jeudi 31 décembre 2009

en 2009, dix films

1. Primitive, l'exposition et les courts-métrages (Primitive, Phantoms of Nabua, A letter to uncle Boonmee) - Apichatpong Weerasethakul
2. Le temps qu'il reste - Elia Suleiman
3. Inland - Tariq Téguia
4. Le miroir magique - Manoel de Oliveira
5. Tetro - Francis Coppola
6. Moon - Duncan Jones
7. The limits of control - Jim Jarmusch
8. 24 city - Jia Zhang-Ke
9. La religieuse portugaise - Eugène Green
10. Visage - Tsai Ming-Liang

10 fausses valeurs pour 2009

1. Gran Torino, de Clint Eastwood
2. Le ruban blanc, de Michael Haneke
3. Un prophète, de Jacques Audiard
4. Hotel Woodstock, de Ang Lee
5. Inglorious basterds, de Quentin Tarantino
6. Import export, de Ulrich Seidl
7. Bronson, de Nicolas Winding Refn
8. J'ai tué ma mère, de Xavier Dolan
9. Whatever works, de Woody Allen
10. Public enemies, de Michael Mann

jeudi 24 décembre 2009

Coeur de glace - Herz aus glas - Werner Herzog

Ce qui me passionne chez Werner Herzog, c'est la cohérence intellectuelle de ses films. La matière de chacun est une question. Une seule, tenue jusqu'à la fin.
Coeur de verre s'ouvre sur le plan d'un homme assis, un manteau sur le dos, dans un pré, face à des vaches dans le brouillard, et sous la musique mystico-tyrollienne de Popol Vuh. C'est l'immobilité absolue, presque comique, de l'homme face au troupeau. Herzog révèle par la durée la nature boueuse, sédentaire du romantisme allemand.
Et, tout de suite, c'est la question du paysage. On entend ce mot : "crouler". Quelle place pour le regard ? pour le point du regard dans l'espace infini ? La vision est un effondrement. Voir, c'est pressentir la fin. A moins que regarder ne soit la mise à mort de l'infini.
La fin du film ne résout rien. Au contraire, elle inverse la question posée au début. Sur une île irlandaise, un homme regarde la mer. Bientôt, il est rejoint par quelques autres hommes. Et, ensemble, après l'avoir longtemps regardée, ils décident de s'y aventurer, dans leur barque minuscule, pour toucher le bord du monde. Cette fois, le corps répond à la contemplation. Le temps génère l'action. Le regard indique le risque à prendre. L'action est l'incarnation du regard, la fixation du temps.

Il est aussi beaucoup question du regard au centre du film. Les acteurs sont tous sous hypnose. Leurs gestes sont étranges, leurs voix lentes, et leurs regards absents. C'est comme s'ils ne regardaient pas. Ou comme s'ils voyaient autre chose. La question du cinéaste trouve alors une résolution plastique : dans cette fable villageoise plutôt classique (un homme est mort, seul dépositaire du secret du verre-rubis, plongeant le village dans l'inquiétude et la fébrilité ; on alterne scènes familiales et scènes collectives au travail ou au café), imposer ces corps et ces yeux, imposer ce rythme si particulier, est à la fois comique et prodigieux (parfois ennuyeux, parfois délirant, mais quand même très tendu : on sent qu'à tout moment cela pourrait dérailler).
Il y a notamment une scène magnifique. Au bar, on annonce l'incendie de la verrerie. Tout le monde se précipite vers la porte, sauf un homme, qui reste assis juste à côté de la porte, pétrifié, tenant un éventail de cartes dans sa main. Cinquante personnes l'enjambent, le poussent, le contournent - et lui, il reste là, et c'est lui que Herzog choisit de filmer. S'il y a dans la scène un élément qui contredit l'action, c'est cet élément qui fera la scène.

mercredi 23 décembre 2009

Le père de mes enfants - Mia Hansen-Love

Il y a dans Le père de mes enfants un problème de point de vue. Qu'on lie ou non le personnage du cinéaste suédois à Bela Tarr, que nous dit-on de lui ? Qu'il boit, qu'il est capricieux, qu'il tourne quand ça lui chante, que c'est un artiste, qu'il fait pleurer ses acteurs, qu'il ne leur donne aucune ligne de dialogue. Cela s'appelle une somme de clichés. Pire: ce sont des clichés de droite. C'est le regard que porte Le Figaro sur Bela Tarr et ses films (le fameux : "il ne s'y passe rien" - et même sur le tournage !). C'est donc un personnage raté - tellement raté qu'on peut avec une facilité incroyable le rendre coupable du suicide de Grégoire (alias Humbert Balsan, qui produisait L'homme de Londres, sans doute le moins bon film de Bela Tarr). Le film s'inspirant d'un fait récent, touchant des personnes encore vivantes, on peut trouver le ton de Mia Hansen-Love plutôt lourd, voire mesquin. Mais la seconde partie efface tout.
Car c'est un film retors, magnifiquement construit, avec une première partie où le père occupe tout l'espace, et une seconde, assez bouleversante, où c'est le même espace qui est filmé, sans le père, avec les satellites délaissés. Malheureusement, ça ne tient pas. Mia Hansen-Love n'assume peut-être pas assez d'avoir réalisé un film de scénario, et les enjeux de son histoire s'étirent au point de se perdre dans des scènes où le temps se dillue (on opposera ainsi les scènes magnifiques où les filles de Grégoire vont au cinéma voir les films qu'il a produit, à celles entre Clémence et le jeune cinéaste prénommé Arthur, où le scénario ne cesse de hurler "la vie continue !").
Mon enthousiasme finit de s'effondrer sur une phrase : "Je me sens française d'âme". C'est ce que réplique Clémence à sa mère italienne. En plein 'débat' sur l'identité nationale, écrire une telle ligne de dialogue sans la préciser, la laisser passer dans un scénario, puis dans la mise en scène, et enfin au montage, relève de l'aveuglement (et certainement pas du pied de nez). C'est qu'il y a chez Mia Hansen-Love une fâcheuse tendance à vouloir saisir l'air du temps - au risque de lui ressembler. On est toujours à deux doigts de l'ineptie - on y bascule parfois. C'est dommage, parce que cette cinéaste est une formidable conteuse (l'équivalent parisien de Sandrine Veysset, disons).

