vendredi 27 mars 2009

Inland - Gabbla - Tariq Teguia




Inland nous propose de suivre quelques jours dans la vie d'un géomètre. D'abord seul, chez lui, puis en ville, dans un bureau, auprès de sa femme de laquelle il divorce doucement, puis dans un village miné, en mission, pour apporter l'électricité, et enfin à l'aventure, avec une femme rencontrée par hasard, dans le désert, à travers les steppes. Les lieux changent toujours. Téguia cultive une instabilité, un déséquilibre permanent, avec un sens de la distance inouï.
Distance d'abord au sens d'une séparation : des personnages parlent de politique, le géomètre ne participe pas à ces discussions. Distance d'avec le monde. Une position, depuis laquelle on observe les changements. Une voiture kiarostamienne, un centre d'échanges (de regards, de services, de paroles). On voit, on écoute, on recueille (pour un temps).
Distance ensuite au sens d'un éloignement. L'histoire est celle d'une fuite - et le plus beau est que cette fuite est aussi un retour au monde. C'est dans la fuite, dans la disparition, que le géomètre découvre une possible incarnation. Dans la mort de soi que le soi apparaît.
Distance enfin au sens d'un parcours. Le héros arpente, quadrille l'espace, apporte de l'électricité, et donc du lien, ouvre des routes dans la steppe, en funambule entre les mines, fait de son corps le lieu où viennent naître et mourir tous les paysages traversés, tous les visages rencontrés ou rêvés. Il élabore un chemin. Un autre chemin, pour laisser l'accès libre vers les choses aimées, mais s'en protéger aussi, s'en défaire, au gré du désir, trop turbulent pour s'établir.
Cette triple étude de la distance trouve mille solutions plastiques (au moins une par plan) : des cadres dans le cadre, des paysages vus à travers des vitres par temps de pluie, des flous, des tremblements, etc... Toujours quelque chose protège du visible, interrompt, s'intercale dans le rapport de l'être au monde, mais cadre aussi, donc précise l'attention, représente plus proche, à travers soi : une manière de replacer le paysage au coeur de l'être (pas seulement contemplatif, donc - car il s'agit de s'inscrire, d'exister ici et maintenant, tout en restant absolument exigeant).
Toute unité est menacée : la famille n'existe plus que comme possible refuge, une nuit, pour s'échapper d'une chambre d'hôtel trop blanche ; le travail est abandonné ; le pays est miné, divisé, et on touchera la frontière. On change de lieux sans cesse (et pourtant on ne voyage pas : on va, on accompagne), mais de personnages aussi : soudain surgissent deux poètes marchant dans le désert, comme un autre film possible.
Téguia envisage tous les possibles, multiplie les fuites, et, bizarrement, ne nous perd jamais - ce qui tient le film, c'est sa temporalité. Sans réalismes, sans annotations, Inland déploie du temps comme une matière concrète, comme un fil, un point d'ancrage se dévidant. Alors, parce qu'on suit ce temps, ce sont les possibles qui s'ouvrent, et le désir, et la beauté et la sauvagerie de ce désir qui exclut tout le reste, mais peut aussitôt se remettre à désirer le reste. Exiger l'absolu - mais le laisser éclore, peu à peu, de lui-même. Aucune prétention, aucune construction trop imposante, rien que du temps et des images desquelles on s'éloigne. L'impression de quitter un monde, et l'impression d'avoir toujours connu ce monde alors qu'on n'a rien fait d'autre que le quitter. S'incarner dans la disparition, dans la fuite.
Quelques rencontres éblouissent l'être (et donc l'image) : un jeune homme désoeuvré, des bergers nomades, une communauté noire, une jeune fille - trente amours à la seconde. Inland est un film exalté, touchant à l'être dans ce qu'il a de plus impermanent, et donc de plus cinématographique (ou vrai : car on se rend compte alors que le cinéma - du moins celui de Téguia - est l'art de la vérité).

