mardi 30 mars 2010

Mumu - Joël Séria

C'est une histoire jolie, touchante, et sans doute sincère, mais tellement mal racontée, et très lourdement filmée.
Le problème ne vient pas vraiment de Séria - il a fait de bons films, il n'y a aucune raison pour qu'il soit devenu incapable d'en faire d'autres. Le problème vient de toute l'idéologie dans laquelle s'est engluée le cinéma français "du milieu". Et sans doute Séria pendant ses 14 ans d'absence ne s'en est pas rendu compte. Mais c'est là, ça gangrène le film d'un bout à l'autre : on ne veut pas faire pauvre ni improvisé, on préfère faire médiocre, en éteignant toute possible fulgurance et tout possible écueil. On est définitivement au milieu et on espère que ça passe.
Quand on voit un tel film, on a à peu près autant de plaisir que quand on remplit un avis d'imposition. Le cinéma est devenu une affaire compliquée, administrative, sans la moindre spontanéité. On sent dans chaque plan la lourdeur du tournage. Même si Les choristes avait été fait par un gars honnête et brûlant de dire ce qu'il avait à dire, ça n'aurait pas pu être un bon film. On se préserve de l'éclat.
Et puis il y a un autre problème, et là aussi un problème de notre temps : la représentation de l'enfance, au fil des années, s'est entourée de tabous. Et Séria ne s'en affranchit pas vraiment. Il faut voir son caméraman sursauter quand il cadre par mégarde le zizi du petit garçon. Quant aux claques et aux coups, ils sont là, mais faute d'un vrai traitement dans le jeu des comédiens, ils sonnent faux. Testud, pourtant brillante actrice, dès qu'elle se met à frapper cesse de jouer. Le problème ne vient pas d'elle, le problème est je crois culturel. Il aurait fallu penser autrement ces coups et ces claques, pour qu'ils atteignent un autre niveau que la simple illustration. Il n'y aura plus de 400 coups, plus de Petites amoureuses, plus d'Enfance nue. C'est devenu interdit. Le cinéma français ne se permet plus l'âpreté que cela nécessite.

lundi 29 mars 2010

La paura - Pippo Delbono - festival du cinéma du réel #7

Le téléphone portable, dans La menzogna, le dernier spectacle de Pippo Delbono, c'est l'instrument du fascisme, c'est le syndrome Salo répété à l'infini.
La paura a été tourné avec un téléphone portable, et son sujet est bien sûr le fascisme. Collection d'images imposées, captures d'émissions télévisées, tout ce que l'Italie s'inflige et subit de vulgaire, de moche, d'idiot, de purulent. Dans ce montage d'images qui pourrait se contenter d'effrayer, on sent une révolte. Elle s'incarne par la musique, quelques portraits, un plan séquence autour d'un campement gitan guidé par deux enfants survoltés, un paysage de bord de mer sous la pluie, une phrase hurlée pendant l'enterrement d'un enfant noir tué à Milan par un père et son fils pour avoir volé un paquet de biscuits : "ne vous inquiétez pas, ce n'est pas Loft Story", sous l'oeil méfiant d'un gardien de la paix, "pays de merde !". Elle s'incarne surtout dans la figure de Bobo, sorti de cinquante ans d'internement psychiatrique, sourd et muet, "loup apprivoisé mais qui regarde toujours en direction de la forêt". Bobo, c'est la solution, le point exultant de tout le travail de Pippo Delbono : il est ici le rêve d'une révolution au singulier.
Il y a dans ce film quelque chose d'indéfectiblement chrétien, un essai d'affranchissement qui toujours échoue, toujours reproduit le même mouvement, de descente aux Enfers, de sortie par l'indignation, puis d'amour recouvré. Je préfère Il grido, moins marqué de réflexes italiens, qui sont ceux que le cinéaste fustige, et que pourtant il emprunte.

Les films rêvés - Eric Pauwels - festival du cinéma du réel #6

Les films rêvés, de Eric Pauwels

Résumé ainsi par le programme du festival : un jour, un homme, un cinéaste, fait un rêve : il rêve qu'il fait un film qui contiendrait tous les films qu'il a rêvé de faire.

En réalité, il s'agit d'un film à la fois encyclopédique et rêveur. Il contient un millier d'histoires, certaines sont seulement évoquées, d'autres commencent à être tournées puis ne donnent rien, d'autres encore l'ont été mais se retrouvent ici, mélangées aux autres, découpées, rattrapées de justesse. Le premier plan du film est une araignée tissant sa toile (se faisant une toile ?). Le film a cette forme, cette patience, cette ténuité.

Le cinéaste vit dans une petite maison bleue cachée derrière un jardin. Les grenouilles se collent aux fenêtres. Un enfant aussi. Il y a de la lumière, tard le soir, des bougies, des abats-jours. Dans cette maison il y a des livres, des images, des cartes postales, des lettres, des souvenirs, des bibelots, des dessins. Son film ressemble à cette maison. Dans le dernier plan, le cinéaste éteint toutes les lumières et souffle les bougies : la maison disparaît dans la nuit.

Eric Pauwels a un voisin qui passe quelque fois, qui s'appelle Jean-Marie, qui tremble beaucoup et qui dit des choses fabuleuses sur le cinéma et sur le paradis. Sur le cinéma : il ne faut pas recadrer les images, sinon tu blesses les gens que tu as filmés. Il sourit très largement chaque fois que Eric Pauwels veut faire un portrait de lui. Sur le paradis : tout le monde l'imagine, mais tout le monde est déçu, alors ça ne vaut pas la peine de s'en faire trop d'idées.

Aujourd'hui c'est Jean-Marie, autrefois c'était Jean Rouch qui passait souvent. Eric Pauwels lui demande ce qu'est le cinéma. Jean Rouch répond : c'est comme avec ton chien, tu lances quelque chose qu'il puisse te rapporter. Il appelle ça le potlatch.

Eric Pauwels n'a jamais cessé de lancer des choses, des désirs, des idées. Mais certaines ne sont pas revenues. Certaines se sont heurtées à l'impossible. Comme ce film qu'il commence à tourner avec Jean-Marie, mais Jean-Marie meurt. Ou ce documentaire qu'il voulait faire sur Jean Rouch, mais Jean Rouch est mort. Alors il filme ce qu'il reste d'eux. Il filme leurs âmes. Des nuées d'oiseaux au-dessus des arbres. Une collection de rails dans tous les coins du monde. Des petites figurines qu'il découpe et qu'il colle sur les poteaux autour de chez lui, et qu'il filme une fois que le temps les a rongées. Ou bien cette falaise, dont Jean Rouch lui parlait, qu'il se représente ainsi, sur la plage, comme un tout petit tas de sable, ne révélant la supercherie qu'à la fin. Il révèle toujours la supercherie : le mensonge ne vaut que pour l'humour qu'il génère.

Eric Pauwels ne voyage plus. Ce n'est plus la peine. Un ami à lui est parti faire le tour du monde en voilier et lui envoie des images de tous les endroits qu'il traverse. Il dit ceci : " si des images il y en a trop, des regards il en manque, et des histoires il en reste". Il évoque le dernier tableau de Gauguin, qui s'ennuyait ferme dans les îles, qui voulait rentrer en Europe, mais à qui on avait déconseillé de revenir, car alors tout le monde se serait moqué de lui. Son dernier tableau fut vendu aux enchères comme représentant les chutes du Niagara. On l'avait posé à l'envers. En vérité, il avait peint les toits enneigés de son village breton.

Un millier d'histoires, véridiques ou inventées, peu importe : Moitessier, le premier navigateur qui aurait pu remporter le Golden Globe s'il n'avait soudain refusé de rentrer en Europe ; Jeanne Barret, la première femme à avoir fait le tour du monde, déguisée en homme pour suivre son amant, puis démasquée au bout d'un an de voyage - il n'y a pas d'image d'elle, sauf celle d'une fleur, à laquelle son amant botaniste a donné son nom ; le faussaire Van Meegeren, qui avait vendu à l'Allemagne du troisième Reich un faux Vermeer, lequel n'avait pas été reconnu comme faux lors de son procès, ensuite, pour complicité avec l'ennemi, et qui peignit en prison un autre faux Vermeer pour finalement être acquitté ; ou encore cet Anglais qui plutôt que de partir à pied pour Jérusalem préféra parcourir la même distance autour de son château... Des lieux imaginaires ou pas, des aventuriers plus ou moins menteurs - avec tous ces voyages, Pauwels dessine une carte du monde très intime (sur du papier, ou bien sur une poire, ou encore dans son film rapiécé), qui n'appartient qu'à lui, au fil de ce qui l'a passionné, de ce à quoi il a consacré des parties de sa vie, pour comprendre, pour rêver.

Il y a aussi cet homme qu'il est allé filmer, et qui a vécu 18 ans dans un lieu inscrit sur aucune carte : un bagne au Maroc. 18 ans dans une cellule privée de la moindre lumière. Cet homme, pour ne pas perdre la vue, a fabriqué un petit miroir et l'a glissé, à l'aide d'une branche, à travers le conduit d'aération de sa cellule. Alors il a revu sa main, sa peau, son corps, et il pleurait de joie. Il y avait aussi un pigeon qui était venu le voir. Il avait renvoyé le pigeon à l'air libre. Mais le pigeon était revenu. Et il ne cessait de le libérer et le pigeon ne cessait de revenir près de lui. Une fois libre, il avait peur de se réveiller et de se rendre compte que sa liberté n'était qu'un rêve.

Tous les films manqués d'Eric Pauwels se retrouvent là, dans cette longue rêverie de trois heures, absolument passionnante par la générosité avec laquelle elle diffuse son savoir, et par la façon très douce, très tendre que le cinéaste a de nous donner des méthodes pour être au monde. C'est un film lumineux, où la moindre blague fait mouche, où tout se mélange selon une alchimie délirante et joyeuse - ainsi cette séquence où le cinéaste colle mille sons de sa radio à mille paysages qui n'ont rien à voir les uns avec les autres ; l'intuition le guide vers des correspondances sublimes, inattendues, précieuses. Il y a de la grâce qui passe dans ces images ultrarapides où le cinéaste poursuit avec sa caméra les feuilles qui tombent des arbres, tandis qu'on entend des enfants chanter. Il y a des plans que je n'oublierai jamais. Voir un film aussi nu, aussi peu prétentieux, aussi juste dans sa façon de relier le fond et la forme, pauvre de moyens mais riche d'une centaine de vies, est une chose rare. On a rarement regardé avec autant d'acuité et de fantaisie ce qui existe, ce qui n'existe pas, et ce que peut être la mort.

