jeudi 31 décembre 2009

en 2009, dix films

1. Primitive, l'exposition et les courts-métrages (Primitive, Phantoms of Nabua, A letter to uncle Boonmee) - Apichatpong Weerasethakul
2. Le temps qu'il reste - Elia Suleiman
3. Inland - Tariq Téguia
4. Le miroir magique - Manoel de Oliveira
5. Tetro - Francis Coppola
6. Moon - Duncan Jones
7. The limits of control - Jim Jarmusch
8. 24 city - Jia Zhang-Ke
9. La religieuse portugaise - Eugène Green
10. Visage - Tsai Ming-Liang

10 fausses valeurs pour 2009

1. Gran Torino, de Clint Eastwood
2. Le ruban blanc, de Michael Haneke
3. Un prophète, de Jacques Audiard
4. Hotel Woodstock, de Ang Lee
5. Inglorious basterds, de Quentin Tarantino
6. Import export, de Ulrich Seidl
7. Bronson, de Nicolas Winding Refn
8. J'ai tué ma mère, de Xavier Dolan
9. Whatever works, de Woody Allen
10. Public enemies, de Michael Mann

jeudi 24 décembre 2009

Coeur de glace - Herz aus glas - Werner Herzog

Ce qui me passionne chez Werner Herzog, c'est la cohérence intellectuelle de ses films. La matière de chacun est une question. Une seule, tenue jusqu'à la fin.
Coeur de verre s'ouvre sur le plan d'un homme assis, un manteau sur le dos, dans un pré, face à des vaches dans le brouillard, et sous la musique mystico-tyrollienne de Popol Vuh. C'est l'immobilité absolue, presque comique, de l'homme face au troupeau. Herzog révèle par la durée la nature boueuse, sédentaire du romantisme allemand.
Et, tout de suite, c'est la question du paysage. On entend ce mot : "crouler". Quelle place pour le regard ? pour le point du regard dans l'espace infini ? La vision est un effondrement. Voir, c'est pressentir la fin. A moins que regarder ne soit la mise à mort de l'infini.
La fin du film ne résout rien. Au contraire, elle inverse la question posée au début. Sur une île irlandaise, un homme regarde la mer. Bientôt, il est rejoint par quelques autres hommes. Et, ensemble, après l'avoir longtemps regardée, ils décident de s'y aventurer, dans leur barque minuscule, pour toucher le bord du monde. Cette fois, le corps répond à la contemplation. Le temps génère l'action. Le regard indique le risque à prendre. L'action est l'incarnation du regard, la fixation du temps.

Il est aussi beaucoup question du regard au centre du film. Les acteurs sont tous sous hypnose. Leurs gestes sont étranges, leurs voix lentes, et leurs regards absents. C'est comme s'ils ne regardaient pas. Ou comme s'ils voyaient autre chose. La question du cinéaste trouve alors une résolution plastique : dans cette fable villageoise plutôt classique (un homme est mort, seul dépositaire du secret du verre-rubis, plongeant le village dans l'inquiétude et la fébrilité ; on alterne scènes familiales et scènes collectives au travail ou au café), imposer ces corps et ces yeux, imposer ce rythme si particulier, est à la fois comique et prodigieux (parfois ennuyeux, parfois délirant, mais quand même très tendu : on sent qu'à tout moment cela pourrait dérailler).
Il y a notamment une scène magnifique. Au bar, on annonce l'incendie de la verrerie. Tout le monde se précipite vers la porte, sauf un homme, qui reste assis juste à côté de la porte, pétrifié, tenant un éventail de cartes dans sa main. Cinquante personnes l'enjambent, le poussent, le contournent - et lui, il reste là, et c'est lui que Herzog choisit de filmer. S'il y a dans la scène un élément qui contredit l'action, c'est cet élément qui fera la scène.

