lundi 26 janvier 2009

Elégie de la traversée - Elegiya dorogi - Alexandre Sokourov


C'est sublime. Un des films les plus forts du cinéaste.
Les images y sont retravaillées jusqu'à la limite de l'illisibilité. Elles semblent souffrantes, châtiées. Le rapport de Sokurov à l'image est, me semble-t-il, religieux - c'est dans l'agonie du visible que point une vérité (une essence ?). Sokurov n'est pas un maniériste (seulement les mauvais jours) - son esthétisme est un mouvement, plus qu'un but.
Il nous entraîne ici dans un voyage à la première personne, sous la neige, sur un texte chuchoté. On voit un village (celui d'Elégie paysanne, d'après le dossier du dvd), un lieu de culte, des forêts, et puis des villes, une aire d'autoroute, un musée dans la nuit (le musée Boijmans à Rotterdam), sans le moindre réalisme géographique. C'est un monde rapiécé, bricolé. Un monde non mesurable selon des lois humaines ou logiques. Les tableaux sont filmés comme tous les autres paysages. Et tous ont un lien intime à la première personne du film. Sokurov s'en approche, protège de sa main un clocher, reconnaît une place, un nom, mais pas les enfants, qui semblent avoir été posés là après-coup : un monde ancien - le film est comme un parchemin troué ouvrant sur d'autres parchemins, aux hiéroglyphes plus ancestraux encore.
On retrouve, dans Elégie de la traversée, la sensibilité de films comme Les jours de l'éclipse ou La voix solitaire de l'homme. Quelque chose de flou, mutable, mouvant - plus primaire que les très élaborés Moloch, Le soleil ou L'arche russe. Cultivé, oui, mais dans une immédiateté, une nécessité - quelque chose de plus profondément existentiel. On sent un désarroi dans ce voyage. L'impossibilité du retour.
Dans le film, Sokurov rencontre un jeune homme, qui vient lui parler de Dieu. Dans le 'réel', Sokurov a fait le voyage avec ce jeune homme. Pour la séquence de la rencontre, il l'a laissé parler dans sa langue d'origine, le flamand, que personne dans l'équipe ne comprenait. Le jeune homme a improvisé. Et quelque chose d'extraordinaire s'est produit. On croit à la rencontre. On croit en la vérité de cet instant. Simplement parce que le cinéaste a eu confiance en son acteur. Parce qu'il l'a laissé fumer sa cigarette, parler de la pire nuit de sa vie dans une prison des Etats-Unis, et balancer sa tête comme s'il écoutait une musique entendue par lui seul. Un autre cinéaste aurait voulu écrire ce moment. Sokurov, non. Et le jeune homme dodeline - l'image aussi, tremblante, agitée par des vagues lentes, remuée, qui donne une surface à la profondeur, une matière à l'être.
Un arbre ouvre le film : décharné, mais portant des fruits rouges. On en trouve un autre plus tard, dans la cour du musée, sous la lune : un arbre en fleur sous la neige ; Sokurov protège les fleurs de ses mains. Il s'agit de préserver une mémoire qui n'est pas celle du temps, ni de la vie humaine. C'est une mémoire plus vaste, à la fois collective et divine, passée et future. Le temps est comme l'espace : rapiécé, plein de trouées, de fuites, de doublons.
Les films qui nous invitent ainsi à déplacer/décrasser notre perception du monde sont précieux.

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