Happy end - Szymon Zaleski - festival du cinéma du réel #5

(pas d'image)

Un film belge abominable, autobiographique, sur un homme atteint d'un cancer, et qui cherche chez les chamans d'Amérique du Sud une cure plus efficace que les traitements de son médecin.
Abominable, parce que plein d'une crispation occidentale dégueulasse.
Un dialogue résume l'esprit du film :
Le cinéaste - Je ne suis peut-être pas à la hauteur de ma quête.
Le guru joué par un comédien - Alors c'est qu'il n'y a pas de quête.
Rires dans la salle (car le comédien joue le guru avec toute la rigidité qu'on peut attendre d'un guru représenté dans un film européen).
Voix-off du cinéaste - Je me sentis légèrement vexé.
Le problème du film de Zaleski, c'est le peu d'intérêt qu'il porte à son sujet. Plutôt que de jouer sur la bizarrerie et l'observation des pratiques chamaniques auxquelles il se livre, il ne fait que creuser une forme de dégoût culturel, de méfiance occidentale vis-à-vis de ce qui s'écarte du commun. Oui, les chamans qu'il rencontre chantent des chansons idiotes, oui, il s'ennuie en fumant des herbes la nuit avec des gens drogués, oui, la vieille indienne lui écrase un cochon d'Inde sur le crâne et donne la dépouille à manger à son chien. Tout cela est très rigolo, et le public était bizarrement captivé, alors qu'il quittait les séances pour un oui ou pour un non face à des formes plus contemplatives et plus humbles. Szymon Zaleski a voulu épater la galerie - il a d'ailleurs obtenu le Prix des Jeunes. Le problème est que, sur la médecine traditionnelle, est posé un regard d'acceptation béate hallucinant de bêtise. Le vocabulaire employé par les médecins belges qui s'occupent de son cas est absolument dégradant, mais de cela, Zaleski n'ose rien dire. Il est bien plus facile de s'attaquer aux Péruviens qui ont les yeux rouges et qui fument tout ce qu'ils ramassent. Pour le reste, il faut du courage. La question de l'acceptation de la mort - ou plutôt de la prise de conscience de la mortalité - est réglée en une petite phrase de scénario mesquine. C'est un film de mauvaise foi.
Je suis parti peu de temps avant la fin, quand le cinéaste commençait à avouer se sentir minuscule sous les grandes montagnes qui l'entouraient. Je sentais venir le pire : la guérison (c'est-à-dire le salut, et peut-être pire : le repentir). J'ai eu une réaction de rejet très violente qui m'a poussé à quitter la salle, ayant peur d'attraper son cancer si je restais une minute de plus. Vu le titre, j'imagine que ça se termine bien, et que le public était content pour lui.

La quemadura - René Ballesteros - festival du cinéma du réel #4

Un beau film autobiographique, sur un jeune homme quitté par sa mère quand il avait 6 ans, laquelle a laissé comme souvenir quelques livres tamponnés à son nom et à celui de son mari. Mais son nom a été effacé de quelques uns de ces livres, et bon nombre ont disparu. Ils faisaient partie d'une collection interdite par Pinochet. La soeur du cinéaste rédige d'ailleurs une thèse sur cette maison d'édition. Et René Ballesteros profite de ce prétexte - faire un film sur cette collection de livres de poche ouvrant le Chili à la littérature étrangère - pour faire parler sa grand-mère gentiment amnésique et son père enfermé dans les mensonges et les raccourcis.
Le film est très émouvant, jouant sur plusieurs niveaux : premiers contacts téléphoniques avec cette mère inconnue vivant désormais au Vénézuela (combien tu pèses, combien tu mesures, etc ?), entretiens avec le père plutôt rétif et la grand-mère prise à son propre piège (mais sans animosité ni obscénité - le regard du cinéaste étant plutôt tendre, même sur les mensonges, même sur l'interdiction qui a été posée par la grand-mère de prononcer le nom de sa fille), confidences avec la soeur où l'on parle de rêves et où l'on classe des photographies, et première brasse du cinéaste qui n'a jamais appris à nager.
Et puis soudain, René Ballesteros et sa soeur annoncent à leur grand-mère qu'ils partent au Vénézuela pour voir leur mère. Ils rentrent au Chili avec elle et ses deux nouveaux enfants. Le plan est très pudique mais bouleversant, la grand-mère s'effondre, mais les corps des nouveaux enfants la cachent complètement. Elle appelle sa fille vénézuellienne Madame Magdalena, pense qu'il s'agit de sa mère, se ravise, et retrouve par le biais de caresses et d'étreintes la Mila qu'elle avait connue vingt ans plus tôt.
Ce n'est pas un film avec un imaginaire poétique très développé, mais il est habilement construit. Son âpreté et sa radicalité nous vengent des fictions lisses qui émergent du Chili ces derniers temps (La nana pour les petits malins, Fausta pour les gros). Il y a là quelque chose de violemment intime et nécessaire.

Festival du cinéma du réel #3

Peter in Radioland, de Johanna Wagner

Ca dure dix minutes, c'est le portrait d'un homme qui était professeur mais n'éprouve plus pour la vie moderne aucun goût. Il vit entouré de ses radios analogiques et ne supporte pas le son numérique. C'est joli, c'est une belle figure d'opposition, mais c'est un peu court pour vraiment prendre corps.

Atlantiques, de Mati Diop

Un magnifique court-métrage où l'on voit des hommes autour d'un feu, au bord de la mer. Ils parlent des traversées vers l'Europe en pirogue et du danger que cela représente. L'un d'eux revient d'une de ces traversées et il veut repartir, malgré ses amis qui s'inquiètent pour lui. Il a vu des choses qu'il ne peut pas décrire, il a vu des hommes devenir des poissons. Dans les ombres et la lumière du feu, un imaginaire monstrueux émerge. Il y a là un travail sur le son remarquable, et des images prégnantes. La conversation est simple mais touche par son universalité : c'est au fond la question de savoir si l'on doit rester ou partir, et où l'on devient un homme, et où l'espoir nous porte et ce qu'on en fait.