lundi 21 décembre 2009

La poursuite infernale - My darling Clementine - John Ford - 1946

La vision que John Ford propose des USA pourrait être qualifiée de post-édénique. Les héros sont souvent comme des Adam et Eve chassés du paradis (et pourtant, l'Europe de Ford n'est pas le paradis - dans Le mouchard, c'est très clair : il était urgent de partir) - toujours des immigrés (seuls les Indiens sont les natifs, et eux-mêmes ont été déplacés, chassés de la terre des bisons). Trop bons, trop loyaux, trop purs, ils se heurtent à ce nouveau monde et certains déchoient (ici, Doc Holliday) - mais d'autres tiennent bon. Il faut faire avec, se mettre à vivre avec l'espace, avec la terre, avec les armes et le corps, penser seul et vivre ensemble.
Les héros ne sont pourtant pas étrangers aux plaisirs - ça, c'est le côté païen de Ford, cette idée qu'il n'y a rien de plus religieux qu'un bal où tout le monde danse. Rien de plus religieux qu'une cloche qui se met à sonner pour la première fois : on pense au Roublev de Tarkovski, dans cette scène où l'on inaugure le premier temple de Tombstone, encore sans mur, sans toit et sans pasteur, mais face auquel on chante la rengaine fordienne :
"Yes, we'll gather at the river,
The beautiful, the beautiful river --
Gather with the saints at the river
That flows by the throne of God."

samedi 19 décembre 2009

Le mouchard - The informer - John Ford - 1935

Un Ford irlandais, qu'on pourrait qualifier de préhistorique, où les personnages rêvent en regardant une affiche leur promettant l'Amérique pour dix livres.
Chaque film de Ford est un possible : l'homme solitaire, le père, l'ami loyal, le héros de roman, le hors-la-loi, le marin - ici : l'Irlandais voleur et tueur, payant très cher son absence de moralité et son rêve américain. Un film de Ford est un être ; à chaque fois, c'est le même être, mais avec un nouvel habit.
Le mouchard, c'est un possible embryonnaire, l'état larvaire des Ford futurs, épanouis dans les déserts. Quelque chose de poisseux habite le film, une matière gluante obstruant la conscience. Ford filme des ruelles vieilles et noires - sans doute la conscience fordienne a-t-elle à voir avec l'espace.

jeudi 17 décembre 2009

Les sacrifiés - They were expendable - John Ford - 1945

Il y a quelque chose d'assez troublant à voir un film de John Ford qui se passe sur l'océan (Pacifique, au moment de Pearl Harbour). On a la sensation qu'il manque quelque chose. L'océan serait comme un cheval très large qui rendrait la terre invisible et inaccessible. Les héros (dont John Wayne) ne peuvent jamais descendre de ce cheval, n'en ont même pas l'espoir. Bien sûr, il y a les revues de troupes, les bals et les chansons pour se sentir un peu vivant. Mais c'est une existence latente, embryonnaire, fantomatique - l'errance semble sans solution.
C'est un film absolument déceptif, qui désamorce action après action. Vraiment, il ne s'y passe rien. Et quand il doit se passer quelque chose, cette chose est esquivée. Une mission qui réjouit John Wayne ? il ne peut y participer, à cause d'une septicémie. C'est la déveine. Le sentiment de ne pas être tout à fait un homme, pas encore, d'avoir des choses à accomplir avant ça, et de ne jamais pouvoir les atteindre.
Dans Les sacrifiés (dans la première partie surtout – car, ensuite, le film se délite un peu), on voit des groupes d'humains, dont l’énergie et le courage sont bridés, jouer quand même le jeu de l'existence. Ainsi la scène du dîner, où les chanteurs sont cachés sous la maison, et où les visages des convives sont pris dans la musique, mais sans appui possible pour leur regard : il y a un malaise, et en même temps un bonheur. C'est la seule façon de tenir : on organise un dîner pour John Wayne amoureux d'une infirmière, on rend visite à l'ami resté à l'hôpital, on improvise un enterrement sans pasteur pour le cuistot qui aimait la poésie. On pleure beaucoup (même John Wayne pleure brutalement), et on se dit que ce n'est pas pour cette vie-là, qu'il y en aura d'autres, que pour l'instant il s'agit de faire au mieux.

mercredi 16 décembre 2009

Les raisins de la colère - The grapes of wrath - John Ford

- Do you think I'm touched ?
- No, you're lonely, but you ain't touched.

Un plan. Trois humains regardent leur maison détruite après le passage d'un bulldozer. La caméra tourne, de leurs visages consternés à leurs corps impuissants, jusqu'aux ruines et retour. On voit alors trois ombres sur la terre. Des ombres dont les vêtements tremblotent, sur les empreintes du bulldozer.

