais me défaire des livres d'Hervé Guibert et regarder ses photographies sans me souvenir d'eux, mais tant mieux. J'entretiens avec elles un rapport d'amitié, et les livres se posent sur elles, comme cette main sur ce torse, pour aimer.

Cinéma du réel, jour 10 : palmarès officiel / palmarès personnel

Les prix :

Grand Prix Cinéma du Réel : Palazzo delle Aquile, de Stefano Savona, Alessia Porto, et Ester Sparatore
Prix international de la Scam : Distinguished flying cross, de Travis Wilkerson
Prix Joris Ivens : Il futuro del mondo passa da qui, de Andrea Deaglio
Prix du court-métrage : Extrano rumor de la tierra cuando se atraviesa un surco, de Juan Manuel Sepulveda
Prix des jeunes : Exercices de disparition, de Claudio Pazienza
Prix des blibliothèques : La mort de Danton, de Alice Diop
Prix Louis Marcorelle : Fragments d'une révolution, anonyme
Prix Patrimoine de l'immatériel : La place, de Marie Dumora

Mon top 7 :

1. Les champs brûlants, de Catherine Libert et Stefano Canapa
2. Palazzo delle aquile, de Savona-Porto-Sparatore
3. Kinder, de Bettina Büttner
4. Dom, de Olga Maurina
5. American passages, de Ruth Beckermann
6. Coming attractions, de Peter Tscherkassky
7. Sem companhia, de Joao Trabula

Films manqués : Nous étions communistes de Maher Abi Samra, The last buffalo hunt de Lee Ann Schmitt, Eine ruhige Jacke de Ramon Giger, Koundi et le jeudi national de Ariane Astrid Atodji, La terre tremble de Vania Aillon, Doux amer de Matthieu Chatellier, et Julien de Gaël Lépingle.

samedi 2 avril 2011

Cinéma du réel, jour 9 : American Passages de Ruth Beckermann & Sem Companhia de Joao Trabula

American Passages, de Ruth Beckermann

American Passages est une confrontation. La cinéaste autrichienne Ruth Beckermann vient aux Etats-Unis pour voir ce qu'elle a déjà vu ailleurs, voir ce qu'on nomme clichés et comment ceux-ci peuvent encore tenir maintenant que Obama a été élu et que la crise financière a secoué l'hégémonie du pays. Son film prolonge les films, photographies et livres qu'on connaît - et vérifie leur stabilité. Est-ce que ça tient ?

Dans le choix de ce qu'elle filme et des personnes dont elle recueille l'histoire, l'anecdote, la parole, le témoignage, le sourire pleines dents ou la larme plein mouchoir, elle ne cache pas qu'elle vient d'ailleurs, d'Europe précisément, et que ce pays, duquel elle sera toujours l'étrangère, la fascine. On entend cette question, à un moment du film, posée par l'une des personnes interrogées : why America ? Why America ?, c'est aussi la question du film, qui témoigne de cette curiosité européenne pour les Etats-Unis, curiosité sans fond, reposant sur une croyance.

Les Etats-Unis se sont appropriés la foi comme devise, le fameux Trust d'In God We, et c'est comme s'il n'y avait plus qu'eux pour croire encore, comme si ce pays était la dernière réserve des fidèles, des illuminés, des espérants et des abandonnés. Ils semblent avoir détourné le Trust, confisqué, posé comme un écran entre les autres hommes et ce à quoi ils devraient croire. L'Européen qui veut croire doit d'abord croire aux Etats-Unis, qui semblent être la seule forme valable d'Humanité, à la fois ignorante du reste du monde, et très perméable à ce monde qui vient s'y retrouver, s'y confronter, s'y définir.

Le Trust souffle sous la parole de chacune des personnes rencontrées, et même la parole la plus critique est imprégnée de ce Trust. Tout est foi. Foi d'apparaître là, devant une caméra, et de dire ce qui est. La cinéaste construit son film sur ce rapport si singulier que les Américains ont à la parole.

