lundi 31 mai 2010

Femmes femmes - Paul Vecchiali

En ouverture du film, cette citation d'Albert Camus : "pour vivre dans la vérité, jouez la comédie". Principe appliqué à la lettre par ces deux femmes désespérées, multipliant les masques, les tons, les registres, guignolisant, tragédisant, comédisant, dramatisant, pantomimant... Le bonheur du spectateur tient aussi à cela : il voit durant deux heures deux comédiennes extatiques, déployant tout l'évantail de leur savoir-faire, jusqu'à se trouver parfaitement dénudées, à bout de nerfs, à court d'imagination, contraintes alors de se confronter au vide, au silence, à la terreur qui peut à tout moment s'emparer d'elles et les broyer - contraintes alors de composer avec ce qu'elles ne savent pas. Elles ont l'intuition pour seul recours, si maigre ou si misérable soit-elle, si proche de la folie les conduit-elle. Qu'importe, puisque tout s'est effondré, puisqu'elles ont fait le tour de la piste, puisqu'il n'y a plus que ça de vrai. Être proche de la folie, au moins c'est être proche de quelque chose.

Ici, l'article entier sur Kinok.

dimanche 30 mai 2010

Copie Conforme - Abbas Kiarostami



Il y a une malédiction Binoche.
Carax met huit ans à se sortir de Mauvais Sang et des Amants du Pont-Neuf, pour réaliser son film le moins inspiré, Pola X, névrose incestueuse blafarde sur fond destroy-chic-agnèsB.
Kieslowski réalise sa trilogie la plus pompeuse (le niveau était déjà élevé), et meurt dans la foulée.
Ferrara se caricature avec Mary et ses films suivants ne sortent plus en France.
Haneke quitte l'Autriche et se prend pour Dieu.
On peut ajouter à cela Les amants du siècle de Diane Kurys, gigantesque navet.
Et Le divan à New-York de Chantal Akerman, paraît-il immonde.
Maintenant, c'est à Kiarostami qu'elle s'en prend.

L'expérience du film est celle-ci : faire parler les acteurs à des morceaux de scotch. Les morceaux de scotch sont peut-être réussis, les dialogues le sont moins. Cette dérive sentimentale qui se voudrait mystérieuse emprunte toujours les mêmes procédés, les mêmes fins, les mêmes disputes, les mêmes retournements, toujours avec la même aigreur - ce sont des personnages aigres, blasés, ayant des conversations sur l'art qu'on nous annonce comme passionnantes mais qui n'existent jamais vraiment, ayant des sentiments qui ne naissent pas à l'écran, qui ne sont que principe, direction, surplomb. A vrai dire, on pense à un film de Lelouch en moins brouillon et donc moins drôle.
Je retiens du film deux choses qui m'ont plu ou auraient pu me plaire : Binoche est une actrice incroyable, avec son visage très changeant, en petit clown du banal ; Kiarostami atteint un niveau de concision poétique absolument sidérant dans l'incarnation de certains des lieux du film (les intérieurs surtout : le chat de la galerie, le café, les platanes).
Des lieux, oui, mais c'est le premier film de Kiarostami que je vois où le temps n'existe pas. Il est dans le scénario - une journée dans la vie de deux inconnus qui se connaissent peut-être. Il est dans les dialogues - "il est 17h", "j'ai mon train à 19h, je dois rentrer"... Mais pas dans la mise en scène, jamais. Ces phrases qu'on entend, mentionnant l'heure, sont toujours surprenantes. Le temps de Copie Conforme est informe, distendu, complètement aléatoire.

Parmi les cinéastes cités plus haut, seul Ferrara n'a pas de k, lettre ou phonème. Tous les autres, oui. Est-ce un hasard ? Quels sont les prochains sur la liste de Binoche : Kassovitz et Kounen ne sont pas assez chics ; les mk2 de Marin Karmitz peuvent faire faillite ; Abderrhamane Sissako ferait bien de se méfier ; Kitano est déjà dans la merde ; Kim Ki-Duk devrait bientôt y passer ; Sokurov et Kyoshi Kurosawa rongent leur frein, leur tour viendra ; et quand au festival de Kannes, dont Binoche était l'affiche, il ferait mieux de s'arrêter tout de suite d'exister (il peut, d'ailleurs, car finir sur une telle palme, ce serait beau).