Port of memory, de Kamal Aljafari

A Jaffa, une famille a reçu l'ordre d'évacuer la maison qu'elle occupe depuis des années. Ils ont perdu les papiers du notaire. Ils n'ont plus rien. Ils ne sont pas les seuls. Peu à peu, la terreur s'empare de leur quotidien. Quelque part dans la ville, un homme en Vespa pousse des cris de rage.
Elia Suleiman semble avoir fait école. Kamal Aljafari présente ici un film palestinien construit sur la frontalité et la répétition, mais sans le même humour que son maître. Lui manque aussi le sens de la concision. Son propos est plus profus, plus propre à se répandre, si bien que la forme qu'il a choisie l'empêche de s'affirmer vraiment comme cinéaste.
Malgré tout, on sent un regard, et il y a quelques belles séquences, comme celle du chat endormi sur une télévision diffusant une Vie de Jésus, dont les oreilles frémissent dès que les personnages regardent dans sa direction, et dont la queue balance à l'approche d'une colombe.

jeudi 25 mars 2010

1428 - Du Haibin - festival du cinéma du réel #2

Le 12 mai 2008 dans le Sichuan, il y a eu un tremblement de terre. De nombreux morts, des villes entièrement détruites, et les habitants qui organisaient des campements pour survivre. Du Haibin est venu les filmer quelques jours après la catastrophe, et puis il est revenu, 210 jours plus tard, pour la visite du Premier Ministre qui avait promis de reloger tout le monde.
Le problème de ce documentaire est le temps. Du Haibin n'a peut-être pas pu passer suffisamment de temps avec les survivants pour filmer leur intimité. Souvent les témoignages se limitent aux discours attendus. Et quand il y a des larmes, il y a une sorte de gêne qui s'installe chez le spectateur : qui sommes-nous pour les regarder pleurer ? Nous n'avons pu nous attacher à aucun. Dans la foule, nous ne reconnaissons personne. On est loin du travail de Wang Bing dans
A l'ouest des rails. L'intimité se conquiert, je crois, avec plus de rigueur, plus de patience, et plus de choix.
Car dans 1428, ce qui est frappant, c'est la multitude. Multitude de visages, de témoignages, de corps, de tentes, de décombres, de voix. Toute tentative de percée dans cette multitude semble légèrement obscène.
Malgré cela, il y a quelques séquences très fortes, notamment avec les cochons qu'on essaie d'attraper et qui hurlent, ou avec ces mariés qui arrivent devant la porte de leur chambre nuptiale et qui s'aperçoivent qu'elle est fermée (le marié repose à terre son épouse qui défonce la porte à coups de pieds) - ou encore avec ce petit groupe de résistants non logés, qui vivent encore dans un abri 210 jours après le séisme malgré l'interdiction des autorités, et qui crient que le premier ministre devrait venir manger avec eux - ou enfin ces personnes relogées, réunies devant une télévision pour regarder le discours du premier ministre, lequel est interrompu par une coupure de courant. Il y a comme ça quelques moments qui émergent.
Mais l'idée la plus juste du film réside dans une figure. Pendant la première heure, on verra passer, dans quelques plans, un homme au visage plein de suie, pieds nus, en shorts, dans un grand manteau déchiré. L'homme regardera la caméra, sourira parfois, parfois sera distrait par tout autre chose, mais ne dira jamais rien. Il semble atteint de démence - son visage est si étrange qu'on se demande si c'est un acteur. Et puis on le suivra, on verra où il vit, on finira par rencontrer son père et par entendre son histoire. Cet homme étrange est le point autour duquel le film gravite et s'ordonne. C'est en lui qu'il trouve sa justesse et sa force. Sans lui, le film ne tiendrait pas, pourrait se déliter, tomber en morceaux. Ca ne tient pas à grand chose, un film.

Et la vie continue - Zendegi va digar hich - Abbas Kiarostami - (et plus généralement sur ce que je connais du cinéma iranien)

J'ai revu récemment Et la vie continue, de Abbas Kiarostami. Ce qui m'a le plus frappé, c'est la façon dont les personnages, malgré l'action, malgré l'intrigue, malgré ce qui leur arrive, ne cessent de négocier. D'un côté le père, négociant son chemin sur les routes endommagées, de l'autre le fils, persuadé que le match de la coupe du monde diffusé le soir du tremblement de terre opposait l'Ecosse au Brésil, et non l'Argentine, comme le prétend son père. Si Kiarostami parle du tremblement de terre, s'il parle de la détresse des survivants, il filme surtout la victoire d'un père sur une route pourtant interdite, et la victoire d'un fils sur son père ; rien de lourdement oedipien là-dedans, il s'agit seulement d'avoir raison, de franchir ce qui est infranchissable.
On voit cela souvent dans le cinéma iranien. Chez Kiarostami d'abord, dans
Où est la maison de mon ami ?, quand le petit garçon explique à sa mère qu'avant de faire ses devoirs, il doit d'abord et avant tout rendre le cahier que par mégarde il a pris à son ami. Sa mère s'oppose à sa volonté. Il s'obstine. N'obtient l'accord de personne. Finit par s'affranchir de l'interdiction pour accomplir ce qui lui semble le plus juste et le plus nécessaire (et nous savons, nous, spectateurs, que l'enfant a absolument raison - il en va du destin de son ami et de l'injustice à laquelle il serait confronté si le cahier ne lui était pas rendu).
Chez Jafar Panahi également, dans
Hors-jeu, quand un groupe de jeunes filles passent une heure trente à tenter d'assister à un match de football, malgré les interdictions qui s'opposent à elles.
Et aussi dans le récent A propos d'Elly, de Asghar Farhadi, où chacun a son avis sur la manière d'annoncer à quelqu'un la disparition de sa petite amie. Le problème est sérieux mais ne trouve pas de consensus. Tous les détails sont soumis à la discussion. Il n'y a rien de général dans la façon que chacun a d'envisager le monde. (à suivre)