mercredi 23 décembre 2009

Le père de mes enfants - Mia Hansen-Love

Il y a dans Le père de mes enfants un problème de point de vue. Qu'on lie ou non le personnage du cinéaste suédois à Bela Tarr, que nous dit-on de lui ? Qu'il boit, qu'il est capricieux, qu'il tourne quand ça lui chante, que c'est un artiste, qu'il fait pleurer ses acteurs, qu'il ne leur donne aucune ligne de dialogue. Cela s'appelle une somme de clichés. Pire: ce sont des clichés de droite. C'est le regard que porte Le Figaro sur Bela Tarr et ses films (le fameux : "il ne s'y passe rien" - et même sur le tournage !). C'est donc un personnage raté - tellement raté qu'on peut avec une facilité incroyable le rendre coupable du suicide de Grégoire (alias Humbert Balsan, qui produisait L'homme de Londres, sans doute le moins bon film de Bela Tarr). Le film s'inspirant d'un fait récent, touchant des personnes encore vivantes, on peut trouver le ton de Mia Hansen-Love plutôt lourd, voire mesquin. Mais la seconde partie efface tout.
Car c'est un film retors, magnifiquement construit, avec une première partie où le père occupe tout l'espace, et une seconde, assez bouleversante, où c'est le même espace qui est filmé, sans le père, avec les satellites délaissés. Malheureusement, ça ne tient pas. Mia Hansen-Love n'assume peut-être pas assez d'avoir réalisé un film de scénario, et les enjeux de son histoire s'étirent au point de se perdre dans des scènes où le temps se dillue (on opposera ainsi les scènes magnifiques où les filles de Grégoire vont au cinéma voir les films qu'il a produit, à celles entre Clémence et le jeune cinéaste prénommé Arthur, où le scénario ne cesse de hurler "la vie continue !").
Mon enthousiasme finit de s'effondrer sur une phrase : "Je me sens française d'âme". C'est ce que réplique Clémence à sa mère italienne. En plein 'débat' sur l'identité nationale, écrire une telle ligne de dialogue sans la préciser, la laisser passer dans un scénario, puis dans la mise en scène, et enfin au montage, relève de l'aveuglement (et certainement pas du pied de nez). C'est qu'il y a chez Mia Hansen-Love une fâcheuse tendance à vouloir saisir l'air du temps - au risque de lui ressembler. On est toujours à deux doigts de l'ineptie - on y bascule parfois. C'est dommage, parce que cette cinéaste est une formidable conteuse (l'équivalent parisien de Sandrine Veysset, disons).

lundi 21 décembre 2009

La poursuite infernale - My darling Clementine - John Ford - 1946

La vision que John Ford propose des USA pourrait être qualifiée de post-édénique. Les héros sont souvent comme des Adam et Eve chassés du paradis (et pourtant, l'Europe de Ford n'est pas le paradis - dans Le mouchard, c'est très clair : il était urgent de partir) - toujours des immigrés (seuls les Indiens sont les natifs, et eux-mêmes ont été déplacés, chassés de la terre des bisons). Trop bons, trop loyaux, trop purs, ils se heurtent à ce nouveau monde et certains déchoient (ici, Doc Holliday) - mais d'autres tiennent bon. Il faut faire avec, se mettre à vivre avec l'espace, avec la terre, avec les armes et le corps, penser seul et vivre ensemble.
Les héros ne sont pourtant pas étrangers aux plaisirs - ça, c'est le côté païen de Ford, cette idée qu'il n'y a rien de plus religieux qu'un bal où tout le monde danse. Rien de plus religieux qu'une cloche qui se met à sonner pour la première fois : on pense au Roublev de Tarkovski, dans cette scène où l'on inaugure le premier temple de Tombstone, encore sans mur, sans toit et sans pasteur, mais face auquel on chante la rengaine fordienne :
"Yes, we'll gather at the river,
The beautiful, the beautiful river --
Gather with the saints at the river
That flows by the throne of God."

