mercredi 4 février 2009

Une autre journée avec Werner Herzog (Wild Blue Yonder ; Gesualdo ; La ballade de Bruno ; Invincible ; La grande extase du sculpteur sur bois Steiner)

Il lui faut des preuves. Werner Herzog fait des films qui sont autant de témoignages (pas au sens télévisuel du terme : on n’apprendra rien sur la vie de château, le ménage à trois, ou la prostitution estudiantine). Le cinéaste prépare les pièces d’un dossier en vue d’un grand procès intenté contre le monde – faut-il croire au monde, faut-il l’aimer ? Chacun de ses films ressemble à une histoire d’amour avant l’amour, sans issue prédéterminée. Car le dossier est ambigu : il accuse autant qu’il défend.

Prenons The Wild Blue Yonder. Produit par France 2 et la BBC, ce vrai-faux documentaire jamais sorti en France est un travail de montage à partir d’images d’archives de la NASA et de la station d’exploration sous-marine antarctique que l’on retrouve dans Encounters at the end of the world. A ces images s’ajoute l’interview d’un extraterrestre (Brad Dourif, déjà grandiose en illuminé dans Le cri de la roche), venu sur Terre pour y construire un gigantesque centre commercial, au croisement de deux voies ferrées. L’extraterrestre est déprimé : son supermarché est désert, et la ville qu’il pensait voir grossir autour abandonnée. Il tape du pied dans la poussière, et nous confie que les extraterrestres, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, sont des minables. Certains ont même tenté de se suicider.
C’est à partir de son interview que naît le montage des images d’archive. Brad Dourif, après sa plainte, nous raconte l’épopée d’astronautes américains partis coloniser sa planète – d’abord le voyage dans l’espace, auquel ‘collent’ les images des cosmonautes dans leur quotidien lévitant ; puis la découverte du Wild Blue Yonder, de son ciel de glace et de ses formes de vie inconnues (là, ce sont les images de la base antarctique). Le récit s’étaye des explications scientifiques délirantes d’un Asiatique faisant la sieste sous un citronnier.
Herzog fait mentir l’image au maximum, pour en extraire toute la beauté. La décontextualisant, il lui rend toute son étrangeté, sa force narrative, sa liberté de signification. Elle n’est plus un document. Elle redevient image, création.

On se met alors à douter, quand, dans Gesualdo, mort à cinq voix (Gesualdo, Tod for fünf Stimmen), le cinéaste met en scène la rencontre d’une femme, dans les ruines du château où le musicien vivait, qui se prend pour l’épouse de Gesualdo. Elle aperçoit la caméra, court, s’arrête, et dit qu’elle vient du ciel. Sort-elle de l’asile, ou de l’imagination du cinéaste ?
Plus ‘authentique’ est le couple de cuisiniers préparant à l’identique le banquet que Gesualdo avait commandé pour son mariage. L’homme s’amuse de l’ampleur du menu, tandis que la femme ne cesse de parler de démon. Leurs rythmes accordés, leurs humeurs, sont un spectacle en soi.

Dans La ballade de Bruno (Stroszek), par contre, Herzog échoue, ne ramène aucune preuve, aucune évidence, trafiquée ou non, de l’amabilité du monde. Son road-movie reste un rêve de road-movie, informe, porté seulement par l’étonnant Bruno S. (l’acteur de Kaspar Hauser), qui, à chacune de ses apparitions, déconsolide nos conceptions du jeu d’acteur. Il s’agirait plutôt d’une suite de sketches qu’une ballade.
Ruiné, endetté, Bruno S. doit mettre en vente son mobile-home et sa télévision. Un homme s’en charge devant une foule, procédant à une enchère musicale, chantée, scandée. Sophie Ristelhueber a repris cette tradition de la campagne américaine, pour mettre en vente l’année 1999, dans une pièce sonore que l’on trouve actuellement au Jeu de Paume. Pour Herzog comme pour Ristelhueber, ce chant mi-chamanique mi-capitaliste évoque la lassitude et le découragement, mais aussi la charnière, vers une autre vie plus légère.