La bocca del lupo - Pietro Marcello - festival du cinéma du réel #1

Le film débute par une longue élégie de la Gênes des truands, sale, interlope, usée, en perpétuelle destruction. Des images de ruelles qui s'effritent, des prostituées très masculines, des gens sur la plage jetant des ordures à la mer, des cabanes, des grottes habitées, des chantiers.
On entend deux voix : un homme et un autre (mais l'autre parle au féminin). Ils s'envoient des messages sur des cassettes, des mots d'amour, des menaces, des insultes chaleureuses, des encouragements à tenir bon. Il est en prison, 'elle' est dehors et l'attend. Il a un rêve : vivre quelque part dans les terres, avoir un potager, un banc pour regarder l'horizon.
Après cette élégie mystérieuse où l'histoire en cours semble se dissoudre, après ces mots sur lesquels on ne peut pas vraiment fixer de visages ni de réalité, on les découvre, elle et lui, ensemble, filmés côte à côte, assis, chez eux, dans un long plan-séquence entrecoupé de courts inserts sur leurs chiens. Les cassettes dataient. Elle l'a attendu dix ans. Ils parlent de leur rencontre en prison. C'est elle qui parle d'abord, de sa voix pas du tout trafiquée, malgré sa perruque et sa robe, tandis qu'il retrousse les manches de son t-shirt, caresse ses biceps, donne des ordres vifs à ses chiens. Puis il complète - les quatre mois de prison, dit-elle, ont presque été les quatre plus beaux mois de sa vie - mais pour lui, les quatorze années qui ont suivi sont absolument les quatorze plus belles années qu'il ait vécues. Il est tour à tour tendre et brutal, vantard et humble. Elle baisse la tête quand il en fait trop, elle se tait puis lui coupe le sifflet en une phrase. Le cinéaste a trouvé une séquence qui ressemble à l'amour.
Le reste est plus brouillon, plus opaque. Cette séquence formidable fait son lit d'une masse un peu trop hétérogène pour vraiment passionner. Il aurait peut-être fallu plus d'épure, plus d'attention à la réalité, moins d'images trafiquées, même si l'on sent bien la nécessité de définir l'espace poétique/mythique de cette histoire de truands. C'est logique, mais ça ne prend pas complètement (moins bien que dans le Winnipeg mon amour de Guy Maddin par exemple, qui avait des défauts, mais pas celui de se cantonner au bricolage). Le montage n'est peut-être pas assez rêveur : peu de temps passe dans ces images qui visent pourtant une forme d'éternité.

mercredi 17 mars 2010

Bad Lieutenant - Port of Call New Orleans - Werner Herzog

On peut se demander pourquoi Herzog s'est intéressé à ce scénario inepte de petits larcins vus mille fois et d'hallucinations moyennes (des animaux surgissent dans quelques plans, un breakdancer breakdance derrière un homme mort, une cuillère en faux argent fait office de mythologie enfantino-affective) : il y a de jolis moments, mais ils sont trop rares et trop encombrés de banalités - le cinéaste est déjà allé bien plus loin. Il y a dans Bad Lieutenant comme une timidité d'inspiration.
La démarche de Herzog semble ironique : faire un anti-polar avec un anti-héros, se foutre de l'intrigue, ne s'intéresser à rien, pas même vraiment à ses acteurs, ni à la Nouvelle Orléans. C'est fortement déplaisant. L'impression d'un alignement de scènes obligatoires envisagée avec une désinvolture infructueuse, si ce n'est la résolution de l'intrigue, en une scène improbable, assez savoureuse.
Narration lâche, direction d'acteurs plutôt floue (Eva Mendes est piteuse, Nicolas Cage est pas mal mais trop cantonné à sa bizarrerie naturelle), décalages radicaux trop clairsemés pour être honnêtes : Herzog voudrait marquer un genre avec son style, mais finit par éteindre son style dans un genre qui n'opère avec ce dernier aucune friction lumineuse.
Certes, il aura décrassé de ses oripeaux catho-chiants l'original de Ferrara, mais ses bibelots de griot californien encombrent chaque plan d'une religion nouvelle, celle qu'il semble vouer à sa méthode et à sa toute-puissance. Je ne fais pas trop confiance aux cinéastes qui s'essaient à un genre : c'est s'accorder beaucoup d'importance, me semble-t-il.
Et puis on connaît Herzog bien meilleur géographe : là, c'est la Nouvelle Orléans, mais ça aurait pu être tourné en studio. Triste à voir.

mardi 16 mars 2010

Eastern plays - Kamen Kalev

Montrer, montrer, montrer : c'est tout ce que Kamen Kalev sait faire. Il montre. Il s'arrange pour que sa fiction ait presque l'air d'un documentaire. Mais ça n'en est pas un. C'est un sujet, c'est tout. Il cherchait à être en prise avec une certaine jeunesse contemporaine (la plus paumée, de préférence), il fait un film mondain, accumulant les signes extérieurs de contemporanéité (jeux vidéo, néo nazisme, tatoos - merde, on croirait Elephant, le catalogue des problèmes adolescents), sans les faire vivre une seule seconde (au contraire d'Elephant, qui est un film de mise en scène, sur le corps singulier et l'espace collectif).
Un plan m'intrigue, glissé au tout début, dans la première séquence : plan furtif du journal télévisé, même pas cadré par la télévision, même pas situé dans la pièce, non, plein cadre, comme si c'était un plan tourné pour le film. Mettre au même niveau le film et une image télé, c'est quoi ? Un pied-de-nez (on s'en fout que ce soit beau - d'accord, mais alors pourquoi ces dialogues, pourquoi ce scénario ?) ? Un raccord utile ? Ou bien (et c'est mon hypothèse) l'ambition pure et simple de ne pas faire mieux que la télé - pire : de faire moins bien ? Dans ce dernier cas, c'est réussi.