samedi 21 mars 2009

24 City - Er shi si cheng ji - Jia Zhang-Ke


24 city est une oeuvre méditative, mêlant le réel et l'imaginaire, l'intime et l'historique, le temporel et l'organique, et fluctuant des uns aux autres sur le fil d'une pensée libre et limpide.
Un plan du film résume l'ambition quasi saint-simonienne de Jia Zhang-Ke : on voit en plongée des ouvriers transportant un idéogramme, lequel servait d'enseigne à une cité industrielle. Il s'agit en effet de déplacer le langage - de se servir des transports de la langue pour couvrir le temps. L'usine 420 devient 24 city - on aura simplement inversé les chiffres, et convoqué au passage un poème chinois du XVIIème siècle (Le rêve du pavillon rouge), manière de boucler l'Histoire, de faire de la gloire de l'industrie communiste chinoise un épisode.
Un épisode, mais pas sans trace : on trouve aussi, vers la fin du film, ce plan sidérant, où l'on entend un choeur de femmes chanter l'Internationale, tandis que s'écroule à l'image l'un des bâtiments de l'usine 420. Cela aurait pu suffire, et faire lourdement sens, si Jia Zhang-Ke n'avait pas tenu la séquence jusqu'à ce que la poussière soulevée par la destruction du bâtiment envahisse tout le plan, et qu'apparaissent alors ces mots de Yeats : "Les choses que nous avons pensées ou faites / Se répandent forcément avant de disparaître / Comme du lait versé sur une pierre". Car le cinéaste ne parle pas seulement de la disparition d'un monde, mais de la survivance des hommes à travers ces mondes qui se succèdent. De la condition humaine. En posant son film au présent, et en le centrant sur l'humain, Jia Zhang-Ke parle de Chengdu, mais aussi de la Chine, et du monde en général. De tous les temps et de tous les lieux.
Avec huit témoignages (certains sont inventés, d'autres pas - tous ont été travaillés, dans une langue claire et poétique, pleine de fulgurances, de raccourcis joyeux, de gouffres émotionnels), c'est toute une Histoire de l'Homme qui traverse 24 City. Ce film est un peu l'En Avant Jeunesse de Jia Zhang-Ke : rendre l'existence d'une poignée d'êtres douce, intelligible, par le biais du langage et de l'adresse, par une circulation permanente de la pensée (d'un corps à un autre, d'une lumière à une autre, d'un temps, d'un lieu, d'un mot à un autre). La langue s'inscrit - physiquement dans l'image, trouvant des niches, des superpositions possibles, et des voix pour la porter. On a rarement vu film plus composé.

Le lieu de la parole : Dialogues avec Soljenitsyne - Uzel - Alexandre Sokourov

Ca pourrait être juste un document, où l'on entendrait l'écrivain de retour au pays natal s'exprimer sur toutes sortes de sujets. Notre place de spectateur serait alors réduite à aimer/pas aimer, être d'accord/pas d'accord, avoir envie de le lire/avoir envie de brûler les livres qu'on a lus de lui. Déceler aussi chez lui, sous quelques piques réactionnaires, l'immense blessure, à la fois singulière et profondément russe. Mais le film de Sokourov est bien plus que cela.
D'abord, c'est, pour le cinéaste, une façon de s'acquitter d'une dette. Une dette nationale envers un grand écrivain volontairement ignoré (le terme est faible) - envers une vérité refusée. Les premiers mots du cinéaste, retraçant brièvement la vie de l'écrivain, sont pleins de cette charge émotionnelle : Sokourov endossera le rôle de la Russie (pas moins) face à Soljenitsyne.
Ensuite, c'est une ballade dans un parc. Le cinéaste et l'écrivain marchent ensemble, regardent les arbres, écoutent les oiseaux. L'écrivain montre le tilleul foudroyé, dit son amour pour le chant du coq et pour l'humidité, parle de son exil américain, entraîne le cinéaste sur ses sentiers favoris, lui propose de s'asseoir sur chacun des trois bancs du parc. Sokourov pose quelques questions brèves, Soljenitsyne répond longuement, se sachant admiré - et se sachant aussi responsable d'une transmission : il instruit le jeune cinéaste, qui ne demande que ça. La relation est ainsi posée : ce sera le maître et l'élève. Lui apprendre à penser, à vivre, à marcher, à travailler.
La seconde partie présente l'écrivain au travail, son bureau, ses objets, sa façon de corriger un manuscrit (Sokourov, abusé par son admiration, face à un bureau où règne un chaos total, dira : "chaque chose est à sa place" - c'est à la fois assez comique, et très tendre, tant on sent dans cette affirmation un désir de comprendre, de rendre limpide une adoration). Soljenitsyne accepte la proximité de la caméra, sans faire de numéro, assez humblement, et par envie aussi de transmettre quelque chose d'unique à Sokourov - désir de devenir matière, lui qui vit là, face à la forêt, dans des pièces pleines de mots et de lumière.
Et puis, il se passe quelque chose : Sokourov prend les mains de Soljenitsyne. A partir de ce moment à la fois infime et spectaculaire, tout change. Le cinéaste, qui cherchait surtout à comprendre, cherche désormais à se faire comprendre. Sa voix devient plus incisive, il n'hésite pas à couper son interlocuteur, à changer de sujet quand ça ronronne, à contredire - bref, à entrer dans le dialogue. Ce n'est plus le filmeur et le filmé, c'est Sokourov, qui, le temps d'un film, veut franchir un cap, se hisser au niveau de conscience de Soljenitsyne, l'atteindre (humainement). C'est donc un documentaire où l'on entend la parole précieuse d'un écrivain majeur au seuil de sa vie, mais aussi un film où une icône idolâtrée devient un ami (où du fantasme on passe à la vie). Film d'engagement, s'il en est, philosophiquement décisif.

