vendredi 22 octobre 2010

Sogobi - James Benning (2000)

Les vingt premières minutes de Sogobi sont inquiétantes. James Benning est devenu le maître du monde. Il a éradiqué de la surface californienne tous les Californiens, toute trace de vie humaine, tout indice de civilisation. Les plans sont splendides, mais déserts. Une plage immense, une neige intacte, des arbres qui se tordent, et rien d’autre que ça – décors d’une planète que l’Humanité aurait délaissée (ou qu’elle n’aurait jamais trouvée).

On croit à un film kubrickien, où le cadre est tel qu’aucune signification n’échappe, que rien ne contredit le propos. On s’attendrait, d’ailleurs, à entendre de grands airs de musique classique sur ces plans – mais Benning préfère le silence, ou bien le bruit réel, plus troublant encore, donnant à l’espace filmé la mesure exacte de sa vastitude.

Le cinéaste vise la pureté des origines. Ses cadres la trouvent. Et le spectateur se sent seul face à ce monde sans temps, où ne paraît pas de semblable. Seul, à la fois triste et exalté. L’infini est à portée de main. Mais personne avant lui ne l’a touché. Il y a l’exaltation de croire que tous ces paysages s’adressent à nous, et puis l’ivresse de l’indifférence du monde.

Le cinéaste ment, bien sûr, et il le sait. Il cadre de telle sorte que nous nous précipitons dans son mensonge. Il atteint nos fantasmes de pureté et d’absolu, avant de mieux les briser. Soudain, autour de la vingtième minute, un hélicoptère surgit au-dessus d’une rivière, et disparaît. Le bruit de l’eau revient. Mais ce n’est plus le même paysage. Ou plus exactement : c’est le même paysage, mais nous ne le percevons plus de la même manière. D’autres sens se sont éveillés, recouvrant les premiers. Peut-être par affinité de l’espèce, la présence de cet hélicoptère nous a alertés : il se passe quelque chose, et nous aimerions savoir quoi, nous aimerions comprendre. Ce n’est plus le même regard. Il y a de l’inquiétude, et une soif de savoir. Il y a deux êtres en celui qui regarde : le premier pouvant se perdre dans le paysage, ressentant l’infini qui est dans le monde avec autant d’intensité que l’infini qui est en lui ; le second, plus social, plus défini, plus grégaire, rationalisant l’espace afin de trouver les informations qui contribueront à sa survie.

Plus loin encore, un panneau sur une lande désertique : « available », avec un numéro de téléphone au-dessous. Ce panneau est comme un ricanement. Il porte un coup cinglant à l’absolu. On se rapproche peu à peu du monde civilisé et de son peu de grâce.

James Benning met en scène la violence avec laquelle l’homme s’approprie l’espace – violence esthétique, visuelle et sonore. Il s’agit toujours d’un recouvrement. L’humain traverse, transperce, et altère. Il est en guerre. Il a quelque chose à conquérir. Que ce soit l’ombre d’un bateau troublant la surface d’une eau qu’on aurait cru libre, ou bien les fourgons militaires fonçant dans le désert.

Et ceci jusqu’aux pétroglyphes : l’humain cherche à s’inscrire. Lui qui n’est pas arbre, sans racine, il ne cesse de creuser dans la matière qui lui échappe. Il change le paysage en matières, rend tout utile, construit d’immenses grues pour déplacer quelques troncs d’arbre.

A la fois meurtrier et dérisoire, à l’image de ces deux piquets plantés de part et d’autre d’une piste ensablée. Meurtrier parce qu’indélébile, dérisoire parce que malgré tout, il y a l’infini. Benning dit très bien ce besoin de limiter l’étendue à la maigre mesure de la maîtrise possible. Tel ce paysage sublime, traversé par un train : toutes ces machines ne visent qu’une chose, donner l’illusion de réduire les distances, mettre à mort l’infini en le brisant en mille points que des lignes sauront relier les uns aux autres. La perception humaine est sans totalité : elle sépare, et relie. C’est comme un film : quelques plans qui mis bout à bout font un tout, mais ne disent pas le tout, ne peuvent en donner qu’une approximation.

Plus loin, Benning filme quelques cactus. Il y a dans ces cactus une forme de perfection inatteignable, un être-au-monde idéal. Nous trouvons dans mille machines plus perfectionnées les unes que les autres ce que le cactus invente dans son corps pour subsister.

On voit alors une autoroute, plane, creusée dans une paroi rocheuse. Sur la paroi apparaissent les strates que les millions d’années précédents ont tordues. Et nos lignes persistent, forçant un monde qui ne peut se résoudre en quelques figures géométriques.

James Benning est mon héros. A 17 ans je rêvais de faire un film sans personnage, sur le vent ou sur l’eau. Le vent peut-être plus encore que l’eau parce que cela voulait dire filmer l’invisible (invisible en soi). Et James Benning fait ça depuis plus de trente ans.

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