Salle n°6 : Tchekhov - Karen Chakhnazarov

C'est l'adaptation d'une nouvelle de Tchekhov, dont la grande question est la mortalité, présentant un psychiatre aliéné par un malade en pleine ascension prophétique.
Le film trouve son principe, mais pas son esthétique. Le cinéaste tourne en milieu hospitalier, immergeant acteurs professionnels et vrais malades mentaux. C'est une belle idée, mais Chakhnazarov s'axe tellement sur le jeu qu'il en oublie la mise en images, très plate. Et ça vit si peu qu'on finit par se dire que ces malades étaient des figurants pas trop chers.
Malgré tout, chaque scène opère (ou voudrait opérer) une sorte de mue - chaque scène cherche à se transcender par la puissance lyrique qui l'habite.
En ce sens, les deux dernières scènes sont les plus réussies (et peut-être les seules) : deux soeurs, l'une prise d'un fou rire, et l'autre très sérieuse, et le plan dure jusqu'à l'agonie de ce rire ; un bal de nouvel an où malades hommes et malades femmes s'invitent à danser, et qui montre ce que le film aurait pu être s'il avait été plus radical et moins idéal.

vendredi 28 mai 2010

Film Socialisme - Jean-Luc Godard


Après la bande-annonce la plus belle du monde et le mot d'excuse ("j'ai des problèmes de type grec") le plus inspiré depuis celui de Colette expliquant à son beau-fils qu'elle ne rendra pas visite à sa fille malgré le peu de temps qu'il lui reste à vivre, parce que son cactus va bientôt fleurir et qu'il ne fleurit qu'une fois tous les quatre ans, il y a eu l'affiche la plus idiote de ce début de siècle : JLG en blanc sur fond noir, fondu dans le titre rouge. JLG comme YSL, ou comme LV, pas mieux, un produit qu'on pourra contrefaire et revendre à Vintimille, et si l'humilité n'a jamais été le fort de Godard, ce n'est pas le seul problème, l'affiche est sans goût, même pas provocante, seulement massive, grégaire, et mortifère.
Mais passons, ce n'est que l'emballage.

D'abord, la croisière radote un maximum : ah, l'argent... Le café du commerce n'est pas loin. Au fond, le discours ne dépasse pas celui de n'importe quel naveton alarmiste, mais bien sûr, celui-ci est enrobé d'un certain luxe sensoriel, un peu frénétique, pas toujours réussi, mais ayant le mérite d'être dispendieux.

Pas toujours réussi : les flots, les couchers de soleil, le nightclub pixellisé - quelle imagerie est-ce là ?

Ce qui empêche Godard d'être aussi nul que Michael Moore, c'est qu'il est beaucoup plus nul que lui. Incapable de la moindre démonstration, il donne à son film une plénitude polyphonique : une seule voix qui en fait résonner mille.

Le problème, c'est que cette polyphonie, Godard ne se contente pas de l'appliquer au sens Claude Simon du terme, il cherche aussi à multiplier les sources de paroles, à les différencier. Du coup, dans cette atmosphère de fin du monde, Patti Smith prend l'air du large, Alain Badiou énigmatise, et une jeune femme noire s'applique à réciter un texte écrit pour elle (sur l'Afrique évidemment). Patti Smith représente les années 70, Badiou représente la philosophie, la jeune femme noire représente l'Afrique. Tout est bien ordonné, dans la nouvelle collection JLG (ça se confirme) : robe d'été, robe de soirée, robe de mariée. C'est un peu moche. Brandir une femme noire comme un étendard, comme Besancenot avec sa femme voilée aux dernières élections - serait-elle la dernière représentante d'une espèce en voie de disparition ? En tout cas, elle est filmée ainsi, avec cette déférence qu'on réserve habituellement aux bébés phoques et aux ours polaires. Comme les clochards de
Eloge de l'amour, comme la fille de Laure Adler dans Notre musique, Godard n'en est pas à son coup d'essai en matière de protocole compassionnel faisant autorité.