American Passages divague, saute d'un Etat à l'autre puis revient au premier, sans linéarité ni logique autre que celle de la multitude, de l'étoilement du drapeau. Nous sommes dans les étoiles du drapeau plus que dans ses lignes. Et les passages dont il est question dans le titre n'ont rien à voir avec une durée ou un chemin. Les passages sont ce qu'on ne voit pas, divins pourrait-on dire, dans le miracle de ces paroles qui dialoguent sans s'entendre.

Prendre la parole est comme prendre corps. Le corps des individus filmés se manifeste en même temps qu'il parle, là par des larmes, là par les mains de la cinéaste qu'on attrape pour les serrer, là par un signe de reconnaissance immédiate. Comme si tous ces corps, prosélytes, nous invitaient à les rejoindre, comme s'ils étaient persuadés qu'il n'y a que ce pays, et que chacun d'entre eux est ce pays, même si ce pays les appauvrit, les condamne ou les tue.

La tonalité du film est mélancolique, pas ouvertement critique. On est loin de Jesus Camp ou autre Michael Moore. Mélancolique, comme toute personne étrangère, éprouvant dans la vision et dans l'échange avec l'étranger cette chose invraisemblable : ce pays qu'on voit et qu'on entend toujours, tout le temps, n'est peut-être, au fond, qu'images et mots, et n'a rien de plus à nous dire. Il n'y a pas de secret ici, pas de rationalité manquante, il y a cette foi dans la présence - l'occupation, par le son et l'image, d'une terre, et le recouvrement de cette terre. L'impression qu'on a du pays est alors un mélange étrange de vastitude et d'isolement.

Sem Companhia, de Joao Trabulo

Très beau film, qu'il me faudra revoir sans doute, tant sa force tient à des choses très subtiles et très sourdes, que l'accumulation de films vus pendant le festival finit par écraser.

Ce que je peux en dire, c'est qu'il s'agit de la vie de quelques hommes, deux surtout, prisonniers dans une prison de haute sécurité. Ils parlent, ils s'enferment, ils se font des prisons à l'intérieur de la prison, ils se consolent, se forcent à boire un grog, et parlent du passé comme si c'était leur futur. Partir en mer, surtout, sur les cargos. En attendant, ils lisent et commentent des poèmes et chacun a son interprétation. Ils lisent le Parfum de Süskind et chacun se trouve une odeur de laquelle il se sent proche - l'un de la terre et l'autre des poissons.

Ce qui est sidérant, c'est qu'à aucun moment la caméra n'agit comme le gardien supplémentaire, le surveillant. Le rapport que le cinéaste entretient à ses sujets est un rapport amical, passionné. Il les laisse parler longtemps, il les filme longtemps. Et ce temps décloisonne. Le spectateur ne voit plus des prisonniers mais des hommes.

En voyant Sem Companhia on ne peut pas s'empêcher de penser au travail de Pedro Costa. Et c'est à un point tel que je ne saurais pas dire en quoi Joao Trabulo s'en démarque. Il y a chez lui cette même beauté qui vient extraire les hommes de leur milieu, qui vient les affranchir. L'esthétique libère.

vendredi 1 avril 2011

Cinéma du réel, jour 8 : Dom de Olga Maurina, La guerre est proche de Claire Angelini, Pa Rubika Celu, La croix et la bannière

