vendredi 15 mai 2009

Exposition Name or Number, de Ulla von Brandenburg, au Plateau

Dans la nuit de samedi à dimanche, on a volé la cravate orange du pendu qui surplombait l'entrée du Plateau. Un pendu double, pendu par le cou à un porte-drapeau, et pendu par les pieds à ses propres pieds - condamné à ne refléter personne d'autre que lui-même (moins la cravate, donc).
Name or Number, c'est le titre de l'exposition, construite selon des principes de répétitions, d'extractions, et de circulations - on regarde une vidéo, et, soudain, au détour d'un couloir, surgit un objet vu dans cette vidéo (une canne, un bout de tissu); on s'assied face à un film, et on se rend compte que les acteurs sont assis sur les mêmes sièges que nous... Plus qu'une mise à distance, ou qu'une mise au passé de la représentation exposée, il s'agirait plutôt de traces, de ponts entre les temps, entre intérieur et extérieur, entre oeuvre et public. Une manière de décloisonner les disciplines (vidéo, peinture, installation), de faire qu'elles participent de la même exposition, d'un même parcours. Il s'agit de construire à la fois la vidéo, et les conditions de sa projection - pas de marge, pas d'alcôve exclusive, pas de recréation d'une salle de cinéma en miniature et en moins confortable.

On est d'abord accueilli, après un passage à travers un rideau, par Around, vidéo en noir et blanc de 2005, où la caméra, dans une rue déserte figurant un passé ouvrier, tourne autour d'une dizaine de jeunes gens, lesquels nous tournent invariablement le dos, sans qu'on s'aperçoive de leurs mouvements infimes pour rester dans l'axe. Il y a une tension dans cette performance, les corps se mélangent, trouvent de nouvelles combinaisons, et l'on ne verra jamais leur visage. Le vent qui souffle sur leurs vêtements prend une ampleur incroyable. Ces personnages sont comme les esprits révoltés de cette rue, à la fois affrontant et refusant. De leurs combinaisons variables naissent des phrases magiques, des slogans ancestraux.

Ensuite, on passe dans une forêt circulaire, et à travers un labyrinthe de rideaux colorés, évoquant un jeu de cartes et duquel se dégagent des impressions à la fois vives et anciennes (on pourrait parler de permanence). Jusqu'à ce que, au sein de ce labyrinthe, l'artiste nous invite à nous asseoir devant une autre vidéo, nommée 8. On y suit une caméra spectrale dans les pièces multiples d'un château, où sont figés des personnages dans d'étranges rituels - l'un tient une bande de tissu entre ses mains qui forme un 8 (et le 8, on le sait, c'est l'infini debout - infinie circulation dans ces espaces - on entre dans la vidéo à n'importe quel moment - la coupe se fait sur le motif d'un tableau - il n'y a pas la moindre obsession pour un début ou pour une fin), un autre se met le doigt dans l'oeil, deux jouent aux cartes, un joue de la flûte dans un escalier - est-ce une famille, des fantômes, des figures du passé ? On pense à Marienbad. Même fixité des corps, même absence à eux-mêmes et même présence statuaire au lieu. Quelque chose de malade a infiltré le château. un homme est allongé dans une pièce, on retrouve autour de lui les acteurs déjà aperçus dans d'autres situations. Ce qu'explore Ulla von Brandenburg, c'est la façon dont le souvenir s'articule et se ramifie, se cristallise autour d'un drame, et se diffracte en une myriade de gestes arrêtés.

Et puis vient la dernière pièce, après une peinture murale orange où sont découpés les visages multiples d'un public. Plus on s'approche, moins les visages apparaissent comme tels - ils deviennent pure forme - on ne voit pas ce qu'ils regardent, seulement le début d'une scène, on ne voit que leur regard, et leur manière de se dissoudre dans cet état de spectateur.

La dernière vidéo se nomme Siegspiel - elle a été conçue spécialement pour cette exposition, et l'on voit apparaître de façon éclatante ce qui jusqu'à présent était absent du travail de l'artiste : le son. Une chanson, écrite et interprétée par l'artiste, que doublent en playback les personnages cette fois mobiles de la vidéo, réunis dans une villa construite par Le Corbusier.
Encore une fois, c'est un long travelling tourbillonnant, de pièce en pièce, de personnage isolé en personnage isolé (une femme essaie en vain d'ouvrir une porte, une autre se lave les mains...), jusqu'à une réunion (familiale ?) autour d'un café et d'un gâteau, où les personnages chantent, les uns après les autres. Mais cette fois-ci, on les retrouve de nouveau réunis, dans le jardin, dans un théâtre de fortune, où la chanson se rejoue différemment. La mise en perspective est superbe. Une douleur s'écrase. On pense à La mouette de Tchekhov, à cette façon de représenter autrement ce qui l'a déjà été. Mettre en forme une dégénérescence.

Quelque chose là-dedans bouleverse : Ulla von Brandenburg semble explorer un mystère à la fois intime et mondial, entrer dans des strates de perceptions sensorielles et magiques, cérébrales et physiques. L'exposition a tout du rituel, de l'épreuve initiatique, de l'enquête et de la quête. Une énigme sans résolution nette la tient d'un bout à l'autre.

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