samedi 19 décembre 2009

Le mouchard - The informer - John Ford - 1935

Un Ford irlandais, qu'on pourrait qualifier de préhistorique, où les personnages rêvent en regardant une affiche leur promettant l'Amérique pour dix livres.
Chaque film de Ford est un possible : l'homme solitaire, le père, l'ami loyal, le héros de roman, le hors-la-loi, le marin - ici : l'Irlandais voleur et tueur, payant très cher son absence de moralité et son rêve américain. Un film de Ford est un être ; à chaque fois, c'est le même être, mais avec un nouvel habit.
Le mouchard, c'est un possible embryonnaire, l'état larvaire des Ford futurs, épanouis dans les déserts. Quelque chose de poisseux habite le film, une matière gluante obstruant la conscience. Ford filme des ruelles vieilles et noires - sans doute la conscience fordienne a-t-elle à voir avec l'espace.

jeudi 17 décembre 2009

Les sacrifiés - They were expendable - John Ford - 1945

Il y a quelque chose d'assez troublant à voir un film de John Ford qui se passe sur l'océan (Pacifique, au moment de Pearl Harbour). On a la sensation qu'il manque quelque chose. L'océan serait comme un cheval très large qui rendrait la terre invisible et inaccessible. Les héros (dont John Wayne) ne peuvent jamais descendre de ce cheval, n'en ont même pas l'espoir. Bien sûr, il y a les revues de troupes, les bals et les chansons pour se sentir un peu vivant. Mais c'est une existence latente, embryonnaire, fantomatique - l'errance semble sans solution.
C'est un film absolument déceptif, qui désamorce action après action. Vraiment, il ne s'y passe rien. Et quand il doit se passer quelque chose, cette chose est esquivée. Une mission qui réjouit John Wayne ? il ne peut y participer, à cause d'une septicémie. C'est la déveine. Le sentiment de ne pas être tout à fait un homme, pas encore, d'avoir des choses à accomplir avant ça, et de ne jamais pouvoir les atteindre.
Dans Les sacrifiés (dans la première partie surtout – car, ensuite, le film se délite un peu), on voit des groupes d'humains, dont l’énergie et le courage sont bridés, jouer quand même le jeu de l'existence. Ainsi la scène du dîner, où les chanteurs sont cachés sous la maison, et où les visages des convives sont pris dans la musique, mais sans appui possible pour leur regard : il y a un malaise, et en même temps un bonheur. C'est la seule façon de tenir : on organise un dîner pour John Wayne amoureux d'une infirmière, on rend visite à l'ami resté à l'hôpital, on improvise un enterrement sans pasteur pour le cuistot qui aimait la poésie. On pleure beaucoup (même John Wayne pleure brutalement), et on se dit que ce n'est pas pour cette vie-là, qu'il y en aura d'autres, que pour l'instant il s'agit de faire au mieux.

mercredi 16 décembre 2009

Les raisins de la colère - The grapes of wrath - John Ford

- Do you think I'm touched ?
- No, you're lonely, but you ain't touched.

Un plan. Trois humains regardent leur maison détruite après le passage d'un bulldozer. La caméra tourne, de leurs visages consternés à leurs corps impuissants, jusqu'aux ruines et retour. On voit alors trois ombres sur la terre. Des ombres dont les vêtements tremblotent, sur les empreintes du bulldozer.

Il y a, comme toujours chez John Ford, des décisions cruciales à prendre, des décisions contre la mort, et souvent quand il faut choisir, la nuit se met à tomber - la nuit fordienne fait table rase, elle réduit les êtres à leur atome le plus compact et le plus précieux.
On pense, en regardant Les raisins de la colère, au Micromégas de Voltaire, quand les deux géants extraterrestres, observant un bateau plein d'humains, s'étonnent d'entendre autant de pensées s'échapper de si peu de matière.

