mardi 9 mars 2010

As i was moving ahead occasionally i saw brief glimpses of beauty - Jonas Mekas

C'est la voix de Mekas qui lance le film. La voix d'un vieil homme. Et puis il y a des rues, une souris attrapée par un chat - l'image d'une souris attrapée par un chat attrapée par un homme devenu vieux -, des morceaux de lumière qui tombent dans les rues et entre les immeubles, des images qui tombent dans le désordre - "by chance", dit-il - ou par une forme de danse un peu étrange, par l'influx nerveux de sa voix. Mekas souffle sur les images et les projette. Sa voix d'homme vieux les fait trembler. Le temps compté les accélère. Un air de piano, un doigt de bébé, la griffe d'un chat, un couteau, un orage. C'est une oeuvre de poète : il s'agit d'emprunter des passerelles qui n'existent pas entre des choses qui existent mal, il s'agit de donner aux choses qu'on croit perdues ou promises à se perdre une bouffée d'éternité.
On croit que le film va porter sur le souvenir, il n'en est rien. C'est un film sur un seul moment, ample comme une vie, certes, mais animé par un unique désir : l'extase. L'extase est ce qui circonscrit le temps du film. Un temps où filmer avait bien plus d'importance que de faire un film (faire un film aurait été trahir l'extase - et si des films ont été faits à cette période, ils se sont faits). Temps principalement new-yorkais, sans dramatisation, marié, aimant, aimé, des enfants, tous longuement baptisés, quelques voyages, beaucoup de neige, quelques étés à Central Park, un tour de barque, des amis qui passent, une multitude de chats. C'est ça qui est extraordinaire. Rares sont les films à traquer l'extase à ce point. S'il y a extase, c'est soit à la fin (type Roublev), soit un moment bref glissé au coeur du film quelques secondes avant une tragédie de la sorte bien servie (type Chevaux de feu). Il n'y a d'extase que par goût de la délivrance ou par cruauté. Mais rien ne semble pouvoir délivrer Mekas de l'extase.
Sa voix lance les images. Son accent, contre lequel il ne lutte pas vraiment, lui sert d'appui sur les mots (un piolet), dans sa façon de les prononcer, dans le temps qu'il met à les choisir. Chevrotant, tremblant, pris de joie, de rire soudain, d'immenses certitudes. Il accompagne les images. On dirait qu'il les guide. On ne sait pas qui des images ou de la voix dirige l'autre. On entend des moments qui ressemblent à des improvisations poétiques, des pauses, des temps pour passer un disque, d'autres pour trinquer à la santé de ses amis, d'autres encore pour s'adresser au spectateur, le narguer, le prévenir, le renseigner. Comme le magicien d'Oz, il n'apparaît jamais (pas celui qui parle, du moins). Mais il est dans chacune de ses images - le poète en se cachant se rend présent. Ces images qu'il nous montre, ces lieux, ces temps, ces corps, il les a habités - il n'a jamais été absent de ce qu'il filmait.
Evidemment, on en vient à se demander ce qu'il y avait avant ces images, avant cette femme et ces enfants, avant ce film continu, avant New-York - pas un indice dans la matière du film, comme si le film servait aussi d'oubli à l'avant. Comme si cette vie avait servi d'oubli. Mekas le dit, expliquant pourquoi il ne comprend rien aux êtres humains : "j'ai passé la plupart de mon temps à chercher comment me reposer" ("napped half the day and no one punished me", répète un carton, citation d'une de ses filles). Film sur la joie, donc, mais une joie irrémédiable, qui ne pourrait être autrement.
Quelques mots reviennent, et forcément on s'y attache. "By myself", d'abord. Cette solitude immense, revendiquée, d'un être qui passe pourtant sa vie à filmer les autres (et un peu lui-même aussi, mais très rarement), quelle est-elle ? Un article de Don Delillo sur Glenn Gould, Thomas Bernhard, et Thelonious Monk donne une piste : plus que de solitude, il faudrait ici parler de sphère. Sphère était le second prénom de Thelonious Monk, qui tournait sur lui-même sur scène et dans les aéroports. Delillo part de ce détail et l'étend à chacun des trois artistes. Le film de Mekas donne un exemple supplémentaire : ce "by myself" est la condition de la recréation d'un Paradis (ou de quelque chose qui s'en approche). Il faut le clôturer, dans le temps (rien avant cette femme), et dans l'espace (tout ou presque à New York - le Sud de la France s'immisce aussi dans ce possible Paradis). Le temps de la fabrication du film aussi est clos : la nuit, tard, dans sa salle de montage, tandis que tout le monde dort, ou que les filles sont au cinéma ; pour l'an 2000.
"This is a political movie." C'est à la fois une blague et à la fois la stricte vérité. Une blague que Mekas peine à prendre au sérieux lui-même, il rit en prononçant ces mots, tant son film est aux antipodes de ce qu'un spectateur considère comme un film politique. La stricte vérité, pour une raison que je comprends mal : il y a dans ce film un brillant esprit d'anarchie. En tout cas, une claire certitude de s'inscrire contre un certain type de cinéma, de proposer quelque chose de radicalement différent. Proposer un film sans la moindre dramatisation, quel geste est plus politique que celui-là ? Il commence par défier d'éventuels adversaires à sa proposition, s'excuse aussi par moments, puis, peu à peu, se débarrasse du doute, et atteint quelque chose qui ressemble à un exercice de yoga, au-delà même de la joie, sur la voie de l'équanimité, quand la respiration s'interrompt.
Enfin, il faut dire comment le film se termine, parce que ce n'est pas vraiment une surprise, ni vraiment dicible : face aux images qui continuent, Mekas, qui a beaucoup bu à la santé de ses amis, martyrise son accordéon et se met à chanter qu'il ne comprend rien à rien. Finir sur pareille ivresse est d'une générosité étourdissante.

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