vendredi 13 mars 2009

L'aventure de Madame Muir - The ghost and Mrs Muir - Joseph Mankiewicz



C'est un film qui est comme le roman que Madame Muir, de par sa nature, sa féminité, sa condition sociale, et son histoire, aurait dû écrire, si ce n'était pas le Capitaine qui le lui avait dicté : quelque chose de désuet, transpirant d'érotisme et l'esquivant toujours, où une femme récupère une liberté minimale et vit cela comme une révolution. Gene Tierney y est invraisemblablement belle, et la musique de Bernard Hermann est poignante, gracieuse, alambiquée : elle semble déchirer l'espace, comme l'actrice, qui, elle, défie l'ordre naturel du monde.
Veuve depuis un an, Madame Muir décide de quitter sa belle-mère popote et sa belle-soeur acariâtre, pour vivre seule, avec sa fille et sa gouvernante, au bord de la mer, dans la maison qui lui plaît. La maison est hantée, dit-on - et, en effet, elle l'est. Très vite Madame Muir rencontre le fantôme du Capitaine, comme Lady Chatterley rencontre le garde-chasse : c'est-à-dire dans une forme d'évidence, d'outrage, de bravoure, et d'avidité de conscience. Elle ne s'en effraie pas. Au contraire, c'est le fantôme qui semble tomber le premier sous le charme de son hôte. On est dans ce film de Mankiewicz comme dans un roman de DH Lawrence : d'un geste infime naît une histoire, d'un minuscule mouvement de l'existence jaillit la connaissance d'une vérité profonde, par un tout petit déplacement de conscience se révèle la voie vers un nouveau monde.
On peut être agacé parfois par les dialogues un peu convenus et théâtraux - mais jamais par la mise en scène, douce, caressante, de Mankiewicz. Mise en scène présupposant notre candeur, notre foi en deux choses : l'image et le sentiment, et la façon dont l'un porte l'autre, sans qu'on puisse jamais déterminer lequel. Tout cela n'était-il qu'un rêve ? Et le rêve a-t-il fait naître le désir, ou bien était-ce l'inverse ?
Le film connaît deux temps. Le premier : l'installation dans la maison hantée, l'histoire de Madame Muir et du fantôme, et leur projet littéraire. Le deuxième : une fois le livre publié, une rencontre réelle entre Madame Muir et un auteur de livres pour enfants, un amour possible. Le second devrait effacer le premier - il ne fait que le rendre plus palpable, plus inscrit encore que ce qu'on avait pu penser. Le fantôme, jaloux de son rival matériel, abandonne Madame Muir, et lui glisse l'idée, une nuit, tandis qu'elle dort, que leur histoire n'était qu'un rêve. Il disparaît. Dans la maison, reste un portrait du Capitaine. Et ce portrait ne se trouve jamais aussi chargé de présence que lorsque le fantôme s'est absenté. Il devient le seul lien vers ce monde enfoui dans lequel Madame Muir pourtant vivait. Elle, veuve d'un vrai mari, devient alors, et alors seulement, vraiment veuve - veuve d'un souvenir changé en impression, d'un surcroît de conscience soudain obscurci. L'amour possible s'est révélé plus faible, plus lâche, que le grand impossible dans lequel elle s'était un temps jetée. La vie rêvée, plus prégnante que le monde réel, où elle avait cru bon de s'engager.
La fin du film est bouleversante. L'aventure de Madame Muir s'est chargé, seconde après seconde, d'un millier de regrets, de temps perdu, d'images insaisissables, d'infinis déçus, d'attentes floues, et de ce besoin terrible de consolation que peu de films expriment - Gertrud, Les parapluies de Cherbourg, Yi Yi, Le nouveau monde : des films qui ont épousé le mouvement contraint de la pellicule, flux plein mais subi, soumis à une durée.