jeudi 10 décembre 2009

The limits of control - Jim Jarmusch

Des êtres humains s'échangent des boîtes d'allumettes - c'est la belle idée (à la fois métaphorique, plastique, et scénaristique - à la fois le fond, la surface et le flux) du nouveau film de Jim Jarmusch, cinéaste qui m'avait toujours paru un peu avare (jusqu'au grand creux de Coffee and Cigarettes et Broken Flowers), et qui avance ici plus à nu qu'à l'accoutumée, avec des choses à dire (quelque part entre Inland, Visage et La religieuse portugaise - entre les frontières et les traces, l'art, et l'existence).
Un film qu'on parcourt comme un rêve, et qui se donne, lisible, fait de suites, de répétitions, d'harmonies et de signes. Un rêve - ou un jeu de piste.
Les boîtes d'allumettes sont le motif et le moteur du film : il y a un plaisir à les traquer (le suspense repose sur le moment où elles sortiront de la poche de la personne rencontrée - avant la parole, pendant, ou après ?), car on sait que chacune détient un visage, lequel détient un indice pour trouver un autre visage. Pas d'accumulation (au contraire de Broken Flowers, collier de perles dépressif), mais un passage. Du temps : un luxe ! On ne garde pas les boîtes - collectionneur sans preuve.
On chemine ainsi, de rencontres en rencontres, ponctuées par les leitmotivs d'un être : Isaach de Bankolé, impérial, entre son taïchi et ses deux cafés dans des tasses séparées. Pas grand chose, des liens minuscules mais puissants, des conditions posées au fait de rester vivant.
On pourrait être dans l'anodin - ou du moins se tenir à la surface insignifiante (quoique criblée de signes - mais ces signes sont vides) du film - on sait qu'on n'y est pas : le rêve ouvre sur la révolte. De cette communauté d'humains aux boîtes d'allumettes et aux passions distinctes (l'un se passionne pour la musique, l'autre pour les molécules...), s'échappe le parfum d'une insurrection, les premiers sursauts d'un monde souterrain. Jarmusch imagine une Commune éparpillée, non grégaire - une Commune invisible, non identifiable, non repérable.
Isaach de Bankolé, pour reprendre l'expression de La route, "porte le feu". Il n'est pas le marchand de sable - on voit difficilement les personnages s'éteindre après son passage. Au contraire, c'est quand ils disparaissent qu'ils existent enfin, ramifiant un mouvement plus grand qu'eux. Ils ne sont pas les rêveurs, ils sont les agents du rêve, ceux qui attendent dans un coin de nuit pour brouiller les pistes et agiter les images.
Et sans doute Jarmusch parle-t-il de l'artiste (lui qui n'a jamais rien eu d'autre à dire, au fond - qui aurait pu aussi bien ne rien faire) - en tout cas il filme l'art, les tableaux, la musique, la vision et l'écoute, et leur répercussion sur l'existence. Si Isaach de Bankolé reçoit pour indice le mot "violon", il ira d'abord l'observer au musée, représenté, avant de le découvrir dans la ville, animé, comme s'il sortait du tableau, comme si tout était toujours sorti de tableaux et de rien d'autre, et que les tableaux étaient nés des mots qui n'avaient pas d'objet. The limits of control est presque un film 68ard, où l'imagination est au pouvoir, où l'homme a renversé les instances divines.
Il y a un personnage magnifique dans le film, celui joué par Tilda Swinton, passionnée par le vieux cinéma, parce qu'elle veut savoir comment les gens fumaient il y a cinquante ou cent ans, comment ils s'asseyaient, de quoi ils avaient l'air lorsqu'ils ne faisaient rien. Elle apparaît plus tard sur une affiche de film, avec ce même parapluie transparent, ces mêmes pavés sous ses pieds, cette même façon de dire au revoir - mais des chats noirs planent dans le ciel menaçant. On ne se dit jamais que le personnage a inspiré l'affiche, on se dit plutôt que le personnage est redevenu affiche après en être sorti pour un temps très bref. C'est une rencontre, parmi toutes celles que Jarmusch nous propose - un instant gracieux échappant à la logique du temps et du réel, de ce que l'on considère comme étant le réel et qui n'est autre qu'une dictature insidieuse, contre laquelle lutte Isaach le samouraï.
Il y a une image dont je me souviendrai toute ma vie (mais tous les plans du film sont superbes) : une petite boule de papier tenue sur la paume d'une main, devant la vitre d'un train où défile un paysage de montagnes. C'est une montagne de plus, c'est la fixité contre la vitesse, c'est une façon de brouillonner l'univers, c'est le premier geste de l'art, comme une peinture rupestre. Jarmusch écoute l'homme répondre au monde, et le monde s'affoler devant tant de beauté.