Dom, de Olga Maurina

Deux hommes, une femme. Ils vivent là, aux abords d'une gare de Moscou, sous des bâches abritant des chiens et une télévision. Ils ont pour projet de se construire une vraie maison, et ils le font, ensemble, avec des planches et des morceaux de polystyrène. S'ils le veulent, c'est que leur collectif est harmonieux, peut s'inscrire dans la durée, même si c'est dans la rue. Et c'est cette harmonie que la réalisatrice nous montre.
Ca commence comme des tableaux, les cadres ont une force inouïe, il y a des visages et des corps perdus dans des amoncellements d'objets, de matières et de couleurs. C'est un travail de peintre, auquel la parole s'ajoute, comme si les modèles pouvaient parler, dire ce qu'ils font là, nus, devant nous.
Nous entendons leurs histoires. L'un était joueur de football professionnel, il avait voyagé en Inde, il avait vu un clochard couvert de mouches. L'autre était soldat en Tchétchénie, mais après une année passée là-bas, il n'a jamais pu y retourner. Déserteur, pour les autorités, il n'existe plus. Elle, on ne sait pas. Elle a des filles quelque part, à l'autre bout d'un téléphone, qu'elle appelle, et auxquelles elle dit "bientôt, bientôt", mais le retour ne vient pas, et ses compagnons se moquent d'elle. Quelque chose la tient là, sous les bâches.
Le joueur de football raconte une histoire. Il travaillait pour une église. Il devait replacer une croix couverte de feuilles d'or au sommet de l'église. Mais il la place à l'envers, et une tornade se déclenche aussitôt. Il parvient finalement à placer la croix au bon endroit. On le remercie d'une belle lettre, d'une icône, et d'une grosse somme d'argent. Il avait caché qu'il était musulman. Cette histoire, parce qu'elle est racontée par cet homme, et parce que cet homme est filmé de cette façon, est la plus belle histoire du monde.
En même temps qu'Olga Maurina délaisse peu à peu les portraits pour s'attacher au quotidien, à l'aventure de cette maison en construction, le printemps vient sur Moscou. Les corps enfouis de l'hiver s'animent, scient des planches, plantent des clous, se tordent l'épaule, se percent le doigt. Le déserteur surtout, développant des ressources physiques qui semblent inépuisables.
Quand la maison est terminée, survient l'émotion de quitter l'abri qu'ils aimaient. Le déserteur ne veut plus partir. Dès qu'il s'absente, les autres arrachent les bâches, cassent les piquets. Même là, il faut avancer.
Autour d'eux, dans les perspectives des cadres, on a vu de grands immeubles modernes aux façades de verre. Et en construisant cette maison sur un terrain vague, c'est comme s'ils s'étaient inspirés de la démesure des alentours. Seulement, c'est une démesure à leur mesure.
En un sens, c'est un film renoirien, c'est ce qu'il reste de Renoir, là, à la rue. On voit des gens, on voit ce qui circule entre eux, on voit comme une famille choisie dans un destin subi.

La guerre est proche, de Claire Angelini

Des plans fixes du camp de Rivesaltes, aujourd'hui en ruines. Des façades renversées, des murs fissurés, des dalles qui ne portent plus aucun mur, des cabanes qui résistent mais sans toit.
Le film est découpé en quatre chapitres, et chacun est porté par une parole : celle de l'architecte, de l'Espagnol, de la Harki, de la militante. L'architecte nous explique comment se font les ruines, et comment les ruines sont le destin de ces lieux où certains hommes ont voulu en dominer d'autres. L'Espagnol nous raconte son enfance passée dans ce camp. La Harki, également, mais son enfance est plus proche de nous. Et puis la militante, qui ne veut pas qu’on oublie qu’avant de n’être qu’un tas de ruines, ce lieu était un centre de détention, ni qu’avant d’être un centre de détention, ce lieu était un camp de concentration. Ce sont quatre voix qui font les quatre temps du lieu : son origine, ses débuts, son 'épanouissement', sa mémoire.

Pa Rubika Celu, de Leila Pakalnina

Ca dure trente minutes, ça pourrait en durer cinq, ou bien huit heures. Ca ne va nulle part, ça ne dit rien, ça vire au système à toute allure.
Pourtant, il y a une élégance à filmer ces promeneurs sur une voie cyclable. Une élégance dans le montage, des intuitions burlesques, un sens du tempo. Beaucoup de talent et de technique au service d'aucun engagement. Pa Rubika Celu devient peu à peu aussi dense et cumulatif que Vidéogag.

La croix et la bannière, de Jürgen Ellinghaus

C'est en Allemagne. Ca montre des gens racistes et bêtes et contents d'eux. Et ça les montre de façon raciste, bête, et contente de soi. Epouvantable.

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Ai tenté d'accéder à la projection de Sleepless night stories, le dernier film de Jonas Mekas, mais impossible. Ai bu une bière à la place, en pensant bien à lui.