mardi 10 mars 2009

sur Robert Zemeckis et puis sur Eric Roth (Retour vers le futur, Forrest Gump, Benjamin Button)


Zemeckis, dont je vois ou revois les films ces derniers jours, chez moi, en rentrant du travail, m'apparaît comme un cinéaste aux obsessions ludiques et passionnantes - ouvertement commercial, tout en imposant une façon de faire du cinéma qui n'appartient qu'à lui. Les plans de ses films sont semblables au jeu des sept erreurs : la reconstitution d'un chromo parfait, et la présence, en son sein, d'anomalies. Ainsi, dans Retour vers le futur, Marty, rebaptisé Calvin Klein par sa mère adolescente, croyant, comme une femme des années 50, que sur son slip est brodé son nom ; ainsi le passage de John Lee Hooker vers Jimy Hendrix, face à une foule d'abord conquise puis médusée, lors d'une fête du lycée en 1955. Ces anomalies (les baskets au Far-West, l'anorak considéré comme un costume de garde-côte...) sont des éléments à la fois comiques (car anachroniques) et plastiques - il s'agit de décrypter, à la fin des années 80, les mythologies spontanées des objets du quotidien, et de les transposer en univers 'hostile' (ce serait le versant ésthétique et temporel des Lettres Persanes).
Dans le troisième volet, Marty choisit son nom (de scène - car il en est beaucoup question chez Zemeckis, Forrest Gump faisant le récit de son histoire depuis une sorte d'estrade filmée frontalement) : il s'appellera Clint Eastwood. D'un Calvin Klein subi à un Clint Eastwood choisi, c'est le trajet de l'expérience du jeune homme, apprenant, au fur et à mesure des trois volets, à surmonter ses névroses, à corriger ce qui en lui est 'destiné' (tout le contraire de Forrest Gump, où le destin est plutôt bienfaisant - sauf lors de quelques 'coups' émotionnels apparemment nécessaires à la fabrique hollywoodienne - mais de toute façon sans alternative possible), et même à se défaire de l'idéal (Clint Eastwood renoncera au duel).
Le génie du second volet de Retour vers le futur est de rejouer exactement le premier - rejouer la structure (altercation au bar, fuite en skate), les motifs, puis, carrément, les images, lorsque Marty et le Doc se trouvent contraints de retourner en 1955, à la date exacte où s'est déroulée le premier volet. On retrouve là le goût de Zemeckis pour le jeu des sept erreurs - la suite n'est pas seulement une évidence économique, elle pose un problème conceptuel majeur, auquel le cinéaste répond par une manière de 'refaire le film' sur les bobines du précédent.
Plus lourdaud est Forrest Gump, malgré quelques amusants collages (Tom Hanks et Kennedy, Tom Hanks au Vietnam, Tom Hanks et l'histoire des Etats-Unis d'une manière générale). Le film est plombé par le scénario d'Eric Roth, déjà responsable de ceux du Facteur, de L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux, de Munich, et de Benjamin Button. Eric Roth est un scénariste qui a pour fonction primordiale de tuer toute tentative de cinéma, toute liberté éthique et esthétique. Il fabrique des récits anesthésiants, s'arrangeant toujours pour que le film se dillue dans les clichés, que les lieux ne soient plus que des cartes postales, et que les personnages ne valent pas mieux que l'idée qui les a fait naître. On se souvient de la péniche hollandaise, du café italien, et du marché français dans Munich - il y a chez lui un côté Connaissances du Monde affligeant (voir l'Inde, dans Benjamin Button, "terre spirituelle", pourrait-on titrer).
Benjamin Button est d'ailleurs un calque de Forrest Gump. On y trouve le même amour d'enfance perdurant toute une vie, la même maison-hôtel, le même thème de la 'différence', le même bateau, le même rapport à la guerre et à la réussite sociale, la même façon de tirer l'intime vers l'historique événementiel. Notons que le fou des crevettes s'appelle Benjamin Bufford Blue. S'il y en a bien un qui n'a jamais pensé à l'idée de la redite, c'est Eric Roth, petit faiseur mesquin, déguisant son ressassement sous d'imposants flux émotionnels.
Pour Zemeckis, par contre, ça reste à suivre.