Alors la première partie du film c'est ça, c'est un vieux monsieur qui fait de ses lectures et de sa culture un petit théâtre institutionnel, où les personnes mises en scène semblent prisonnières d'escales incertaines, de l'agonie promise d'un cinéma.

Et j'insiste bien sur "un". Car dire que Godard c'est LE cinéma, c'est aussi connement onfrayesque que dire que Freud c'est LA psychanalyse.
Le problème réside bien dans ce "un" que le titre du film a manqué.
Qu'est-ce qui distingue
Un film parlé de Manoel de Oliveira et Film Socialisme de Jean-Luc Godard ? Ce n'est ni la parole ni le socialisme, c'est le "un".
Si les deux parties qui suivent celle-ci sont bien meilleures (la troisième est même sidérante), reste que le film dans sa globalité ne fait pas sphère, mais plan.
Trois parties : Godard est un bon élève, un peu rêveur mais il s'applique. Oui, le film s'améliore, certains morceaux isolés sont époustouflants, comme des bouffées glorieuses dans une atmosphère plutôt parasitée, mais le film en lui-même ne trouve jamais son unité ni son volume.

Mais peut-être tout cela n'est-il qu'un problème de type suisse : Godard moins bon navigateur qu'Oliveira le Portugais.

mercredi 19 mai 2010

Jean Rouch #3 : Sigui synthèse, VW voyou & Foot girafe

Foot girafe, de Jean Rouch, 1973

Où l'on se sert d'une girafe comme d'un ballon autonome que deux voitures concurrentes guident.
C'est une drôle de manière de déguiser le documentaire sous un commentaire sportif.

VW voyou, de Jean Rouch, 1974

C'est un film à projet publicitaire pour la Coccinelle, réalisé par Rouch dans le but de payer des voitures à son équipe. Le projet échoua pour deux raisons : quand le film fut terminé, la Coccinelle fut retirée de la vente ; de toute façon, Volkswagen ne l'aurait pas pris, parce que c'est plus un gag qu'une publicité, avec des accidents, des dizaines d'enfants qui sortent d'une voiture, et des courses hallucinantes dans la boue. Malgré cela, les gens de Volkswagen, un peu émoustillés par le film, offrirent 4 Coccinelles à l'équipe.
Cette publicité se révèle être aussi une sorte de documentaire topographique, ou d'étude du paysage nigérien. La collusion Niger/Coccinelle fonctionne comme une mythologie barthésienne déterritorialisée deleuziennement.

Sigui synthèse, l'invention de la parole et de la mort, de Jean Rouch, tourné entre 1966 et 1974, et finalement monté en 1981

Tous les 60 ans, à chaque éclipse de Sirius (invisible à l'oeil humain), les Dogons procèdent au rituel du Sigui. Celui de 1907 avait été décrit par Griaule, qui ne l'avait pourtant pas vu, mais qui avait recueilli un maximum d'informations à son sujet. Griaule fut soupçonné d'avoir inventé cette cérémonie. Rouch, accompagné par Germaine Dieterlen, est parti vérifier les dires de son maître à la cérémonie suivante, en 1967.
La cérémonie s'étale sur sept ans. Elle semble célébrer l'origine du monde. Rouch filme les processions et les danses, et traduit les chants.
La sensation est terrible : on assiste à quelque chose d'unique, qui s'enregistre là, grâce au cinéma. Un instant précieux d'une civilisation très ancienne. Chaque homme de moins de 60 ans participe au Sigui. Et comme le Sigui a lieu tous les 60 ans, il n'y a qu'un Sigui par vie d'homme. Rouch trouve un ancêtre enduit d'huile de lin qui va voir le troisième Sigui de sa vie. Il a 120 ans, nous dit-on.
Le prochain aura lieu en 2027. Rouch avant de mourir a formé une équipe pour filmer cet événement. Car évidemment la connaissance qu'on a de chaque rite, de chaque danse, est incomplète. J'ai hâte d'être en 2027, et d'entendre d'autres chants, tels que celui-ci :
"je vous salue de brousse
je vous salue de froid
je vous salue de soleil
je vous salue de fatigue
je vous salue de temps passé",
ou encore :
"la chose qui vole est sortie de l'est".
On peut craindre le pire. L'avant-dernière année, le Sigui, qui traverse les villages, s'est produit dans un village islamisé. Déjà les danses ne sont plus les mêmes, la connaissance des gestes n'est pas là, et la bière de mil manquait, quand dans d'autres villages elle abondait. On imagine aujourd'hui comme le savoir s'est perdu. Mais Rouch l'a enregistré.