mardi 8 décembre 2009

La route - The road - John Hillcoat

Parfois les livres écrasent les films, parfois ils les servent, les rendant estimables à nos yeux alors qu'ils sont simplement anodins. Je crois que le roman de Cormac Mac Carthy est tellement prégnant (sa sécheresse, sa rigueur, ses descriptions, son propos, sont restés - et je n'ai jamais vu un tel phénomène en France depuis que je m'intéresse à la littérature contemporaine, c'est-à-dire depuis plus de dix ans), qu'il habite le film de tout ce qui lui manque, de tout ce qu'il n'a pas le courage de dire ou de représenter.
On voit bien Hillcoat embêté avec cette fin du monde sans raison (il nous donne des indices, mais, plutôt sage, il n'explique rien), avec ce présent linéaire (contré par d'incessants flashbacks), cette monotonie (la musique humidifiante), cette répétition impossible de scènes d'action simplissimes (Hillcoat semble incapable de laisser durer le moindre plan, si bien que la fatigue et la faim sont une affaire de maquillage et rien d'autre), la violence du propos (dans le film, on se dit toujours que ça pourrait être mieux, ce qui, dans le livre, n'arrive quasiment jamais - il y a l'ombre d'une publicité Nutella qui plane en permanence, comme une menace - comme si le film ne cessait de dénoncer l'invraisemblance de son scénario, au lieu d'en hurler la vérité).
Plutôt maîtrisé, lisible, pas trop long, bien joué, et même parfois assez beau (les plus beaux plans d'apocalypse de l'année - on dirait du August Sanders qui aurait mal tourné), La route ne vaut pourtant pas spécialement la peine d'être vu. Le livre suffit. Mais aller voir le film est une manière de le célébrer.

Le pont des arts - Eugène Green

Eugène Green a saisi cette chose unique : le moment où la pensée devient matière - où, du silence, on passe au lien - où on se lie au monde par des mots. L'incarnation, c'est le sujet permanent des films de Green.
Cela est d'autant plus frappant qu'on part de très bas : corps raides, dialogues sans naturel, diction détachée du sens et appliquée au respect d'une règle illusoire. Mais quand soudain quelque chose se met à vivre, c'est avec la violence d'une épiphanie.
On peut encore rapprocher ce film d'Eugène Green du Hadewijch de Bruno Dumont : une rencontre toujours retardée. Seulement, lorsque cette rencontre survient, ce n'est pas un couperet (l'option Dumont, bon débarras), mais une révélation - le film alors s'envole, et nous fait croire autant aux fantômes qu'aux liaisons, aux regards caméra, ou à la sociologie lacunaire (voire grotesque) du microcosme dépeint.
Certains effets sont saisissants : comme ces cartons au théâtre no, décrivant par des mots l'action sur scène en contrechamp du public, exemple parfait d'une représentation à la fois économique et généreuse, qui n'a pas peur ni de la digression ni du spectaculaire, mais qui s'en empare modestement.
Dire aussi que Natacha Régnier et Alexis Loret sont deux très bons acteurs qui savent choisir leurs films (Régnier jouera dans le prochain Angela Schanelec).