lundi 9 mars 2009

Tulpan - Sergeï Dvorsetvoy


Il y a un type avec des oreilles décollées qui raconte des histoires de poulpe meurtrier et que personne n'écoute - il vit là, dans la steppe kazakhe, chez sa soeur et son beau-frère un peu bourru, dans l'espoir de se marier à Tulpan, pour avoir son troupeau et devenir berger sous le ciel étoilé. Mais Tulpan n'aime pas ses oreilles.
Il y a la petite fille qui chante à tue-tête, d'abord dans la yourte, jusqu'à ce que son père en ait marre, puis dehors, encore plus fort, contre le père, face à la steppe. Il y a le petit garçon qui chevauche un bâton et fait rouler sa tortue comme une auto miniature, qui passe dans tous les plans, interpelle tout le monde, fait office de joyeux parasite, de ligne de turbulence dans les mouvements des plans, comme le chant de sa soeur, qu'on entend toujours sans trop souvent la voir. Et il y a leur frère aîné, qui ne quitte pas la radio, et récite à son père, le soir, en lui massant le dos et en lui éclatant les points noirs, les nouvelles du jour.
Et puis il y a beaucoup, beaucoup d'animaux, des chameaux, des ânes, un chien, des chèvres, dans une nature aride (Hungersteppe), pleine de tornades et de poussières, de vent et de d'éclairs.
Et tout ce petit monde forme un grand monde, sous la caméra de Dvorsetvoy, enthousiaste, chaleureuse, animée par le désir d'enregistrer ce qu'il y a de plus fragile et tragique et espérant dans ces vies, dans ce monde. On en oublie les défauts du film (l'ami avec ses dents en fer, quelques décrochages esthétiques...) - peu importe, c'est un brouillon, mais on voit déjà les choix d'un cinéaste, comme sur le col de la veste de marin du jeune homme, où est dessinée maladroitement sa vie rêvée.