samedi 15 mai 2010

Brown Bunny - Vincent Gallo

Brown Bunny, sorti en 2004, avait marqué les esprits - sans doute pour sa façon de faire se rejoindre les motifs d'un romantisme littéraire et ceux d'un cinéma plus sensoriel, plus abstrait - pour les ponts tissés entre road-movie et symbolisme, entre images minimales (quasiment du Rothko : des applats, des lignes, blanc pour la terre et bleu pour le ciel - frontalité de l'univers) et images décryptables (rares sont les éléments qui ne sont pas chargés d'un sens précis et assumé) - on prend autant de plaisir à entrer dans la logique des signes qu'il met en oeuvre qu'à éprouver sensiblement la vision du film.
Brown Bunny aurait pu être un film de Philippe Garrel - il se serait appelé La cicatrice intérieure.

Au début, il y a une course de motos. Parfois le son se perd, parfois il resurgit. Comme la moto qu'on suit, jaune citron, disparaissant dans le relief de la piste que la caméra ne peut traverser, et réapparaissant soudain dans un virage. Visible/invisible, audible/inaudible, les sens paraissent défectueux, s'accordant mal entre eux. Si la moto s'approche, le son s'efface. Si elle a disparu, il enfle. Et parfois les deux vont ensemble, parfois ils disparaissent ensemble - jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien Une menace pèse sur le film. Le monde filmé peut à tout moment devenir inatteignable. Fragilité des images présentées - il y a une distance entre l'être et le monde, et c'est cette distance qui intéresse le cinéaste.
Distance qu'on retrouve ensuite dans le dispositif du road-movie. Bud Clay conduit son fourgon noir, de la piste de course jusqu'en Californie. Trois plans reviennent fréquemment :
- Bud de profil, le paysage défilant à côté de lui par la vitre du conducteur, son visage découpé, décalé, rarement entier (comme à travers la vitre on ne voit qu'un morceau du monde, on ne voit dans le plan que des fragments de Bud) ;
- Bud de dos, apparaissant à peine, quelques mèches de cheveux devant la route avalée par le pare-brise, en impression plane (et dans ces conditions, il y a toujours un choix à faire : si Bud est flou le monde est net, si Bud est net le monde est flou : les deux ne peuvent s'accorder, ainsi se joue, esthétiquement, leur séparation) ;
- le paysage à travers le pare-brise, privé de Bud, sa saleté, ses traces, la poussière, son opacité, indiquant clairement la frontière.
Toujours deux mondes séparés, avec de rares points de jonction. Le fourgon de Bud est un monde, une île, un territoire duquel on s'évade rarement. Les sorties de Bud (ou tentatives de désertion) sont filmées depuis l'intérieur du fourgon, à travers les vitres, comme en retrait, comme s'il avait laissé un regard sur lui, une protection, la certitude d'un retour rapide dans l'habitacle.
Dans un plan assez beau, Bud franchit la limite de son territoire (avec lequel il fait corps), passant sa main par la fenêtre, pour capter au creux de sa paume la lumière, sentir la chaleur du soleil, et se rétractant aussitôt - tortue hasardant son museau hors de sa carapace - affligé.
Dans un autre plan, on voit Bud accroupi boire un café, tout près d'une des roues de son fourgon, presque collé à elle. Les échappées sont rares et se résument souvent au complexe motel/gas-station.