Die fliegenden Ärzte von Ostafrika - The Flying Doctors of East Africa - Werner Herzog

Un documentaire intéressant mais très impersonnel dans lequel surgissent des images étranges telles qu'une girafe dans le reflet d'une vitre, des Masaï très circonspects face aux escaliers qu'ils doivent emprunter pour monter dans la caravane du médecin, l'arrivée d'un avion dans un village qui n'en avait jamais vu, cinq prêtres en short posant pour une photo sur un chemin devant leur église, et auxquels on dit de reculer de trois pas, d'avancer de deux, de reculer de un, etc... Comme si Herzog commençait seulement (on est en 1969, un an seulement après son premier long, Signes de vie, et un an avant Les nains aussi ont commencé petit, véritable acte de naissance) à se rendre compte que son cinéma n'existait pas dans les cadres conventionnel, mais dans l'écart vis-à-vis de ces cadres - dans le ratage, pourrait-on dire.

vendredi 12 mars 2010

Les cloches des profondeurs - Glocken aus der Tiefe - Werner Herzog

Ils rampent le visage collé à la glace. Ils cherchent la vision d'une cité engloutie, dont les habitants, dit-on, plutôt que de combattre les Mongols, se sont mis à prier pour qu'un miracle advienne. Et de sous la cité jaillirent des flots ininterrompus qui la recouvrirent entièrement et formèrent un lac. Ils sont donc là, couchés sur la glace, et certains voient le clocher d'une cathédrale, d'autres les bougies du choeur des enfants, et d'autres pas grand chose. Il y a le son très beau de la glace. Il y a des hommes qui chantent de cette seconde voix, sacrée, qu'ils trouvent au fond d'eux-mêmes. Et puis il y en a certains qui restent trop longtemps sur la glace, et qui sont collés. D'autres qui ne voient pas l'été revenir, et qui tombent dans l'eau glacée, et qui meurent. Le plan ci-dessus est le premier du film. Le dernier présente des patineurs.
Pourtant, c'est un film de Werner Herzog. Il n'y a pas d'ironie dans ce qui nous est présenté - c'est une investigation très sérieuse (et même quand Herzog docu-ment, c'est toujours très sérieux). La chose filmée n'est jamais tournée en ridicule. Ce qui est plutôt visé, finalement, c'est peut-être le cinéma, dont les barrières tombent presque à chaque fois. Comme si Herzog avait passé son existence de cinéaste à nous prouver que ce qu'il a à dire ne peut être dit sous une forme cinématographique. Au fond c'est ce qu'on appelle un raté.
Les cloches des profondeurs s'apparente à un carnet de voyage en Sibérie - voyage à thème : à la découverte des légendes sibériennes. Au programme, le lac, le prophète qui reproduit avec exactitude les gestes de Jésus, l'exorciste qui fait pleurer les femmes sur les scènes des théâtre devant des centaines de personnes, le bois sacré où l'on n'avance qu'à quatre pattes, et le sonneur de cloches. De cette vaste compilation un peu chaotique, ressort l'idée suivante : chacun s'accommode comme il peut de l'idée de l'infini. Dans une zone du monde où l'on est encore incapable de vraiment contrôler et normaliser le sentiment divin, des manifestations variées de religiosité se manifestent.
Le sonneur de cloches est le plus beau portrait du film. Un orphelin, ancien projectionniste, est devenu l'artiste-sonneur d'un village. Il nous présente un extrait de ce qu'il joue : c'est magnifique, limpide à entendre, prodigieux à voir, chaque membre de son corps relié à une corde actionnant une cloche à la tonalité différente.

jeudi 11 mars 2010

How much wood would a wooodchuck chuck - Werner Herzog


Un extrait ici, pour un aperçu de ce dont il s'agit, difficilement descpritible :
http://www.youtube.com/watch?v=sMJ4thppCkk

La force du film est de nous imposer cette litanie pendant toute sa durée. Nous assistons au championnat du monde des Auctioneers (je ne trouve pas de mot français pour ça : commissaire-priseur ?), dans une salle comble, où défilent une trentaine de candidats et quelques vaches qui semblent ne servir que de décor (puisqu'on ne vend rien et que tout est simulé, même les enchères). On commence par ne rien comprendre aux règles, à ce qui différencie un candidat d'un autre, à ce qui permet de les évaluer. On se sent comme immergé dans une peuplade aux rituels inintelligibles. C'est là souvent le cinéma d'Herzog : le spectateur est un extraterrestre, et traité comme tel. Et puis, peu à peu, au lieu d'entendre une seule langue étrange, trop rapide, bizarrement articulée, composée essentiellement de chiffres, on en entend plusieurs. On se rend compte que chacun des candidats a sa langue, sa façon d'aborder l'auctionneering. On finit par préférer un candidat à un autre. On se retrouve naturalisé.
Ce film en contient deux autres de son auteur : Huie's predict, autre documentaire américain sur le langage, où nous assistons au sermon et à la transe du pasteur Huie, qui pourtant ne professe que des banalités. C'est un temps d'immersion dans un langage d'un genre étrange, religieux certes, mais pas plus sectaire que le langage économique des Auctioneers. Poétique en un sens exclusif. Mais il y a aussi, dans How much wood would a wouldchuck chuck, un portrait, celui du vainqueur, baigné par la grâce, qui fait penser à celui que Herzog avait fait du sauteur à ski Steiner dans La grande extase. Mêmes traits juvéniles, même façon de s'illuminer à l'évocation de la victoire, comme si le langage était devenu hormonal, et l'existence électrique.