vendredi 4 décembre 2009

La trilogie de la cavalerie, de John Ford

Le massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948) est un film mélancolique, où l’on croise autant de raideur que d’amour. On ne sait pas exactement à quoi tient cette mélancolie. A la solitude de John Wayne, l’homme juste mais solitaire ? Au sentiment de réclusion dans l’immensité des espaces à conquérir ? A l’impuissance de la cavalerie, commandée par un homme puissant mais qui se sent déclassé, et dont la frustration va gouverner ses prises de décisions ? Au fait de savoir mais de ne pouvoir agir, à l’atmosphère de corruption, à l’idée d’une paix possible mais toujours différée à cause de l’ignorance de quelques uns ? Ou peut-être au souvenir du cinéma muet.
Ford filme presque sans parole la naissance de l’amour chez une jeune fille de colonel. Il construit quelques scènes burlesques, seulement accompagnées de musique. Il y a de la passion, mais surtout de la maladresse. Une rencontre qui tarde à prendre.
Ford, au sujet des hommes et des femmes, c’est l’inverse de Hawks, et pourtant c’est le même propos. La femme est une entité dangereuse, bouleversante. Elle change tout. Mais Hawks la rend captive, tandis que Ford la veut conquérante. La rencontre entre les deux jeunes premiers se fait ainsi : il se lave, torse nu, au-dessus d’une bassine ; elle entre dans la pièce ; il est gêné ; elle tombe amoureuse – le corps désiré, c’est lui. Plus tard, elle le surprendra sur les jambes de son oncle, recevant une fessée amicale mais humiliante.
Les films de Ford sont aussi des traités philosophiques et éthiques. Le mensonge final de John Wayne, l’homme qui amène la réflexion et la dignité dans la guerre, est tout sauf convenu : éminemment troublant, il sort le spectateur de ses positions trop tranchées, de son identification morale ou de son rejet.

La charge héroïque (1949) est le seul film en couleurs de la trilogie. John Wayne y est grimé en vieillard aimable. Et l’on voit ces foulards jaunes (le titre original est She wore a yellow ribbon) que portaient les femmes de soldats lorsqu’ils partaient en mission, pour signifier leur attachement (à leur mari, mais aussi à ceux restant sur place pour les repousser).
Le passage à la couleur est un passage aux sentiments. On y voit John Wayne vieillir, parler à sa femme défunte sur sa tombe, et se préparer à faire ses adieux. C’est un film construit en forme d’adieu, dernière action d’un homme digne dont la vie toute entière fut dévouée à un métier qu’il va devoir quitter.
Ford se concentre non plus sur l’action mais sur son sens, sur ce qui s’agite autour et en-dessous, sur les enjeux intimes, moraux et historiques. Je ne sais pas s’il y a un réalisateur qui a autant réfléchi sur la nature de l’action.

Si La charge héroïque glorifiait l’homme seul, veuf, et valeureux, Rio Grande (Rio Grande, 1950) réintroduit les questions d’amour et de filiation. John Wayne a rajeuni, son fils est un soldat sous son commandement, et sa femme est de retour.
Ford n’a de cesse de revenir sur cette figure du Juste, de la questionner de nouveau, de la fragiliser. Il y a une tension qui naît entre la nature édifiante de ce cinéma (un corps dans un espace sauvage, triomphant de la mort par sa tactique, sa prouesse, son sens du groupe et de la direction de celui-ci) et la façon qu'a ce cinéma de toujours repartir à zéro. Chaque film semble partir d'une hypothèse qui contredit le précédent : et si John Wayne ne devait pas prendre sa retraite, et s'il avait un fils, et si sa femme revenait...
Tout le monde autour de John Wayne peut périr - mais là, avec l'arrivée du fils, son statut d'immortel est menacé (on lui vole son cheval, on lui plante une flèche dans la poitrine, on l'écarte du lieu où l'action se joue).
Enfin, Ford filme la cavalerie comme s’il s’agissait de troubadours. Leurs chants rythment l’action, habitent la journée, révèlent les sentiments des uns et des autres. Des troubadours, mais aussi des religieux. John Wayne le Juste pourrait tout aussi bien être un Saint. Qu’est-ce qu’une vie dévouée, quelles souffrances génèrent cette dévotion, et quels écarts d’avec le monde vivant ?