Malgré ce cloisonnement du personnage, le film, lui, est très ouvert - ouvert aux possibles, aux lignes de fuite. Brown Bunny multiplie les amorces de romance. Bud rencontre des femmes (on en dénombre trois) qui pourraient contrarier son isolement, ou bien le détourner de son chemin.
Des femmes au nom de fleurs : Lilly, Rose et Violet - un bouquet de fleurs, une cueillette d’amour courtois, s’il ne les rejetait aussitôt après les avoir sorties de terre.
Femmes-couleur aussi. Toutes trois déclinent les teintes d'un même rayon. Elles semblent capables de modifier la texture de l'image. Ces rencontres glanées sont pour Bud l'occasion de remonter, depuis la couleur précise, distinguée, jusqu'à l'origine de la lumière, qui les contient toutes - toutes les femmes, toutes les couleurs. L'origine de la lumière, ou le soleil. La femme qu'il veut rejoindre en Californie se nomme Daisy Lemon, marguerite et citron. Lilly, Rose et Violet, sont les déclinaisons de cet astre lointain. Rappelons que dans le fourgon noir, Bud transporte une moto jaune - un coeur prisonnier d'un corbillard.La première rencontre est un pacte avec le spectateur. Bud a perdu la course et repris la route. Il s'arrête à une station-service et rencontre Violet. Il aime son nom, son collier, ses dents bizarres. Il lui révèle sa destination : la Californie - elle rêve d'y aller. Il lui demande alors de l'accompagner. Elle hésite. Il la supplie, please, please. Elle cède. Et bien sûr avec Violet le spectateur est embarqué. Nous suivrons Bud jusqu'en Californie.
Violet embarque dans le fourgon, Bud s'arrête devant chez elle, lui donne cinq minutes pour prendre ses affaires, reste à l'intérieur, l'embrasse à travers la vitre ouverte, et, quand elle disparaît, démarre, la laisse. Ce qu'il voulait, plus que la compagnie, c'était la promesse. Le film se charge ainsi d'autres histoires possibles, indique d'éventuelles dérives - mais choisit, inexorablement, la solitude en ligne droite, jusqu'en Californie, jusqu'à Daisy, première femme, seule femme, surgissant dans le film en souvenir ou rêve, en étreintes sur lumière douce, en baisers d'amour, qui toujours laissent Bud inconsolable. Car la mort est à l'oeuvre.

Plus mystérieux que la course ou l'errance, l'arrêt. On ne sait jamais d'avance pourquoi Bud s'arrête, pourquoi, après avoir tourné dans les lotissements, il choisit une maison plutôt qu'une autre, et ce qu'il va trouver, en frappant à la porte, ni quel ordre immuable il vient troubler, dans son passage.
Il s'arrête alors devant la maison de la mère de Daisy. Celle-ci est sans nouvelle d'elle. Elle semble avoir disparu. Son lapin est là, dans la maison, qu'elle aimait tant quand elle était enfant (Bud apprendra ensuite, dans une animalerie de Saint-Louis, qu'un lapin ne vit jamais plus de six ans - le soupçon s'immisce en lui, le doute quant à la réalité de ce qui a été dit, montré, même vécu).Bud dit à la mère de Daisy qu'il vit avec elle en Californie. La mère veut savoir s'ils ont des enfants. Ils n'en ont pas, un enfant était en route, mais... il ne trouve pas la raison. Il ne peut pas, pas encore, dire l'histoire - la vérité lui échappe. Et le spectateur sent bien que, plus qu'une course après une femme, il s'agit d'une course au fantôme. La fin du film est peut-être, en ce sens, trop explicative - trop décidée à faire le point sur ce qui demeurait incertain. Et l'incertitude diffusait dans l'image un trouble dont le cinéaste se débarrasse peut-être un peu trop abruptement.
Il y a dans le film, dans la série d'étreintes du film aussi bien que dans la suite des portraits de Bud en solitaire, une dimension religieuse. L'invisible est sacré - Daisy, par son absence, par le silence qui étouffe les séquences où Bud se souvient d'elle (souvenir ou vision, le cinéaste nous laisse libres de croire à l'un comme à l'autre), est à la fois la destination du voyage de Bud et le point central autour duquel il semble tourner - sa "hantise", pourrait-on dire. Pur esprit qui s'absente sans cesse lors des retrouvailles, pour se dissoudre dans la fumée d'une pipe à crack ; être immatériel cherchant des substances sur lesquelles se fixer, un verre d'eau, de l'alcool, une caresse. "Il y a tellement de lumière ici", dit-elle, dans la chambre d'hôtel de Bud. De quoi a-t-elle peur, sinon de se désintégrer ?
Bud est un dévot. Bien qu'il doute de son amour, il a foi en la présence éternelle de Daisy. Aussi les étreintes avec les femmes en chemin ne peuvent-elles être que passagères - consolations d'une absence trop lourdement pressentie. Bud souffrant, Bud affligé, Bud prostré : stases d'un chemin de croix qui mène à la révélation d'un mensonge. Pour se défaire de la foi qui obstrue ses sens, il profanera l'image de son idole : à genoux devant lui, elle lui sucera la bite, et il l'insultera, avant de s'en défaire.
Brown Bunny est l'histoire d'une libération, et de ce que cette libération implique de détresse, d'angoisse. Un monde sans Daisy est pire qu'un monde sans Dieu. Dans le fourgon la musique relie les temps disjoints, le jour et la nuit, les paysages qui ne se ressemblent pas.