Ce qui m'impressionne, à mesure que j'avance dans la découverte du cinéma de Werner Herzog, c'est la cohérence de sa filmographie. Si certains de ses films paraissent un peu vite conçus, si on peut leur trouver mille défauts, ils semblent tous être les pièces d'un gigantesque puzzle. Certains morceaux sont plus éclairants que d'autres, certains tardent à trouver leur place, certains ressortent et semblent si beaux qu'on pourrait les isoler, mais ils sont tous les fragments d'une quête que je crois être ininterrompue.

mardi 9 mars 2010

As i was moving ahead occasionally i saw brief glimpses of beauty - Jonas Mekas

C'est la voix de Mekas qui lance le film. La voix d'un vieil homme. Et puis il y a des rues, une souris attrapée par un chat - l'image d'une souris attrapée par un chat attrapée par un homme devenu vieux -, des morceaux de lumière qui tombent dans les rues et entre les immeubles, des images qui tombent dans le désordre - "by chance", dit-il - ou par une forme de danse un peu étrange, par l'influx nerveux de sa voix. Mekas souffle sur les images et les projette. Sa voix d'homme vieux les fait trembler. Le temps compté les accélère. Un air de piano, un doigt de bébé, la griffe d'un chat, un couteau, un orage. C'est une oeuvre de poète : il s'agit d'emprunter des passerelles qui n'existent pas entre des choses qui existent mal, il s'agit de donner aux choses qu'on croit perdues ou promises à se perdre une bouffée d'éternité.
On croit que le film va porter sur le souvenir, il n'en est rien. C'est un film sur un seul moment, ample comme une vie, certes, mais animé par un unique désir : l'extase. L'extase est ce qui circonscrit le temps du film. Un temps où filmer avait bien plus d'importance que de faire un film (faire un film aurait été trahir l'extase - et si des films ont été faits à cette période, ils se sont faits). Temps principalement new-yorkais, sans dramatisation, marié, aimant, aimé, des enfants, tous longuement baptisés, quelques voyages, beaucoup de neige, quelques étés à Central Park, un tour de barque, des amis qui passent, une multitude de chats. C'est ça qui est extraordinaire. Rares sont les films à traquer l'extase à ce point. S'il y a extase, c'est soit à la fin (type Roublev), soit un moment bref glissé au coeur du film quelques secondes avant une tragédie de la sorte bien servie (type Chevaux de feu). Il n'y a d'extase que par goût de la délivrance ou par cruauté. Mais rien ne semble pouvoir délivrer Mekas de l'extase.
Sa voix lance les images. Son accent, contre lequel il ne lutte pas vraiment, lui sert d'appui sur les mots (un piolet), dans sa façon de les prononcer, dans le temps qu'il met à les choisir. Chevrotant, tremblant, pris de joie, de rire soudain, d'immenses certitudes. Il accompagne les images. On dirait qu'il les guide. On ne sait pas qui des images ou de la voix dirige l'autre. On entend des moments qui ressemblent à des improvisations poétiques, des pauses, des temps pour passer un disque, d'autres pour trinquer à la santé de ses amis, d'autres encore pour s'adresser au spectateur, le narguer, le prévenir, le renseigner. Comme le magicien d'Oz, il n'apparaît jamais (pas celui qui parle, du moins). Mais il est dans chacune de ses images - le poète en se cachant se rend présent. Ces images qu'il nous montre, ces lieux, ces temps, ces corps, il les a habités - il n'a jamais été absent de ce qu'il filmait.
Evidemment, on en vient à se demander ce qu'il y avait avant ces images, avant cette femme et ces enfants, avant ce film continu, avant New-York - pas un indice dans la matière du film, comme si le film servait aussi d'oubli à l'avant. Comme si cette vie avait servi d'oubli. Mekas le dit, expliquant pourquoi il ne comprend rien aux êtres humains : "j'ai passé la plupart de mon temps à chercher comment me reposer" ("napped half the day and no one punished me", répète un carton, citation d'une de ses filles). Film sur la joie, donc, mais une joie irrémédiable, qui ne pourrait être autrement.
Quelques mots reviennent, et forcément on s'y attache. "By myself", d'abord. Cette solitude immense, revendiquée, d'un être qui passe pourtant sa vie à filmer les autres (et un peu lui-même aussi, mais très rarement), quelle est-elle ? Un article de Don Delillo sur Glenn Gould, Thomas Bernhard, et Thelonious Monk donne une piste : plus que de solitude, il faudrait ici parler de sphère. Sphère était le second prénom de Thelonious Monk, qui tournait sur lui-même sur scène et dans les aéroports. Delillo part de ce détail et l'étend à chacun des trois artistes. Le film de Mekas donne un exemple supplémentaire : ce "by myself" est la condition de la recréation d'un Paradis (ou de quelque chose qui s'en approche). Il faut le clôturer, dans le temps (rien avant cette femme), et dans l'espace (tout ou presque à New York - le Sud de la France s'immisce aussi dans ce possible Paradis). Le temps de la fabrication du film aussi est clos : la nuit, tard, dans sa salle de montage, tandis que tout le monde dort, ou que les filles sont au cinéma ; pour l'an 2000.
"This is a political movie." C'est à la fois une blague et à la fois la stricte vérité. Une blague que Mekas peine à prendre au sérieux lui-même, il rit en prononçant ces mots, tant son film est aux antipodes de ce qu'un spectateur considère comme un film politique. La stricte vérité, pour une raison que je comprends mal : il y a dans ce film un brillant esprit d'anarchie. En tout cas, une claire certitude de s'inscrire contre un certain type de cinéma, de proposer quelque chose de radicalement différent. Proposer un film sans la moindre dramatisation, quel geste est plus politique que celui-là ? Il commence par défier d'éventuels adversaires à sa proposition, s'excuse aussi par moments, puis, peu à peu, se débarrasse du doute, et atteint quelque chose qui ressemble à un exercice de yoga, au-delà même de la joie, sur la voie de l'équanimité, quand la respiration s'interrompt.
Enfin, il faut dire comment le film se termine, parce que ce n'est pas vraiment une surprise, ni vraiment dicible : face aux images qui continuent, Mekas, qui a beaucoup bu à la santé de ses amis, martyrise son accordéon et se met à chanter qu'il ne comprend rien à rien. Finir sur pareille ivresse est d'une générosité étourdissante.

