mercredi 1 décembre 2010

Trois films de Frank Borzage : L'heure suprême, Lucky Star & L'ange de la rue

En trois ans, Frank Borzage fera trois fois le même film avec le même couple d’acteurs. Charles Farrell, loulou malin, candide, naïf, lunaire, et Janet Gaynor, dont le corps à la moindre émotion twiste façon feuille morte. Il fond, elle frémit. Il se dresse devant elle pour lui promettre la lune, elle y croit.
Trois fois la même histoire d’un choc amoureux. Par trois fois, on verra Janet Gaynor sortir de chez elle, s’échapper, fuir un destin pesant (une sœur acariâtre dans L’heure suprême, une mère morte et une accusation de vol et de tapin dans L’ange de la rue, une vie très laborieuse et la promesse d’un mariage malheureux dans Lucky Star). Par trois fois, elle rencontrera Charles Farrell, tour à tour nettoyeur d’égouts, peintre, et soldat infirme. Par trois fois, ils seront séparés (par la guerre, par une condamnation judiciaire, par un mariage forcé), mais se retrouveront, et leur amour sera intact.
Cette répétition du même, Borzage ne cesse de la nuancer. Il s’attardera tantôt sur l’absence, tantôt sur la rencontre, tantôt sur les retrouvailles. Il formulera ses films comme des contes. Comme la légende d’un amour toujours réactivé. Ces trois réincarnations d’un unique sentiment visent l’éternité.

La rencontre la plus forte est peut-être celle de Lucky Star. L’héroïsme de Charles venant sauver Janet des griffes du mal ne fait pas tout : Janet participe à ce mal. Elle vend un pot de lait au patron de Charles et cache sous son pied la pièce qu’il lui a jeté à la figure, prétendant n’avoir rien reçu. Charles intervient, se bagarre avec son patron, puis s’aperçoit de la tromperie de Janet. Alors, il lui donne la fessée, en retour de quoi elle le mord au genou. Le temps qui suit est à la fois très naïf et troublant. Les deux futurs amants se regardent, circonspects. Elle se frotte les fesses, il caresse son genou. Cette scène de cristallisation du sentiment amoureux est sidérante d’innocence érotique, efficace et concise. Le coup porté par l’autre est changé en caresse personnelle. Son atteinte se prolonge. Le corps est marqué pour toujours.

L'échappée la plus spectaculaire est celle de L’heure suprême. Janet fuit sa sœur qui veut la rouer de coups dans les rues de Paris, un fouet à la main. Il y a dans cette scène quelque chose de l’ordre du délire et de la frénésie s’emparant de la mise en scène et ne lâchant plus le film. Charles sortira des égouts, empoignera la sœur fouettarde et lui mettra la tête dans le trou. Plus tard, il conduira Janet chez lui, dans son appartement mansardé, voir les étoiles au-dessus de Paris. Là encore, la naïveté est totale, et l’on a rarement aussi bien perçu ce que pouvait être un amour fou.

Frank Borzage, bien qu’il fasse, au contraire de Murnau à la même époque, un cinéma de studio, a un vrai talent d’extraction. Ses films n’ont pas leur pareil pour sortir dans la rue, pour marquer l’échappée. La fuite, la sortie en trombe, la transgression : l’amour réinventera la vie et le lieu où elle doit prendre.
Car les personnages des films de Borzage sont souvent des êtres qui ne se sont pas encore réalisés. Le cinéaste s’intéresse à des embryons d’existences qui seront un jour puissantes, mais pour l’instant se taisent.

Il y a dans les films muets une atmosphère de secret. Ce sont des films pleins de paroles inaudibles, des films amputés. Une barrière (technique) entrave le désir des personnages de se dire. Certains cinéastes en ont joué mieux que d’autres. Borzage a magnifiquement perçu cet aspect-là de son art. Aussi, dans L’heure suprême, laisse-t-il Charles ne jamais avouer son amour pour Janet. Il ne peut pas le dire. Le dire, ce serait le mettre à mort. Et il est là, palpable, dans chaque image. A Janet alors de s’en apercevoir. De traduire le silence contraint en vérité.
Et leur séparation, à cause de la guerre où Charles vient d’être enrôlé, est d’autant plus imprégnée de ce savoir : Janet, tous les jours à 11h, ressentira, plus encore que s’il était là, la présence de Charles à ses côtés.

Le cinéma de Frank Borzage dit aussi bien l’absence de paroles, que l’absence de l’être aimé. Dans L’ange de la rue, Charles, ne sachant pas que Janet vient d’être emprisonnée, erre à sa recherche sur les quais de Naples. Il croise des ombres, des visages qui font illusion un temps puis s’effondrent : ce n’est pas elle.
Dans La femme au corbeau, l’absence va jusqu’à se matérialiser par la présence d’un corbeau auprès d’une femme, la surveillant. Le corbeau appartient à son homme, emprisonné, mais comptant bien la retrouver à son retour. Et dans chaque scène intime, son ombre plane, et sa petite tête de vigie apparaît furtivement, marquant l'impossible (la frontière).
Le film muet touche ici à son paroxysme : une femme y déclare tardivement son amour pour un homme en train de mourir… en présence d'un sourd !

Borzage est un faiseur de miracles : l'amour n'est pas une simple parole. Il transforme le portrait d’une prostituée présumée en celui d’une vierge, il ressuscite un homme déclaré mort, et il donne le droit d’une course effrénée à un ancien soldat qui avait perdu l’usage de ses jambes. C’est le pouvoir de métamorphose de l’amour.

L'article est aussi ici sur Kinok.

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