Invincible (Unbesiegbar) pose problème. Quand un cinéaste allemand tourne en langue anglaise un film se situant entre un shtetl polonais et le Berlin d’avant-guerre, on est en droit de se méfier. On se demande s’il y a une raison (Tim Roth, peut-être, fascinant en medium), on en trouve trop peu, on peine à entrer dans le film, on finit par accepter le contrat hollywoodien, mais les dents grincent. Et puis, une fois entré, on se sent pris au piège : un mélange pas très savant entre le temps mythique du conte et le temps historique nous propulse sans distance en plein dans la violence de l’époque. Quelque chose ne tient pas, dans cette fiction costumée qui voudrait rester radicale (les scènes sur la montée du nazisme sont impressionnantes, mais presque au mauvais sens du terme) et qui n’y parvient pas (soudain la mièvrerie abasourdissante et kitsch d’un procédé racoleur propre aux pires films de la Paramount). En filmant l’histoire de ce Juif aux forces colossales venu à Berlin pour faire carrière dans le spectacle, et retournant à son village natal pour prévenir sa famille et ses amis des dangers qui les attendent, Herzog ne laisse aucun espace au spectateur.
On pourra retenir une scène : l’amie du colosse rêve de jouer la troisième symphonie de Beethoven ; avant de partir, le colosse convie un orchestre et propose à son amie de réaliser son rêve. Elle joue, mais ce n’est pas un enregistrement parfait que nous entendons, c’est une actrice maladroite, en état de grâce, portée par un orchestre professionnel. Toute l’intelligence musicale du cinéaste jaillit dans cette séquence bouleversante. On n’a jamais vu la musique filmée de cette façon.

On retrouve, dans Invincible, les images de ces crabes rouges que l’on avait déjà vues dans Echos d’un sombre empire. Sans doute ces crabes envahissant par leur nombre et par leur couleur sang l’espace de la plage et de la voie ferrée sont-ils l’exacte traduction du totalitarisme politique pour le cinéaste. On peut aussi se demander ce que Werner Herzog entend par ‘œuvre’. Ce n’est pas la seule redite de son parcours cinématographique. On en trouve beaucoup, comme des repères dans la multiplicité des formes et des tons. Il y a les films-crabes (Invincible, Echos d’un sombre empire, Gesualdo, Aguirre, Fric et foi - désespérés), et les films-ours (Petit Dieter, Rescue Dawn, Grizzly man, Les ailes de l’espoir, Pays du silence et de l’obscurité, Fitzcarraldo - survivants) – ceux qui ont fait un pas de côté (et c’était le pas de trop), et ceux qui reviennent. Aguirre trouve sa déclinaison du crabe en singe, de même qu’Invincible esquisse une variation en méduse (méduse que l’on retrouve dans The Wild Blue Yonder – mais là, c’est une autre ligne de traverse dans l’œuvre du cinéaste, de même que l’éolienne, reliant The Wild Blue Yonder à Signes de vie).

Dans La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (Die grosse Ekstase des Bildschnitzers Steiner), nous faisons la connaissance de Walter Steiner, sculpteur et sauteur à skis. Werner Herzog le suit lors d'une compétition en Yougoslavie, où le sportif ne cesse de sauter plus loin que les limites prévues.
Les plans sont magnifiques : des ralentis intenses, portés par une très belle musique, sur les vols de Steiner, ses chutes, ses exploits (le film-oiseau, comme Le pays où rêvent les fourmis vertes, Le cri de la roche, ou Fata Morgana, serait un peu la genèse du film-ours – tandis que Le sermon de Huie, très oiseau, tournerait plutôt crabe). Herzog traque en lui le marginal, l'inclassable. Il le saisit dans ses moments de doute, de profond désespoir, et d'euphorie déboussolée. Il capte ce que la télévision montre rarement : sa démarche complètement ahurie après une chute invraisemblable, alors qu'il fait preuve d'une morgue très volontaire. Il le fait parler sur la peur (pas celle du saut, mais celle du monde), et sur le corbeau qu'il a apprivoisé petit. Quelque chose se tisse, entre sa manière de sauter et celle de percevoir le bois pour ses sculptures - des lignes de tension semblables, une appréhension de l'espace singulière.
Le film-oiseau, c’est le premier geste, saisi dans sa naïveté, dans ce temps de la surpuissance, toujours vécu au présent. Il n’y a pas de permanence de l’oiseau : Fini Straubinger, Dieter Dengler et Juliane Koepke ont fait ce chemin, de l’oiseau jusqu’à l’ours ; Timothy Treadwell n’a pas eu le temps de muer, mais c’est le film de Werner Herzog, Grizzly Man, qui a opéré pour lui cette mue, en soulignant ce qui pouvait tourner crabe.
(Partant de ces concepts, on pourrait considérer La ballade de Bruno comme un film-oiseau devenu film-poule - l'image finale, assez fascinante, illustre assez bien cette malformation : une poule danse le be-bop dans une cage tandis que Bruno S. tourne en boucle sur un télésiège.)

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