lundi 8 mars 2010

Danse-Avec-Les-Loups - Dances-With-Wolves - Kevin Costner

Où l'on découvre que les Sioux avaient des dentitions parfaites, blanches, bien alignées, et souriaient comme dans les pubs pour Denivit.
D'accord, ça n'est qu'un détail. Mais que viennent faire les deux glands dorés sur le chapeau de Kevin Costner, si ce n'est accréditer une certaine perspective historique ?
(Ca coûte cher, de colorier des dents ?)
A moins qu'il ne s'agisse d'une conception esthétique particulière, où la beauté aurait à voir avec ce qu'on pose au-dessus de la cheminée.
Dans ce cas, c'est un film qui ressemble à son auteur. Kevin Costner est le genre de personnes qu'on pourrait poser au-dessus d'une cheminée.
Ce n'est pas un mauvais acteur, ni même un mauvais réalisateur. Simplement, on l'oublie vite. Il tourne peu. Et personne ne se demande jamais ce qu'il fait. Au moins il a la paix.
Danse-Avec-Les-Loups est loin d'être un mauvais film. Sans doute un peu trop long. On s'attarde sur des détails pas forcément passionnants. Le premier quart du film est majoritairement composé de pets et d'évanouissements. Pète-Et-Trébuche tarde à devenir Danse-Avec-Les-Loups. Entre les deux, il y a toute une partie Carte-Avec-La-Postale solennelle ni très marrante ni très digne.
Le film vaut surtout pour sa fin, décharge lacrymale ahurissante, de laquelle on ressort écoeuré (au sens de 'coeur arraché', comme ce que font les Sioux à tout être vivant qu'ils mettent à mort). Le Nouveau Monde commençait là, par la naissance de l'amour directement, puis continuait sur l'écoeurement, la dévitalisation du monde. Mallick avait un propos philosophique. Costner admire et s'indigne, et s'en contente. Sa gravité semble un peu feinte. Sa misanthropie blanche est limitée (au fond, il reproche surtout aux Blancs de péter). Mais il y a quelques moments poignants, très théâtraux, comme à la fin quand l'un des Sioux juché sur une colline crie à Kevin Costner : "vois-tu que tu es mon ami ?" Dans une telle phrase les mondes perdus du spectateur se précipitent. Mais ce n'est qu'une phrase. Un film d'une telle durée pour que si peu de temps passe au travers...

mercredi 3 mars 2010

Le temps des grâces - Dominique Marchais & A serious man - Joel & Ethan Coen

Ce qui m'a allumé, dans Le temps des grâces, c'est la leçon philosophique que le cinéaste tire, certes, d'un assemblage de réflexions sur le sujet précis de l'agriculture et du paysage, mais que l'on peut élargir à l'ensemble des activités humaines - leçon que l'on pourrait formuler ainsi : il faut toujours repenser d'un point de vue global une action individuelle. Même le peu, même l'inutile a sa place dans une vision globale (l'exemple des haies et celui des tourbières pour preuves irréfutables) - il s'agit alors de considérer la marge comme ce qui place le centre au centre, et d'accorder toute son attention à ces marges, sans quoi le centre s'épuise - et il s'agit aussi, peu à peu, de ne plus accorder de crédit qu'aux marges, en les multipliant.
Faire du blé est sans valeur, mais faire un certain blé est essentiel. L'enjeu est toujours dans la définition de l'acte dans sa singularité, plutôt que dans sa participation immédiate à un plan. En vérité, suivre n'est pas participer. Il faut redonner à chacun la responsabilité de son existence.
D'un point de vue politique, le film ouvre également un bon nombre de voies pour, d'une part, dénoncer l'ineptie de la pensée régnante, et, d'autre part, s'affranchir des oppositions, trop nostalgiques et consensuelles. Une politique sans passéisme, en somme.

Seul et unique bémol : je trouve passablement pénibles les tirades ampoulées et mal articulées de Pierre Bergounioux. Mais ça n'est pas très grave, tant le propos est puissant et les réflexions choisies et brillamment organisées.

Sinon, j'ai aussi vu le dernier film des frères Coen, A serious man, et je me suis dit que les Coen excellaient dans la fabrication de films ennuyeux et creux, qui ne pourraient être meilleurs qu'ils ne sont. C'est leur seul domaine d'excellence. Le plus drôle est que cela semble les satisfaire. Leurs films ont un rapport à l'absurde quasiment dévot. L'absurde leur permet d'arrêter leur pensée.
Aussi A serious man réussit tout ce qu'il entreprend - c'est une série d'arrêts, de clous d'insignifiance enfoncés sur des parois inexistantes.
Mais ce qu'il y a d'étrange, c'est que ce n'est même pas honnête. Après s'être acharné à démystifier les porteurs de connaissance et leurs paraboles, les Coen en instaurent une dernière, pour leur propre compte, et laissent la critique bienveillante gloser sur une possible réflexion sur la judéité.