samedi 7 mars 2009

Harvey Milk - Milk - Gus Van Sant



Le film a pour lui l'énergie incroyable de celui qui aime ce qu'il dit et ce qu'il montre. Les scènes de baisers sont extraordinaires, et GVS travaille avec la matière réelle, iconique, culturelle, et cinégénique de ses acteurs. Réelle : un homme physiquement marqué entouré d'êtres jeunes (et le passage de cette jeunesse dans le corps plus usé de Penn, sous forme d'énergie et de popularité). Iconique : comme dans Elephant, le choix d'une certaine beauté, de canons particuliers, ayant plus trait à la grâce qu'à la perfection (la religion ou la peinture, plus que la mode). Culturelle : Penn est le démocrate, Hirsch est son acteur héroïsé, Josh Brolin est George W. Bush. Cinégénique : il s'agit de donner aux plans un mouvement qui a à voir avec la beauté, et avec la connaissance de celle-ci - de laisser interagir les puissances en présence.
C'est un film qui a la passion de l'autre, qui vient trouver en chacun de ses acteurs une chose formidable et belle, et qui la glorifie. Tout le monde, dans le film, est regardé (sauf peut-être Rico, bizarrement cadenassé dans une direction sans grand relief) de Sean Penn à JamesFranco, en passant par Emile Hirsch (génial), jusqu'à Josh Brolin - et c'est là que GVS réussit son film : Josh Brolin n'est pas le méchant, mais il est, de tous, le plus opaque. Milk contre White, c'est l'éclat contre le mystère, l'évidence contre le trouble. Le film joue de ces différents niveaux d'opacité d'être et de clarté (Milk a aussi sa part). On est loin d'un cinéma manichéen, explicatif, avec des notes d'intention à chaque scène.
Le ton est donné dès le début - l'euphorique scène de rencontre entre Penn et Franco. Pour moi, c'est là que se trouve le cinéma de GVS - dans les trois premiers morceaux de la tétralogie, toujours l'homosexualité me semblait poser problème (violemment dans Last Days, avec le plan de coupe sur le baiser entre le blond et le brun qui faisait sens de manière immaîtrisée ; grossièrement dans Elephant, où les caresses sous la douche étaient intercalées entre un jeu vidéo violent et un documentaire de propagande nazie ; lourdement dans Gerry, au sens d'un silence lourd, pesant) - et là, dans Milk, l'homosexualité est régnante, elle n'est plus le sujet larvé, elle est la donnée fondamentale de toute scène. Si bien qu'alors tout peut s'y dire et s'y déployer, l'existence des uns, la tragédie des autres, et le génie de tous, comme dans My own private Idaho, autre grand film lyrique sur l'utopie, plein de joie et de cinéma.

mardi 3 mars 2009

Occupe-toi d'Amélie - Claude Autant-Lara


La resortie de ce film est symptomatique. Les familles s'y précipitent, les pères y traînent leurs enfants. Pourtant, ce n'est pas un film de leur époque (1949). Ils sont nés après, ils n'ont pas grandi avec. Mais aujourd'hui, dire qu'on aime Danielle Darrieux, c'est être dans le coup. Redécouvrir le charme du cinéma d'après-guerre (et nier celui de la nouvelle vague), c'est bath. Pourtant, ce n'est pas un cinéma simple, intellectuellement défaillant, formellement fade. Les partis-pris sont nombreux, il y a des gouffres de radicalité - il y a bien, derrière tout ça, une idéologie.
On ne pourra pas pour autant parler de modernité - le jeu d'acteur navigue entre audace et convention d'un autre âge (ça s'agite beaucoup), et le décor ne cesse de marquer l'époque (froufrous, dentelles - pas d'épure). Mais ce qui est étonnant, c'est de voir à quel point la pièce de Feydeau, dont le film est l'adaptation, préfigure notre temps. Feydeau avait déjà perçu la façon dont le libéralisme allait contaminer la sphère intime, comment le politique (ou la démocratie) allait venir semer le trouble entre le vrai et le faux. En ce sens, Occupe-toi d'Amélie est un beau reflet de notre temps - il pourrait s'appeler Occupe-toi de Carla. Le calque le plus frappant (entre la pièce et le présent) est peut-être la perception du temps - les actions ne cessent de déborder, tout est retard, hystérie, course à la mort en parfaite insouciance (mais avec des plans) : une délinéarisation de l'existence (mener plusieurs activités de front).
Il y a aussi la mise en scène d'Autant-Lara, constamment en surchauffe, bourrée de mises en abimes, s'épuisant à dénoncer cinématographiquement la théâtralité du projet, et théâtralement les effets de cinéma - si bien qu'on n'est jamais nulle part - ou, plus précisément, jamais sûr d'être où l'on croit (donc perdu, donc séduit).
Ce flou très calculé fait d'Occupe-toi d'Amélie un film étrange - à la fois joyeux et déplaisant - déplaisant parce qu'imposant cette joie comme unique rapport possible au film. C'est un bel exemple de ce que pourrait être le cinéma français majoritaire aujourd'hui, s'il n'était pas si plein de mauvaise conscience : une façon de faire autorité. Et la satisfaction de se dire à la fin : on en a pour son argent.