Il y a, comme toujours chez John Ford, des décisions cruciales à prendre, des décisions contre la mort, et souvent quand il faut choisir, la nuit se met à tomber - la nuit fordienne fait table rase, elle réduit les êtres à leur atome le plus compact et le plus précieux.
On pense, en regardant Les raisins de la colère, au Micromégas de Voltaire, quand les deux géants extraterrestres, observant un bateau plein d'humains, s'étonnent d'entendre autant de pensées s'échapper de si peu de matière.

jeudi 10 décembre 2009

The limits of control - Jim Jarmusch

Des êtres humains s'échangent des boîtes d'allumettes - c'est la belle idée (à la fois métaphorique, plastique, et scénaristique - à la fois le fond, la surface et le flux) du nouveau film de Jim Jarmusch, cinéaste qui m'avait toujours paru un peu avare (jusqu'au grand creux de Coffee and Cigarettes et Broken Flowers), et qui avance ici plus à nu qu'à l'accoutumée, avec des choses à dire (quelque part entre Inland, Visage et La religieuse portugaise - entre les frontières et les traces, l'art, et l'existence).
Un film qu'on parcourt comme un rêve, et qui se donne, lisible, fait de suites, de répétitions, d'harmonies et de signes. Un rêve - ou un jeu de piste.
Les boîtes d'allumettes sont le motif et le moteur du film : il y a un plaisir à les traquer (le suspense repose sur le moment où elles sortiront de la poche de la personne rencontrée - avant la parole, pendant, ou après ?), car on sait que chacune détient un visage, lequel détient un indice pour trouver un autre visage. Pas d'accumulation (au contraire de Broken Flowers, collier de perles dépressif), mais un passage. Du temps : un luxe ! On ne garde pas les boîtes - collectionneur sans preuve.
On chemine ainsi, de rencontres en rencontres, ponctuées par les leitmotivs d'un être : Isaach de Bankolé, impérial, entre son taïchi et ses deux cafés dans des tasses séparées. Pas grand chose, des liens minuscules mais puissants, des conditions posées au fait de rester vivant.
On pourrait être dans l'anodin - ou du moins se tenir à la surface insignifiante (quoique criblée de signes - mais ces signes sont vides) du film - on sait qu'on n'y est pas : le rêve ouvre sur la révolte. De cette communauté d'humains aux boîtes d'allumettes et aux passions distinctes (l'un se passionne pour la musique, l'autre pour les molécules...), s'échappe le parfum d'une insurrection, les premiers sursauts d'un monde souterrain. Jarmusch imagine une Commune éparpillée, non grégaire - une Commune invisible, non identifiable, non repérable.
Isaach de Bankolé, pour reprendre l'expression de La route, "porte le feu". Il n'est pas le marchand de sable - on voit difficilement les personnages s'éteindre après son passage. Au contraire, c'est quand ils disparaissent qu'ils existent enfin, ramifiant un mouvement plus grand qu'eux. Ils ne sont pas les rêveurs, ils sont les agents du rêve, ceux qui attendent dans un coin de nuit pour brouiller les pistes et agiter les images.
Et sans doute Jarmusch parle-t-il de l'artiste (lui qui n'a jamais rien eu d'autre à dire, au fond - qui aurait pu aussi bien ne rien faire) - en tout cas il filme l'art, les tableaux, la musique, la vision et l'écoute, et leur répercussion sur l'existence. Si Isaach de Bankolé reçoit pour indice le mot "violon", il ira d'abord l'observer au musée, représenté, avant de le découvrir dans la ville, animé, comme s'il sortait du tableau, comme si tout était toujours sorti de tableaux et de rien d'autre, et que les tableaux étaient nés des mots qui n'avaient pas d'objet. The limits of control est presque un film 68ard, où l'imagination est au pouvoir, où l'homme a renversé les instances divines.
Il y a un personnage magnifique dans le film, celui joué par Tilda Swinton, passionnée par le vieux cinéma, parce qu'elle veut savoir comment les gens fumaient il y a cinquante ou cent ans, comment ils s'asseyaient, de quoi ils avaient l'air lorsqu'ils ne faisaient rien. Elle apparaît plus tard sur une affiche de film, avec ce même parapluie transparent, ces mêmes pavés sous ses pieds, cette même façon de dire au revoir - mais des chats noirs planent dans le ciel menaçant. On ne se dit jamais que le personnage a inspiré l'affiche, on se dit plutôt que le personnage est redevenu affiche après en être sorti pour un temps très bref. C'est une rencontre, parmi toutes celles que Jarmusch nous propose - un instant gracieux échappant à la logique du temps et du réel, de ce que l'on considère comme étant le réel et qui n'est autre qu'une dictature insidieuse, contre laquelle lutte Isaach le samouraï.
Il y a une image dont je me souviendrai toute ma vie (mais tous les plans du film sont superbes) : une petite boule de papier tenue sur la paume d'une main, devant la vitre d'un train où défile un paysage de montagnes. C'est une montagne de plus, c'est la fixité contre la vitesse, c'est une façon de brouillonner l'univers, c'est le premier geste de l'art, comme une peinture rupestre. Jarmusch écoute l'homme répondre au monde, et le monde s'affoler devant tant de beauté.

mardi 8 décembre 2009

La route - The road - John Hillcoat

Parfois les livres écrasent les films, parfois ils les servent, les rendant estimables à nos yeux alors qu'ils sont simplement anodins. Je crois que le roman de Cormac Mac Carthy est tellement prégnant (sa sécheresse, sa rigueur, ses descriptions, son propos, sont restés - et je n'ai jamais vu un tel phénomène en France depuis que je m'intéresse à la littérature contemporaine, c'est-à-dire depuis plus de dix ans), qu'il habite le film de tout ce qui lui manque, de tout ce qu'il n'a pas le courage de dire ou de représenter.
On voit bien Hillcoat embêté avec cette fin du monde sans raison (il nous donne des indices, mais, plutôt sage, il n'explique rien), avec ce présent linéaire (contré par d'incessants flashbacks), cette monotonie (la musique humidifiante), cette répétition impossible de scènes d'action simplissimes (Hillcoat semble incapable de laisser durer le moindre plan, si bien que la fatigue et la faim sont une affaire de maquillage et rien d'autre), la violence du propos (dans le film, on se dit toujours que ça pourrait être mieux, ce qui, dans le livre, n'arrive quasiment jamais - il y a l'ombre d'une publicité Nutella qui plane en permanence, comme une menace - comme si le film ne cessait de dénoncer l'invraisemblance de son scénario, au lieu d'en hurler la vérité).
Plutôt maîtrisé, lisible, pas trop long, bien joué, et même parfois assez beau (les plus beaux plans d'apocalypse de l'année - on dirait du August Sanders qui aurait mal tourné), La route ne vaut pourtant pas spécialement la peine d'être vu. Le livre suffit. Mais aller voir le film est une manière de le célébrer.

Le pont des arts - Eugène Green

Eugène Green a saisi cette chose unique : le moment où la pensée devient matière - où, du silence, on passe au lien - où on se lie au monde par des mots. L'incarnation, c'est le sujet permanent des films de Green.
Cela est d'autant plus frappant qu'on part de très bas : corps raides, dialogues sans naturel, diction détachée du sens et appliquée au respect d'une règle illusoire. Mais quand soudain quelque chose se met à vivre, c'est avec la violence d'une épiphanie.
On peut encore rapprocher ce film d'Eugène Green du Hadewijch de Bruno Dumont : une rencontre toujours retardée. Seulement, lorsque cette rencontre survient, ce n'est pas un couperet (l'option Dumont, bon débarras), mais une révélation - le film alors s'envole, et nous fait croire autant aux fantômes qu'aux liaisons, aux regards caméra, ou à la sociologie lacunaire (voire grotesque) du microcosme dépeint.
Certains effets sont saisissants : comme ces cartons au théâtre no, décrivant par des mots l'action sur scène en contrechamp du public, exemple parfait d'une représentation à la fois économique et généreuse, qui n'a pas peur ni de la digression ni du spectaculaire, mais qui s'en empare modestement.
Dire aussi que Natacha Régnier et Alexis Loret sont deux très bons acteurs qui savent choisir leurs films (Régnier jouera dans le prochain Angela Schanelec).

vendredi 4 décembre 2009

La trilogie de la cavalerie, de John Ford

Le massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948) est un film mélancolique, où l’on croise autant de raideur que d’amour. On ne sait pas exactement à quoi tient cette mélancolie. A la solitude de John Wayne, l’homme juste mais solitaire ? Au sentiment de réclusion dans l’immensité des espaces à conquérir ? A l’impuissance de la cavalerie, commandée par un homme puissant mais qui se sent déclassé, et dont la frustration va gouverner ses prises de décisions ? Au fait de savoir mais de ne pouvoir agir, à l’atmosphère de corruption, à l’idée d’une paix possible mais toujours différée à cause de l’ignorance de quelques uns ? Ou peut-être au souvenir du cinéma muet.
Ford filme presque sans parole la naissance de l’amour chez une jeune fille de colonel. Il construit quelques scènes burlesques, seulement accompagnées de musique. Il y a de la passion, mais surtout de la maladresse. Une rencontre qui tarde à prendre.
Ford, au sujet des hommes et des femmes, c’est l’inverse de Hawks, et pourtant c’est le même propos. La femme est une entité dangereuse, bouleversante. Elle change tout. Mais Hawks la rend captive, tandis que Ford la veut conquérante. La rencontre entre les deux jeunes premiers se fait ainsi : il se lave, torse nu, au-dessus d’une bassine ; elle entre dans la pièce ; il est gêné ; elle tombe amoureuse – le corps désiré, c’est lui. Plus tard, elle le surprendra sur les jambes de son oncle, recevant une fessée amicale mais humiliante.
Les films de Ford sont aussi des traités philosophiques et éthiques. Le mensonge final de John Wayne, l’homme qui amène la réflexion et la dignité dans la guerre, est tout sauf convenu : éminemment troublant, il sort le spectateur de ses positions trop tranchées, de son identification morale ou de son rejet.

La charge héroïque (1949) est le seul film en couleurs de la trilogie. John Wayne y est grimé en vieillard aimable. Et l’on voit ces foulards jaunes (le titre original est She wore a yellow ribbon) que portaient les femmes de soldats lorsqu’ils partaient en mission, pour signifier leur attachement (à leur mari, mais aussi à ceux restant sur place pour les repousser).
Le passage à la couleur est un passage aux sentiments. On y voit John Wayne vieillir, parler à sa femme défunte sur sa tombe, et se préparer à faire ses adieux. C’est un film construit en forme d’adieu, dernière action d’un homme digne dont la vie toute entière fut dévouée à un métier qu’il va devoir quitter.
Ford se concentre non plus sur l’action mais sur son sens, sur ce qui s’agite autour et en-dessous, sur les enjeux intimes, moraux et historiques. Je ne sais pas s’il y a un réalisateur qui a autant réfléchi sur la nature de l’action.

Si La charge héroïque glorifiait l’homme seul, veuf, et valeureux, Rio Grande (Rio Grande, 1950) réintroduit les questions d’amour et de filiation. John Wayne a rajeuni, son fils est un soldat sous son commandement, et sa femme est de retour.
Ford n’a de cesse de revenir sur cette figure du Juste, de la questionner de nouveau, de la fragiliser. Il y a une tension qui naît entre la nature édifiante de ce cinéma (un corps dans un espace sauvage, triomphant de la mort par sa tactique, sa prouesse, son sens du groupe et de la direction de celui-ci) et la façon qu'a ce cinéma de toujours repartir à zéro. Chaque film semble partir d'une hypothèse qui contredit le précédent : et si John Wayne ne devait pas prendre sa retraite, et s'il avait un fils, et si sa femme revenait...
Tout le monde autour de John Wayne peut périr - mais là, avec l'arrivée du fils, son statut d'immortel est menacé (on lui vole son cheval, on lui plante une flèche dans la poitrine, on l'écarte du lieu où l'action se joue).
Enfin, Ford filme la cavalerie comme s’il s’agissait de troubadours. Leurs chants rythment l’action, habitent la journée, révèlent les sentiments des uns et des autres. Des troubadours, mais aussi des religieux. John Wayne le Juste pourrait tout aussi bien être un Saint. Qu’est-ce qu’une vie dévouée, quelles souffrances génèrent cette dévotion, et quels écarts d’avec le monde vivant ?