Si Gallo-cinéaste travaille sur les surfaces, les écrans, les séparations, il joue aussi sur les reflets. Bud, à chaque arrêt, passe de l'eau sur son visage et se regarde dans un miroir. A la station-service il s'aperçoit déformé, assombri, sur la carrosserie de son fourgon. Il se fixe, puis détourne le regard - façon sans doute de vérifier sa propre permanence : qui est le vrai fantôme ? Daisy, qu'il poursuit ? ou lui-même, privé de ses sens ? Plus loin, sur un désert de sel, sa moto se dédouble dans un mirage. Ses yeux sont fatigués de ne pas voir le monde tel qu'il est.
Gallo filme la pluie sur le pare-brise où le paysage fond, il filme le vent, il filme au-devant du soleil qui éclabousse le plan : il y a l'eau, l'air, le feu - manque la terre. Bud traque l'image-terre en même temps que la vérité d'une histoire qui lui échappe. Sur son pare-brise se succèdent sans prévenir le jour et la nuit - le temps passe là, dans les raccords, dans la musique qui fait lien, dans le silence qui broie les morceaux du monde entrevu.
A Las Vegas, il rencontre Rose, prostituée qui appuie ses bras à la fenêtre du fourgon et lui demande s'il veut bien la prendre avec lui. Il refuse d'abord, fait le tour du block, et la retrouve : l'image se dédouble, elle s'appuie de nouveau à la fenêtre du fourgon - Bud ne se laissera plus prendre à aimer un fantôme. Il voit sa nuque dans le rétroviseur, où est notée l'inscription : objects in this mirror are closer than they appear. Il la prend avec lui, lui offre des frites, un coca, puis la laisse - il ne nouera avec le monde pas d'autre lien que celui qui l'unit à Daisy.

A Los Angeles, Bud s'arrête devant la maison de Daisy - près de la boîte aux lettres, il y a un fauteuil inoccupé. Une place libre, un trône : c'est le retour du Roi. Elément minimal duquel surgit une mythologie. Bud frappe à la porte, mais la maison est vide. Il laisse un mot, rejoint l'hôtel : Daisy lui apparaît.
La scène qui s'ensuit a été beaucoup commentée - on retiendra d'elle, avant tout, son instabilité : ce sont des retrouvailles, mais ça ressemble à une rupture, puis ça devient une scène de réconciliation, qui se mue en scène érotique, pornographique, dérive en dramatique, avant de s'avérer fantastique. C'est un formidable glissement auquel nous assistons, qu'on pourrait qualifier de bergmanien - puis Bud reprend la route, et l'image-terre apparaît, dans l'aridité d'un désert, son visage flou sur un paysage blanc, saturé de lumière.

(ce texte apparaît en forme courte ici, sur le site de Kinok, pour lequel j'écris désormais)

mercredi 12 mai 2010

Lola - Brillante Mendoza

On est là plongé dans un espace et dans un temps qu'on pourrait qualifier d'organiques. C'était déjà très présent dans Serbis et Kinatay, dans le scénario, dans la manière de filmer (immersive, disons), dans le travail sur le son, et ça l'est encore plus ici dans Lola, parce que ça s'inscrit aussi plastiquement. Il y a la pluie et il y a le vent, qui font l'atmosphère palpable, pressante. Le vent qui contraint la marche, la pluie qui inonde les rues et trempe vêtements et visages. L'espace semble habité par une matière dans laquelle les personnages doivent se frayer un chemin, en la repoussant.
Ils ont des niches, des lieux, ils circulent selon différents modes de locomotion, en taxi-bus, à pied, en barque, ou en train, ils traversent des ponts, empruntent des passages, échangent de l'argent. On a le sentiment d'être dans le dessin animé Il était une fois la vie où globules blancs et globules rouges cohabitaient pour lutter ensemble contre de méchants virus. La ville est un corps, le temps en est un autre - et parfois le temps menace le corps : ainsi cette attente autour de l'enterrement, et les questions qui se posent, de décomposition et de conservation.
Le parcours des personnages est plein d'épreuves, de stations, d'arrêts momentanés, qui donnent au spectateur cette impression d'un temps contre lequel ils luttent, un temps compté, une entité présente à l'esprit de chacun et que chacun cherche à repousser. Magnifique séquence où la grand-mère, revenant de chez sa soeur avec des haricots, des canards et des oeufs, cherche à s'en délester, les marchandant avec les personnes qu'elle rencontre, pour rentrer chez elle plus facilement.
Le film est plein de moments très inspirés, qui faisaient peut-être un peu défaut dans Kinatay, tels celui de la pèche miraculeuse, gracieux, formidable rupture de ton, où la grand-mère s'absente de un temps de la veillée funèbre, s'assoit sur une chaise, et aperçoit, dans l'eau qui menace sa maison, quelques poissons. Il y a là une vraie trouée, pas seulement poétique, aussi libératrice, qui donne à la narration toute sa vérité.
Je regrette un peu plus certains moments musicaux au début, où le son de la ville s'arrête, et où le film semble se figer sur des émotions plus convenues, plus univoques. L'image hétérogène de Mendoza semble alors obéir à un seul mot d'ordre.

dimanche 2 mai 2010

Point Break - Kathryn Bigelow

C'est un film très impressionnant. Tellement théorique qu'il en devient particulièrement jouissif, comme Traqué, auquel il m'a fait penser parfois.
Ce qui me plaît dans ce film, c'est sa façon d'avancer masqué vers l'invraisemblable, en respectant tous les codes mais comme pour insidieusement les parasiter et les mettre à mort. Je pense à cette scène de poursuite, d'abord en voiture, quasiment illisible, croulant sous les virages brusques et les freins en surchauffe, ensuite à pied à travers les villas californiennes, entre un acteur mono-expressif (Keanu Reeves) et un autre masqué en Président. Ils courent, ils enjambent les obstacles, cassent des vitres, font peur aux ménagères, et vont jusqu'à se jeter un chien à la figure. Ce chien est une blague, une manière de ne pas être dupe, bien qu'absolument contraint et dépendant. Comme ces personnages masqués, historiquement identifiables, qui sont le contraire de ce que le cinéma américain a fini par imposer (l'Actor Studio, le gros plan), et au travers desquels se reflète tout le cinéma américain (par contraste).
Ce que j'aime aussi, c'est la façon qu'a Bigelow de porter au cinéma des images nouvelles, des images de son temps : les images sportives de surf, les images de chute libre, moments grisants, extatiques, presque herzogiens.
Ce qui me plaît moins (et c'est aussi présent dans les films de Cameron), c'est la stigmatisation de la connerie, et son omniprésence qui nous est imposée (je pense à ce personnage pas du tout réussi de l'agent du FBI qui accueille Keanu Reeves). Comme Si Bigelow nous traitait de la sorte parce que nous regardons un film hollywoodien. Je ne trouve pas cela très respectueux, ni très malin. Le problème vient je crois du personnage du sergent instructeur de Full Metal Jacket. Tout le monde s'est jeté sur ce personnage en pensant dire quelque chose du monde. En vérité on ne sent là qu'une construction fantasmatique gentiment paranoïaque et complètement neuneu.
Enfin, on peut commencer à comprendre ce qui s'est passé dans le cinéma hollywoodien entre les années 90 et les années 00. Point Break est un film relativement dur, moral, affirmé. Les années 00, c'est l'avènement du compassionnel à échelle planétaire. Au début, c'était un homme, a-priori méchant, dont on devinait les souffrances, mais qu'on condamnait fermement. Maintenant, ce sont des peuples entiers qui disparaissent, des victimes absolues, des représentants d'un ordre éteint. On ne cherche plus à comprendre, on cherche à rassembler, se défaire de l'ambiguïté de ce qu'on voit pour traquer l'ambiguïté de ce qu'on pense.