mercredi 2 décembre 2009

La religieuse portugaise - Eugène Green

La religieuse portugaise est le portrait d'une femme, jeune actrice en tournage à Lisbonne dans un "film intellectuel", se révélant au gré des rencontres - soit un homme qui pensait faire de sa vie un roman russe, un acteur très heureux dans son mariage mais pas contre une aventure sans lendemain, un gamin livré à lui-même, une réincarnation de San Sebastiao, et la religieuse du titre.
Le cinéma d'Eugène Green est guindé. Champ/contrechamp, regards caméra, diction millimétrée, liaisons toutes zeffectuées. Mais, parfois, au sein de ce cinéma dans les règles de l'art, quelque chose éclate, se met à vibrer. Là, c'est le film entier qui vibre, qui transpire le désir de dire quelque chose, de préciser une pensée, parmi les plus belles et les plus fugaces. Qu'est-ce que vivre ? Qu'est-ce qu'être au monde ?
De la fragilité de son personnage principal, de ses yeux grands ouverts, de sa robe qui devient transparente dans l'ombre d'une ruelle, de sa sensualité raide, attentive, Green tire une qualité d'observation et d'écoute qui a quelque chose à voir avec l'errance et la solitude. Les rencontres, fabriquées, très écrites, en sont de vraies pour le spectateur.
Il y a une scène dans ce film qui est à la fois un miracle et un attentat. Les personnages assistent à un concert de fado. La chanteuse chante une chanson en entier, tandis que la caméra découpe le public, s'arrête sur tel visage, tel autre, s'attarde à une table, observe une main, revient vers la chanteuse. Tout le monde applaudit. Et la chanteuse chante une deuxième chanson, en entier elle aussi. Ce temps volé à l'efficacité du récit est le temps de l'émotion - elle creuse le film (elle n'est pas scénaristique, elle semble venir de la nuit, du fleuve, ou de l'océan), le démultiplie, et ouvre pour le spectateur un millier de places possibles - si nous suivons les aventures d'une actrice à Lisbonne, nous ne sommes pas les esclaves d'une histoire jouée d'avance - nous pouvons nous arrêter, distraits par un détail, le fragment d'un plan.
Le cinéma de Green, au-delà de son mimétisme bressonnien, cultive l'arrêt comme figure récurrente. Tel visage m'arrête, tel chant, telle lumière, telle rue, telle histoire - telle autre passe sans s'inscrire durablement en moi. C'est d'ailleurs la grande question de l'héroïne, à laquelle un certain nombre de cartes ont été distribuées : qu'est-ce qui va faire jouer ma vie ? où, dans quelle ville, contre quel corps m'inscrire ? quel acte aurait du sens ?
A la fois limpide et subtil, il y a chez Eugène Green une qualité du lien, de l'échange. Cela n'a rien à voir avec une quelconque importance (comme quelque chose qui s'imposerait) ou une hiérarchie, mais plutôt avec une étrange alchimie du désir et du choix, du libre-arbitre et du hasard. L'évidence devient le guide sensible d'une exsitence, mais pas sa loi - car il y a mille autres évidences possibles. La religieuse portugaise parle de l'absolu - de l'absolu et de sa dédramatisation, reconnu mais pas subi.
L'autre scène double du film est une scène de tournage. L'héroïne a pour indication de regarder l'océan, tourner son visage vers la caméra, et pleurer. Elle le fait. Il y a une deuxième prise. Elle regarde l'océan, tourne son visage vers la caméra, et sourit. Le sourire lui a soudain semblé plus juste que les larmes. Elle n'est pas sûre, elle ne l'impose pas à son metteur en scène comme la seule vérité dramaturgique, mais elle le croit. Le sourire a triomphé des préconceptions scénaristiques, des mythes cinématographiques. Et le film rayonne avec l'actrice, de cette découverte calme, de cette inspiration, de cette paix conquise. Quelque chose va continuer (l'enfant, le film, et peut-être les hasards de San Sebastao) loin de Lisbonne, et loin du cinéma. Quelque chose se passera de cinéma.