mercredi 2 décembre 2009

La religieuse portugaise - Eugène Green

La religieuse portugaise est le portrait d'une femme, jeune actrice en tournage à Lisbonne dans un "film intellectuel", se révélant au gré des rencontres - soit un homme qui pensait faire de sa vie un roman russe, un acteur très heureux dans son mariage mais pas contre une aventure sans lendemain, un gamin livré à lui-même, une réincarnation de San Sebastiao, et la religieuse du titre.
Le cinéma d'Eugène Green est guindé. Champ/contrechamp, regards caméra, diction millimétrée, liaisons toutes zeffectuées. Mais, parfois, au sein de ce cinéma dans les règles de l'art, quelque chose éclate, se met à vibrer. Là, c'est le film entier qui vibre, qui transpire le désir de dire quelque chose, de préciser une pensée, parmi les plus belles et les plus fugaces. Qu'est-ce que vivre ? Qu'est-ce qu'être au monde ?
De la fragilité de son personnage principal, de ses yeux grands ouverts, de sa robe qui devient transparente dans l'ombre d'une ruelle, de sa sensualité raide, attentive, Green tire une qualité d'observation et d'écoute qui a quelque chose à voir avec l'errance et la solitude. Les rencontres, fabriquées, très écrites, en sont de vraies pour le spectateur.
Il y a une scène dans ce film qui est à la fois un miracle et un attentat. Les personnages assistent à un concert de fado. La chanteuse chante une chanson en entier, tandis que la caméra découpe le public, s'arrête sur tel visage, tel autre, s'attarde à une table, observe une main, revient vers la chanteuse. Tout le monde applaudit. Et la chanteuse chante une deuxième chanson, en entier elle aussi. Ce temps volé à l'efficacité du récit est le temps de l'émotion - elle creuse le film (elle n'est pas scénaristique, elle semble venir de la nuit, du fleuve, ou de l'océan), le démultiplie, et ouvre pour le spectateur un millier de places possibles - si nous suivons les aventures d'une actrice à Lisbonne, nous ne sommes pas les esclaves d'une histoire jouée d'avance - nous pouvons nous arrêter, distraits par un détail, le fragment d'un plan.
Le cinéma de Green, au-delà de son mimétisme bressonnien, cultive l'arrêt comme figure récurrente. Tel visage m'arrête, tel chant, telle lumière, telle rue, telle histoire - telle autre passe sans s'inscrire durablement en moi. C'est d'ailleurs la grande question de l'héroïne, à laquelle un certain nombre de cartes ont été distribuées : qu'est-ce qui va faire jouer ma vie ? où, dans quelle ville, contre quel corps m'inscrire ? quel acte aurait du sens ?
A la fois limpide et subtil, il y a chez Eugène Green une qualité du lien, de l'échange. Cela n'a rien à voir avec une quelconque importance (comme quelque chose qui s'imposerait) ou une hiérarchie, mais plutôt avec une étrange alchimie du désir et du choix, du libre-arbitre et du hasard. L'évidence devient le guide sensible d'une exsitence, mais pas sa loi - car il y a mille autres évidences possibles. La religieuse portugaise parle de l'absolu - de l'absolu et de sa dédramatisation, reconnu mais pas subi.
L'autre scène double du film est une scène de tournage. L'héroïne a pour indication de regarder l'océan, tourner son visage vers la caméra, et pleurer. Elle le fait. Il y a une deuxième prise. Elle regarde l'océan, tourne son visage vers la caméra, et sourit. Le sourire lui a soudain semblé plus juste que les larmes. Elle n'est pas sûre, elle ne l'impose pas à son metteur en scène comme la seule vérité dramaturgique, mais elle le croit. Le sourire a triomphé des préconceptions scénaristiques, des mythes cinématographiques. Et le film rayonne avec l'actrice, de cette découverte calme, de cette inspiration, de cette paix conquise. Quelque chose va continuer (l'enfant, le film, et peut-être les hasards de San Sebastao) loin de Lisbonne, et loin du cinéma. Quelque chose se passera de cinéma.

lundi 30 novembre 2009

notes à l'encontre de Hadewijch, de Bruno Dumont


*extrait du casting :
"Yassine Salihine : Yassine
Karl Sarafidis : Nassir
David Dewaele : David"
L'Arabe des films français portera toujours un prénom d'Arabe. C'est un axiome, personne n'en démord, sauf Guiraudie qui donne à Hafsia Herzi le doux-drôle prénom de Curly.
Si Yassine joue le rôle de Yassine, pourquoi Karl ne joue-t-il pas le rôle de Karl ?
Même problème que dans Entre les murs, où tous les élèves portaient leur propre prénom, sauf Rachel Régulier, nommée Khoumba, et Franck Keïta, nommé Souleymane (soit les deux élèves posant problème dans la classe de François Marin-Bégaudeau).
Arabisons, africanisons : cela crée de la dramaturgie. Dumont, qui me semblait (semble ?) être un grand cinéaste, ne diffère pas de ses collègues bien-pensants.

*Nommer, ou pas.
Dumont nomme l'île Saint-Louis, pas le Liban.
Serait-ce alors, dans l'imaginaire d'Hadewijch, un lieu mythique, presque un rêve, où l'on parle arabe et où l'on fait la guerre, un lieu qui n'existe qu'en rapport à l'Occident (et à l'île Saint-Louis), et qui en serait l'inconscient taché, la zone sanguinaire ?
Etrange, car ce voyage est pour l'héroïne une épreuve de réalité.
D'autant plus étrange que la bourgeoisie ministérielle filmée par Dumont n'a rien de précis, rien de mordant. La mère est assise sur son lit, au fond d'un couloir, derrière une porte peinte. Là encore, un lieu mythique, mais celui-ci est nommé, et le Liban non.

