lundi 27 avril 2009

A bout de course - Running on empty - Sidney Lumet

Juste avant, à la librairie face au Grand Action, il y avait une rencontre avec Daniel Cohn-Bendit. La discussion avait pris un tour assez violent, il y avait des jeunes qui traitaient Dany de vieux con, et Dany leur répondait que leur jeunesse n'avait d'égale que leur connerie (en se prenant un peu pour Cyrano). Alors tout le monde s'est mis à bouder, les amoureuses de Dany se sont plaint ("si vous n'aimez pas l'homme, rentrez chez vous"), Dany lui-même a théâtralement retourné sa chaise et s'est assis dos au public. On a entendu quelqu'un marmonner "sale Allemand" sans qu'on sache d'où ça venait, et puis l'organisateur de la rencontre, complètement paniqué, a rappelé qu'on n'était pas là pour s'insulter, que la politesse était de laisser Dany exposer sa thèse, puis de débattre ensuite en levant la main et en formulant des questions pertinentes, et qu'ensuite on boirait tranquillement un verre de vin offert par la librairie. Le silence s'est fait. Dany s'est retourné vers le public, visiblement exalté par l'ambiance explosive, et s'est mis à parler de politique européenne en matière d'industrie automobile. Pendant qu'il parlait, des jeunes blonds sont entrés, les uns après les autres, massés près de la porte et se lançant des clins d'oeil. D'un seul coup, le groupe des blonds s'est unifié pour chanter énergiquement :
EUROCRATES
VOUS ETES CONS
VOTRE REGIME
AUSSI
trois fois de suite, avant de signer :
ACTION
FRANCAISE !
et de regagner la rue sous la surprise générale.

Après cet esclandre d'un autre âge, j'ai vu A bout de course.
A bout de course parle de cela aussi, de la ténacité des idéologies, de la perpétuation des névroses, de luttes révolues pour lesquelles on souffre toute une vie. Mais quelque chose de très clair apparaît : l'intelligence est parfois d'extrême gauche, jamais d'extrême droite. L'extrême gauche a pensé, réfléchi, analysé son évolution possible (et c'est ce que A bout de course enregistre brillamment) ; l'extrême droite est restée fidèle à sa bêtise.
C'est l'histoire de la famille Pope, en cavale depuis dix ans, après que le père et la mère ont fait sauter une usine de napalm pour protester contre la guerre au Vietnam, blessant un gardien qui n'aurait pas dû se trouver là.
Sans nom fixe, sans terre sur laquelle s'inscrire, les parents voient leurs deux enfants grandir, et l'un d'eux peut-être un peu trop vite. Celui-là, c'est River Phoenix, superbe acteur, qui, dans le New Jersey (Lumet se concentre sur un moment de la vie des Pope, entre deux déménagements), tombe amoureux et affirme ses talents de pianiste.
Phoenix, gauche, taiseux, rongé par le secret qu'il doit garder, rencontre une fille vive, "full of beans" comme le dit Mr Pope, éclatante de santé et de lucidité (elle m'a fait penser à Mariel Hemingway dans Manhattan), questionnant le monde avec des mots, mais aussi avec son corps, tout le temps. Tous deux, bien que de milieux très différents, vont faire, à leur façon, exploser la petite cellule familiale qui les contenait.
Ce n'est pas un banal règlement de comptes adolescent. Chez l'un comme chez l'autre, tout transpire l'amour, l'affection, l'intelligence des rapports. Lumet pose un regard calme et simple sur les parents, sans faire d'eux des monstres. Il multiplie les plans de gestes tendres et de mots doux. Mais c'est cela qui est le plus déchirant : comment quitter ceux qui vous aiment, comment s'affranchir de l'amour qu'on leur porte ? Le cinéaste tisse des liens étroits et magnifiques entre ses personnages, liens qui devront, tôt ou tard, se défaire.

Il y a trois générations dans A bout de course - les parents républicains des Pope (sublime scène de la pizza, immense scène du restaurant), leurs enfants de gauche contestataire, et les enfants de ceux-ci, qui ont tout à réinventer, qui marchent sur des frontières et vont devoir les franchir ou les prolonger. Les luttes ont été livrées, les idéologies des deux camps dénoncées, épuisées, que leur reste-t-il ? qui sont-ils ? qui peuvent-ils devenir ?
Lumet, s'il choisit son camp (celui du sang neuf), ne dénonce pas. L'échec des Pope, leur existence précaire, trouve une issue magnifique dans l'éducation de leurs enfants. C'est une autre utopie qui s'esquisse, plus individuelle, moins contingente. Et, au contraire de Eastwood, qui dans Million Dollar Baby caricaturait la bêtise prolétaire des parents de Hilary Swank, Lumet laisse la parole aux parents des Pope, sans les réduire, sans les défigurer - au contraire, en leur rendant, à eux aussi, une certaine dignité.
Le film arrache des larmes, mais avec une discrétion ahurissante. Entre la fin de Tokyo Sonata, où tout dans le plan nous signale sa grandeur, et la scène, de piano également, où Phoenix montre à son professeur ce qu'il sait faire, il y a une grande différence : la mise en scène. D'un côté la pompe, de l'autre l'humilité, qui désamorce la tentation du grandiose par des écarts comiques incessants (où poser sa veste quand on s'assoit au piano, par exemple). Lumet éblouit sans forcer le spectateur.
Le premier plan du film est celui d'une ligne blanche discontinue sur une route, vue depuis la vitre arrière d'une voiture. Lynch, dans Lost Highway, affrontait cette ligne de plein fouet, s'engageant dans la nuit à l'aventure. Lumet observe le passé comme un enfant, avec sagesse, et ressuscite les paysages disparus, les Edens qui n'ont pas duré.

Aucun commentaire: