vendredi 2 janvier 2009

Une femme douce - Robert Bresson


"Ouvre les yeux" - ainsi le mari supplie-t-il sa femme une toute dernière fois, avant qu'on ne visse le couvercle du cercueil qui l'emporte. Ce sont les derniers mots du premier film en couleurs de Robert Bresson. Mais pas la seule occurrence du 'regard', ici restreint à son sens européen, comme lieu de vérité et d'incarnation. Aussi le mari dit-il avoir pardonné à sa femme (une faute qu'elle n'a pas commise), mais ne pas souhaiter croiser son regard. Nombreux sont les jeux d'évitement - dans l'intimité du couple, une même pièce réunit les deux corps, mais ceux-ci évitent de pénétrer dans le champ de vision l'un de l'autre (Dominique Sanda les yeux rivés à son gramophone, et son mari le dos tourné, regardant le sport hippique à la télévision). On voit également un très gros plan sur les yeux bleus de Sanda, intenses, incandescents, juste avant son suicide (extraordinaire actrice, qui tient, dans la raideur du dispositif bressonien, le mystère de son personnage d'un bout à l'autre du film, au point de le rendre extraterrestre).
Si les yeux jouent contre le monde (et pour la vérité), les mains, au contraire, participent. Elles échangent des objets contre de l'argent (le mari de Sanda est prêteur sur gages), pèsent un bijou, évaluent l'authenticité d'une matière, signent dans le registre, désignent du doigt ce dont elles ont envie, ne cessent d'objectiver le réel - et s'il s'agit d'ouvrir les yeux, c'est sur la relation amoureuse et son pouvoir aliénant, chosifiant, mortifère. Les mains semblent toujours aller dans le sens de la tyrannie moderne. Sauf dans cette scène, incroyablement sèche, qui peut sembler anecdotique, mais qui est le premier moment de refus du personnage de Sanda : le couple est à la campagne, elle cueille des marguerites, ils montent dans la voiture pour rentrer à Paris, elle jette les fleurs par la fenêtre. "Tu n'aimes pas les fleurs ?", demande le mari d'un ton sévère. Dominique Sanda a refusé d'emporter le bouquet, de prendre la beauté du monde, de se l'approprier - et ses mains en jetant les fleurs ont 'manifesté'. Premier mouvement de violence contre la raideur des romances anémiées ("Tu iras au cinéma tant que tu veux, mais nous n'irons pas au théâtre, c'est trop cher" - ainsi le mari établit-il son plan de vie pour deux).
Les mains contre les yeux, donc. Une femme douce est un film qui découpe. La scène du suicide, deux fois répétée, au début et à la presque fin du film, est d'une élégance terrible : une fenêtre ouverte, des objets qui vacillent sur le balcon, un foulard qui flotte, un corps face contre la chaussée, un filet rouge près du crâne, et les pieds des passants qui s'attroupent autour. Tout le film est construit ainsi, dans un art mêlé de récit et de suggestion, de vue d'ensemble (la fin nous est donnée dès le début) et de particularisation.
Cela pourrait être très théorique, si Bresson n'avait pas ce génie de l'habillage : les disqu
es de Sanda sur son gramophone, sautant d'un genre à l'autre sans raison apparente ; les émissions de télévision du mari (courses automobiles, sport hippique, documentaires sur la seconde guerre mondiale) ; mais aussi des détails fulgurants : Sanda pleurant, la tête dans son livre sur les oiseaux ; ou bien cette pile de disques et de livres qu'elle ramène à la maison, surmontée d'une petite boîte de gâteaux.
C'était le premier film en couleurs de Bresson. Les couleurs semblent avoir eu pour lui une fonction à la fois érotique et mortifère (les corps découpés, des blasons amoureux, mais aussi des pièces de boucher) - l'être désiré devient objet de désir et cesse d'être. Juste avant son suicide, Sand
a dit à la bonne qu'elle est heureuse. Elle se regarde dans le miroir - champ, contre-champ, puis de nouveau le champ - et elle saute du balcon. Elle laisse à son mari l'image d'une femme heureuse, elle sait qu'elle n'est plus qu'une image, les miroirs domestiques l'ont figée, elle peut sortir du monde.
"-Des millions de femmes rêvent de se marier, argumente le mari au début de sa relation avec Sanda.

-Oui, mais il y a les singes aussi", rétorque-t-elle dans le Jardin des Plantes.
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