*Quel est le propos du film ?
On dénombre trois étapes.
Une première, mortificatrice, au couvent, où Hadewijch ne se nourrit pas, ne s'habille pas, ne vit pas, et vit dans l'illusion de l'absence de Dieu, dans l'espoir du corps du Christ.
Une seconde, explosive, où l'héroïne découvre le partage des religions dans l'action terroriste. Les prières se mèlent, les actes répondent à des choses réelles. Et pourtant, il manque toujours quelque chose.
La troisième (qui tombe comme un couperet) explicite ce manque : la petite bourgeoise névrosée rêvait de se faire sauter, rien de plus. La scène des frites est en ce sens presque dégradante - disons qu'elle dégrade le propos du film, parti de haut, pour buter sur un autre absolu (le sexe), non dédramatisé.
Que Dumont offre une solution, ça n'est pas nouveau (la fin brutale de 29 palms, les larmes de Flandres) - mais cette fois-ci, ce n'est plus une excuse, c'est un jugement, un arrêt de la pensée, le sacre d'un pouvoir non partagé.

*La juxtaposition plutôt que le mélange (ou la croyance dans le plan).
Au début du film, Hadewijch prie dans sa cellule. Une prière d'élévation, à laquelle répond la vision par la fenêtre d'une grue soulevant une cagette. Dumont juxtapose le spirituel et le matériel. Il y a quelque chose dans ce plan qui pourrait être drôle mais qui ne l'est pas. Le cinéaste joue avec les anomalies (le couvent en chantier, la tenue contemporaine de l'apprentie-religieuse au milieu des cornettes, la scène des prières chrétienne et musulmane...). Mais il ne fait pas se rencontrer les éléments disparates. Il les juxtapose, plutôt que de les confronter. A vrai dire, il les confronte, mais seulement dans le plan. Il les confronte graphiquement. Mais ces éléments ne jouent pas ensemble.
Dumont semble craindre le cliché ("En faisant des images on est très vite dans le cliché. Au montage, j'ai vu des associations que je n'imaginais même pas et que j'ai dû décaler parce que ça connote trop vite. On est beaucoup plus créatif en évitant le cliché, ça crée de l'étonnement", déclare-t-il aux Cahiers du Cinéma), mais plutôt que de le briser par la rencontre d'un désaccord, il l'édifie à côté d'un autre. Si bien qu'au lieu d'un cliché, il nous en livre deux.
Le mélange ne prend qu'à la fin (plus belle scène du film, avec celle du café), lorsque Hadewijch rencontre un corps. Là, on a le sentiment que le film aurait pu commencer. Mais il s'arrête, et cet arrêt condamne le sens de cette scène.

vendredi 27 novembre 2009

Vincere - Marco Bellocchio

D'abord, il y a cette idée du titre : vaincre, un impératif, presque une interjection, un verbe sans sujet, un verbe dans lequel tous les sujets peuvent se reconnaître. C'est le mot de Mussolini pour le peuple italien, c'est aussi le mot d'Ida, pour ne pas sombrer dans l'oubli.
Ida est la femme de Mussolini. De lui, elle a eu un enfant. Mussolini, remarié sans divorce, ne la reconnaît plus, et renie l'enfant. Ida, se confrontant à l'oubli de Mussolini, se confronte aussi à toute l'Italie - à ce que c'est que d'être une épouse et une mère, à ce que c'est qu'un mari, un père, un homme politique, un fasciste, un traître. La machine de négation lancée contre elle est énorme, ce n'est pas le fait d'un seul homme, c'est une dictature qui ne veut pas perdre la face. Contre elle, des institutions, des hommes sans nom, des hôpitaux psychiatriques, la suspicion d'une démence. Et Bellocchio de filmer cette passion, cette histoire intime, à la fois comme un opéra et comme une fresque, à grands renforts de musiques, de costumes, de neige artificielle, d'images d'archive, de dates, de sentiments gigantesques.
Mais ce qui est impressionnant, c'est que plus le film est grand (et conscient de l'être), moins il est académique, plus il est libre et singulier. Bellocchio filme ce qu'il veut comme il le veut. Il raconte son histoire, mais il n'est pas une vache à lait - il filme des visages dans l'ombre, des étreintes, des masques, des chants, des corps qui dansent, et il nous dit : "ça, c'est la guerre", "ça, c'est le fascisme", "ça, c'est l'amour absolu". Il y a presque quelque chose de surréaliste dans cette façon de faire (à moins que la piste ne soit Godard) - montrer l'image la plus éloignée possible de ce qui est en train de se passer, et avoir toujours la générosité de la raccorder à l'action, au flux du film. Un gros plan sur un visage, c'est un coup de foudre ; un autre sur une montre, c'est la preuve que Dieu n'existe pas.
Les images sont des refuges où le sens vient se planquer, où l'amour se cristallise. Ida va tout le temps au cinéma. D'abord, ce sont des films muets. Et puis il y a The Kid, qui la traverse comme aucun autre film avant, qui lui rend toute la vérité de son amour, alors qu'elle n'a pas vu son fils depuis trois ans - les bras tendus du gamin en noir et blanc vers l'écran font jaillir les larmes de la spectatrice en couleurs. Et quand le cinéma devient parlant, les premiers mots d'un fils après des années d'isolement surgissent, sous la forme d'une lettre. Les films deviennent des films d'actualité, et elle voit son mari (les images d'archive sont vraies), elle l'entend parler, dire "vincere", comme s'il le lui disait, alors qu'il s'adresse à la foule. L'espoir de retrouver Mussolini écarté, ce n'est plus le comédien qui l'incarne, mais les actualités. En même temps qu'elle traque des nouvelles de son grand amour, Ida reçoit de plein fouet les nouvelles de l'Italie.
Ida est l'Italie, héroïne d'opéra séduite et abandonnée, Médée lumineuse - elle court vers la lumière plutôt que vers le sang, elle se jette dans les cinémas, se confronte aux images, veut voir absolument, refuse de disparaître. Elle doit se changer en souvenir. La conversation avec le psychiatre de San Clemente est magnifique : il lui demande de mentir, d'arrêter de dire qu'elle est la femme de Mussolini si elle veut sortir. Mais le mensonge n'est possible que si l'on est immortel. Si personne ne sait, à quoi bon être libérée ? Personne ne se souviendra d'elle. Elle veut être la preuve de quelque chose qui la dépasse - preuve d'elle-même et preuve d'une Histoire.
Car la trahison de Mussolini n'est pas seulement morale (un homme à femmes, elle s'en doutait - Ida s'est depuis longtemps résignée à ne plus être aimée), elle est surtout philosophique. Lorsqu'elle apprend qu'il s'est remarié, le pire pour elle, le plus troublant, est d'apprendre que cela s'est passé à l'église. Et le vieux monde avec lequel Mussolini fougueux voulait rompre ressuscite soudain, s'inscrit dans l'Histoire plus profondément, pérenne, intact.
Bellocchio n'esquive pas la séduction de Mussolini, immense, mais il dit aussi sa tendance au vulgaire, à la compromission, et la dangerosité de cette matière dont il est fait, si puissante et si corruptible. Il nous donne à voir autant sa force juvénile que son manque à lui-même.
Cela donne lieu à quelques scènes prodigieuses. Après sa première nuit d'amour avec Ida, la guerre s'impose à lui comme une révélation. Il court à la fenêtre, nu, présageant la foule du futur, tentant d'attraper des papiers qui volent, dans un délire mi-érotique mi-historique (un délire de puissance, burlesque et sinistre, signant sa rupture d'avec le socialisme, pas assez sexué).
Il y a aussi ce moment où Mussolini (le vrai, celui des images d'archive, celui en noir et blanc) harangue la foule dans un discours glaçant sur la puissance militaire de son pays. Dans la séquence qui suit, son fils caché, interprété par le même acteur que celui qui jouait Mussolini au début du film, reproduit ce discours en le singeant. En se confrontant aux images, en les tordant, en les grimaçant, Bellocchio se confronte à la fois au père et à l'Histoire. Il déjoue la séduction par la folie qu'elle a déclenché.
Enfin, il y a la question de la mère. Le film la sacralise - ce lien vibrant d'Ida à son fils disparu, qui fait que le spectateur adhère absolument au destin de l'héroïne et veut la voir vaincre - mais pas seulement. Il s'en défait aussi. Bellocchio, tout en montrant l'impossibilité de s'affranchir d'un cycle, donne l'idée qu'il faudrait en triompher. Triompher d'Oedipe en l'incarnant - c'est l'image finale du film, une grimace désespérée, des yeux qui ne voient plus rien. Du fantôme étouffé d'Ida naît une ombre envenimant la politique italienne contemporaine. Ida accusait l'Italie, mais son accusation est restée secrète. La réactualisant, Bellocchio donne un film en forme d'espoir. La reconstitution historique a une nécessité présente : on comprend comment le pouvoir s'est emparé des Arts pour se rendre indissociable du peuple. On entend, dans Vincere, la musique nationaliste devenir cinéma national - et Bellocchio sous-entend sans doute le passage suivant, du cinéma à la télévision.