samedi 1 mai 2010

Jean Rouch #2 : Le dama d'Ambara & Cimetières dans la falaise


Le peuple de la falaise
Au pays des Dogons, Marcel Griaule, Mali, 1931

Sous les masques noirs, Marcel Griaule, Mali, 1939

Funérailles dogon du professeur Marcel Griaule, François di Dio, Mali, 1956

Cimetières dans la falaise, Jean Rouch, Mali, 1951

Le Dama d'Ambara, Jean Rouch & Germaine Dieterlin, Mali, 1974

Les deux films de Marcel Griaule présents sur ce dvd, Au pays des Dogons, 1931, et Sous les masques noirs, 1939, ne sont pas, en eux-mêmes, d’un intérêt flagrant. Il y a là moins de cinéma que chez Jean Rouch, un sens du cadre moins affirmé, une narration moins haletante – en fait, il s’agit plus de documents que de cinéma.

Mais dans ce dvd consacré à la mort et aux cérémonies funéraires, il était essentiel, pour comprendre ce qui se passe dans l’œil de Jean Rouch, de présenter ces films. Marcel Griaule n’a pas seulement indiqué à Jean Rouch le lieu où vivent les Dogons, il ne lui a pas seulement ouvert un monde cinématographique, il a aussi, vraisemblablement, été un ami, peut-être une idole, sans doute l’élément-clef d’une cosmogonie personnelle.

Quand, dans Le Dama d’Ambara (1974), Jean Rouch filme la cérémonie où les masques viennent danser pour enchanter le mort et lui faire quitter le village afin de laisser en paix les vivants, ce n’est pas seulement du mort du village de Sangha qu’il s’agit, mais aussi de Marcel Griaule. Jean Rouch invente le cinéma-Dama, lisant les textes de Griaule, lisant le vacarme que son esprit toujours présent fait dans l’image. On sent sa présence à chaque plan : c’est lui qu’il faut enchanter, c’est lui qui doit rejoindre le pays des morts, ces danses, ces images de danse sont pour lui, qui de mort est devenu fantôme, et de fantôme deviendra ancêtre.

Ce qu’on apprend, en même temps, de la mythologie dogon, est passionnant. Au début les hommes étaient immortels, et Dieu leur donna la parole, et avec la parole la mort. Les mots sont du temps.

Le Renard Azagay, représenté par un masque à six yeux, génie du désordre, inventa le premier Dama pour célébrer la mort de Dieu son père, dont il avait dérobé « le placenta soleil et les graines de sexe ».

J’ai vu ce film plusieurs fois, pour mieux entendre et relier entre eux les faits de cette incroyable culture, et pour m'imprégner des danses et des masques de cette cérémonie, qui, dit-on, n’enchante pas seulement les morts, mais aussi les vivants, lesquels en la regardant deviennent mortels.


Cimetières dans la falaise (1951) a été réalisé en même temps que Bataille sur le grand fleuve et Yenendi – il est de la même trempe épique, très court, esthétiquement impressionnant, où l’on s’attache à comprendre la géographie dogon, les villages, les lieux, au travers d’une histoire très précise : un homme s’est noyé, le corps a disparu, les Dogons le cherchent et quand ils le trouvent le placent avec les autres corps, dans des grottes difficilement accessibles, accrochées à la falaise. Ce que le cinéma apporte à l’ethnographie, c’est peut-être l’inscription de la culture dans le paysage. De même, parler des masques et ne pas les montrer, serait passer à côté du fait que l’éthique dogon ne cesse de trouver des résolutions esthétiques.