dimanche 12 septembre 2010

Oncle Boonmee, de Apichatpong Weerasethakul VS Poetry, de Lee Chang-Dong

Je me souviens qu'à Cannes, en mai dernier, certains critiques français voyaient en Poetry le meilleur film du festival - manière bien française de railler et minimiser l'enthousiasme de ceux qui s'étaient passionnés pour Weerasethakul, considérés comme 'peu', ou quantité négligeable. Les voix s'élevèrent alors, et l'on vit les vrais visages d'une presse dite 'cinéphile', en vérité mortifère : il était question d'inquiétude quant au 'grand public' (notion toujours en vogue, visiblement) qui se précipiterait sur la Palme d'Or (autre notion blafarde revisitée pour l'occasion) et ressortirait de la salle déçue face à l'hermétisme d'un film de jungle un peu trop spirituel et/ou hermétique (on trouve souvent ces deux adjectifs associés, voire confondus, dans la presse en question). Cette Palme d'Or, dirent-ils, risquerait de mettre à mort les suivantes - le 'grand public' ne se précipiterait plus nulle part, et n'obéirait plus au doigt et à l'oeil d'un savant fou d'opérette (alias Tim Burton, milliardaire bien installé dans les palmeraies californiennes). C'était peut-être cela, au fond, qui gênait ces critiques : que Tim Burton se discrédite, qu'on découvre la supercherie de son cinéma remplisseur de cadres, qu'on ne lui donne plus des millions de dollars pour faire pleurer les familles avec des fictions de pacotille. Poetry était, selon eux, la vraie grande conciliation - l'exigence artistique et l'émotion facile, bien ordonnés par un maître d'oeuvre ex-ministre de la culture (il a rarement été sans profit de flatter les puissants).
J'accordais à Weerasethakul un crédit absolu, fort de l'exposition Primitive, qui s'était imposée comme un moment essentiel du travail du cinéaste et de sa réflexion sur le cinéma. J'imaginais déjà un film vaste comme une jungle.
Je ne savais rien de Lee Chang-Dong, si ce n'est que son Secret Sunshine avait déclenché soit colères soit passions chez quelques amis en lesquels j'avais également confiance. J'attendais donc de voir Poetry avec intérêt, malgré son titre d'une tonne et son sujet tout droit sorti d'un cahier des charges sociologique (Alzheimer + un viol lycéen + un atelier d'écriture = l'enfer, a priori).

Aujourd'hui, je me demande pourquoi les critiques français ont choisi Poetry pour étendard, si ce n'est pour afficher haut et fort leur tendance clairement réactionnaire.
Poetry est une immondice, et la nullité de ces critiques n'en est que plus flagrante (c'est, disons, le seul bienfait de ce film inepte). Hideux (sans esthétique), long (sans durée), mal écrit, mal joué, les scènes s'enchaînent sans surprise (mais avec mille rebondissements) pour nous conduire où nous savions que nous allions dès le début, dès la lecture-même du résumé dans le programme du cinéma. Lee Chang-Dong ne se contente pas de laisser son actrice en roue libre (elle grimace à longueur de plan, et chaque grimace voudrait avoir du sens - le new age façon Giulietta Masina), il voudrait en plus nous diriger. Ses plans, ses scènes, sont des monolithes de signification et d'émotion, imperturbables. Rien ne vient les troubler. Ils semblent correspondre exactement à ce que le cinéaste avait décidé de faire. Le film ne s'est clairement pas fait au tournage (on pourrait presque dire qu'il n'a pas été tourné) - abandonnant toute intuition, toute illumination, tout possible.
J'aimerais pouvoir parler d'un film rationnel, mais ce n'est même pas ça. Poetry n'est même pas un film ancré. Il n'y a pas d'attention portée aux détails ni au quotidien, ni même à une certaine réalité rase-mottes - il n'y a que de la volonté et du pouvoir, lesquels reposent sur un imaginaire prétendument commun duquel Lee Chang-Dong ne cesse de se moquer (plus précisément : Lee Chang-Dong 'exploite' cet imaginaire, comme un patron exploiterait des travailleurs immigrés). Il ne s'agit même pas de cynisme, il s'agit seulement de 'faire'. Si un technicien était tombé malade pendant le tournage, et s'il n'y avait pas eu moyen de le remplacer, je suis à peu près certain que le cinéaste l'aurait tué (ou plutôt, aurait pleuré, seul dans un coin, accablé de dépit, et aurait réussi à monnayer l'échec façon Gilliam et Lost in La Mancha).
Poetry n'offre, au contraire d'Oncle Boonmee, aucune réflexion sur ce que peut être un film, sur ce que c'est que cet outil, et comment le rendre plus beau ou plus puissant. Lee Chang-Dong ne rate rien parce qu'il n'essaie rien. Je vois parfois des films ratés bien plus passionnants que cette chose réussie en tout point, mais franchement morbide. Les seuls moments vivants sont ceux où les membres des ateliers parlent d'eux, de leur vie, face à la caméra - on est là alors au niveau d'un Nicolas Philibert, pas plus, mais c'est un énorme sursaut dans la masse apathique d'images et de sons qui nous sont parvenues jusqu'alors.

Oncle Boonmee, quant à lui, est justement un film raté et passionnant.
Presque raté, disons, si l'on n'isole pas les séquences, si on prend le film comme un tout. Car le dernier Weerasethakul, au lieu d'être le film-jungle (ou film-somme) attendu (trois ans de tournage - et c'est sans doute trop), ressemble à une succession de courts-métrages stimulants, mais dont on attend la suite (le développement) avec impatience. Le film, ai-je lu quelque part, est composé de plusieurs bobines qui toutes ont leur singularité (texture, traitement, personnages, etc...). Le problème est qu'au lieu de s'enchevêtrer (option désordre) ou de s'élever les unes sur les autres (option verticalité), elles s'empilent. Chacune retombe, se noie, se perd.
On voit ce que le cinéaste a tenté de faire, et on est absolument passionné par ces essais d'alchimiste/poète/apprenti-sorcier. On est sidéré par chaque image, chaque matière, chaque visage. Les corps sont beaux, les lumières sidérantes, les histoires somptueuses. Mais le dernier film de l'exposition Primitive, projeté sur un écran-double ouvert comme un livre et dans lequel on glissait notre regard, allait déjà bien plus loin. Phantoms of Nabua aussi, malgré ses dix minutes.
Il faut dire qu'on avait quitté Apichatpong Weerasethakul sur un moment de cinéma extraordinaire. Les critiques pro-Poetry le qualifiaient encore d'éthéré ou de lent - pourtant, à la fin de Syndromes and a Century, il y avait une séance d'aérobic qui devenait une danse. Une hypothèse de cinéma joyeuse et lumineuse (dont on pouvait retrouver une équivalence, plus grossière, à la fin du Zatoichi de Kitano - ou dans la dernière séquence d'Inland Empire - ou encore sous la pluie de Shara). Le cinéaste avait découvert le mouvement - et son cinéma semblait alors capable de frénésie, mais d'une frénésie juste, sage, pensée. La partie de football autour d'un ballon en feu, dans Phantoms of Nabua, réitérait l'exploit. Weerasethakul ne se contentait plus de créer d'incroyables atmosphères, il était devenu un cinéaste de l'incarnation - un maître du désordre. Oncle Boonmee évacue trop souvent cette hypothèse qui s'était ouverte - oui, la femme boîte, le poisson fait l'amour à la princesse, la grotte est utérine, mais ce ne sont que des idées, quand danse et football étaient des épiphanies.



NB : J'ai, depuis, revu et réévalué le film. La chronique de cette seconde vision se trouve ici.