vendredi 20 novembre 2009

Exposition Primitive, par Apichatpong Weerasethakul, au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris

L'exposition est assez mal conçue, les films s'enchevêtrent bizarrement (on sent le souci du gain de place), et les objets exposés offrent une sorte de making-off en nature morte des courts-métrages projetés (le tout étant très mal éclairé). Rien de vraiment renversant, ni nécessaire, donc, dans l'installation au musée de l'oeuvre du cinéaste.
Rien, sauf la dernière salle.
Apichatpong Weerasethakul aime couper ses films en deux - mais si pour le cinéma il le faisait dans le temps continu de la projection, jetant des génériques en plein milieu, pour cette salle (et ce film : Primitive), c'est le regard du spectateur qu'il partage entre deux écrans. Deux écrans qui sont comme deux amants, lovés l'un contre l'autre, en creux. Le spectateur est invité à se glisser dans l'angle laissé libre, à son tour embrassé d'images et de sons. Ce que nous propose le cinéaste, c'est une étreinte.
Si les films de cinéma de Apichatpong Weerasethakul jouaient, par leur nature frontale obligatoire, avec notre mémoire, notre capacité à nous souvenir et reconnaître, Primitive, plus mêlé, confondant, compte sur notre habileté. Beaucoup plus d'immédiates fulgurances, de réponses directes grâce aux deux écrans, entre un visage et un feu, entre une voix et un groupe humain, entre un corps en contre-jour et un paysage ennuité.
Le cinéaste travaille les synesthésies, amplifie les échos d'un monde à l'autre, d'un corps à un monde, d'un temps contenant passé et futur et d'une voix qui sait et qui craint de ne plus savoir, d'un spectateur et d'un film, d'un film et de sa fabrication, d'un décor et de son avenir dans le paysage, d'un geste et de sa déperdition ou de ses répercussions.
L'idée est bien sûr de parler d'un lieu abîmé par la guerre, d'ajouter des images où plus grand chose du passé n'est visible. Il trouve dans la destruction son rythme, sa niche, son spectre. Il voit à travers la poussière, comme il nous pousse à voir à travers la nuit et les éclairs. Quelque chose d'ancien se réanime, par le présent de corps endormis, par le futur d'une science-fiction.
Si Blissfully Yours, Tropical Malady et Syndromes And A Century se déployaient comme des serpents bigarrés, mutants, Primitive éclate par salves - on y voit des feux, d'artifices, d'armes, d'éclairs ou de joie. Ce sont les figures formelles du film, ses motifs cinétiques.
Les trois précédents longs-métrages traquaient dans les images un secret, une modification possible, celui-ci, assumant plus profondément encore sa mystique, affronte l'invisible - on en sort avec ces questions : qu'est-ce que je n'ai pas vu ? qu'est-ce qui m'a échappé ? pourquoi ne resterais-je pas toute ma vie devant ce film qui toute ma vie me semblera différent ? Car bien sûr notre regard choisit d'occulter telle ou telle seconde d'un écran ou de l'autre - il choisit d'entrer dans un dialogue en le morcelant, sachant que sa totalité nous échappe. Sa totalité est une invitation, et c'est nous qui créons le dialogue entre les deux écrans (on pourrait dire : la partition, tant il y a une musique des images) - c'est du moins la sensation qu'on a : liberté pleine, mêlée à une certaine fascination, plastique, érotique, philosophique. On ressort toujours des films d'Apichatpong Weerasethakul avec l'impression d'une perception accrue et magnifiée, décrassée - on a vu des choses que personne d'autre n'a pu voir, et entendu des voix lointaines, résonnant avec plus ou moins de prégnance sur nos vies vécues ou rêvées, conscientes ou pas.
Bizarrement, ce cinéma ne s'essaie pas à la transe. C'est un cinéma plein (à la fois une étreinte et un ventre, quelque chose qui nous caresse et nous contient), posé, d'immersion. A l'image de ce vaisseau spatio-temporel construit pour le film et laissé dans un champ, le temps que d'autres l'habitent, l'investissent, le rêvent. Sans accélération.
Primitive est un film qui est comme un lieu - un film-espace. Le temps du film dépasse le film lui-même, comme si le film était toujours là, comme si c'était toujours le temps du cinéma. Les films de cette exposition sont comme des phases, comme les nombreuses incarnations d'une même vie.
Apichatpong Weerasethakul ne cache pas son geste. Il dévoile la fabrication, car elle est le film. Mais il n'en tire pas de conclusion ni de mythification, il ne se repose pas sur l'effet de mise en abime. La fabrication est liée à l'instant, à son dépérissement, à son enfouissement, à l'oubli qui ne saurait tarder, à sa résurrection déformée. Mais cela est la même âme, le même esprit résolu aux multiples.
C'est aussi cela qui est contemporain chez Apichatpong Weerasethakul : il n'y a plus de tournage à proprement parler, il y a toujours un tournage, toujours du désir et des images, et quand il n'y en a pas c'est aussi un temps de cinéma. Il y a toujours un film possible - et l'impossible est un autre possible.

lundi 16 novembre 2009

Le ruban blanc - Das weisse Band - Michael Haneke

A ce film très impressionnant mais auquel je n’ai rien compris, je voudrais opposer trois remarques :
- la première porte sur une scène, furtive, pour laquelle on nous donne à la fin une explication (parce que chez Haneke, on ne laisse pas s’envoler le sens comme ça – dès qu’il y a une possible signification, on saute dessus – dès qu’une scène est furtive, on peut être sûr d’y revenir dans les deux heures qui viennent). Le médecin rend visite à l’enfant trisomique auquel on a fait du mal. L’enfant prend dans sa main la main du médecin et ne veut plus qu’il parte. On peut le deviner, mais on nous l’affirme par voix-off un peu plus loin : le médecin est le père de l’enfant trisomique. Trisomique, mais rusé ! Il y a du ‘mais’, dans la caméra de Haneke, et ce ‘mais’ est une figure de style un peu désagréable, un peu répétitive (religieux, mais violent ; obéissant, mais qui n’en pense pas moins ; etc…). C’est un ‘mais’ particulièrement hautain et déplacé, qui prend le spectateur pour plus idiot qu’il n’est (et qui surtout crée une différence de classe intellectuelle entre l’auteur et le spectateur) ;
- la seconde porte sur une autre scène, comportant un ‘hors-champ’ - l’autre marque de fabrique du film. Une scène absolument brillante. On s’apprête à battre deux enfants. La fille descend l’escalier, le garçon sort de sa chambre. Ils s’avancent dans le couloir, conduits par la mère. Au bout du couloir il y a une porte qu’on referme. On entend la voix du père. Le garçon ressort, referme la porte, va chercher quelque chose dans sa chambre, retraverse le couloir, ouvre la porte : on voit ce qu’il est venu chercher – une cravache. Il referme la porte derrière lui. On comprend. On sait ce qu’il va se passer. La tension est là, le spectacle de la punition magnifiquement amené, tout est parfait. Mais une fois la porte fermée, Haneke ne peut plus s’arrêter. Il ne montre pas la scène de la punition, mais il la bruite. On entend la cravache, et on entend les cris et les supplications de l’un des deux enfants. Et ce, à six reprises. Alors on peut effectivement parler de la formidable maîtrise du hors-champ de Haneke, mais on ne peut pas parler de délicatesse. Il me fait l’effet d’une strip-teaseuse qui ne voudrait pas enlever sa culotte mais qui en aurait mis une transparente. Le hors-champ de Haneke n’a rien de moral ni de juste, il n’est pas un effort éthique bouleversant, il est un simple cache-sexe sur un plaisir qu’il n’a pas pu s’empêcher de prendre. Le hors-champ de Haneke, c’est un gros carré blanc à l’usage des adultes éduqués, qui recouvrirait tout l’écran. En somme, ça n’est rien de plus que du prêche.
Il y a un présupposé, dans l’œuvre de Haneke, qui est la différence entre monstration et suggestion. Mais ses suggestions sont si lourdes, si appuyées, qu’elles finissent par ne différer en rien de la monstration. Ceci a de lointaines racines : la peur de Dieu (ou la peur de son absence). Laisser vide le centre (de nos préoccupations de spectateur), c’est perdre le contrôle du sens du film. Je crois que le cinéma de Haneke est profondément chrétien. Ce n’est pas un problème – le problème est qu’il s’en défend. Les films de Haneke ne cessent d’affirmer qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas ;
- la troisième remarque continue dans cette direction. Il me semble que Le ruban blanc pose un problème esthétique. Que nous dit le cinéaste ? Qu’il faut se débarrasser de nos notions de pureté (car bien sûr il y a un choc à montrer un pasteur battre ses enfants et un médecin humilier une femme), qu’il faut s’affranchir de la traditionnelle répartition du Bien et du Mal, parce que le Mal est partout, tentaculaire, infiltré… Mais alors que faire de l’esthétique de l’image, de ses blancs très marqués, de ses visages purs, des larmes du pasteur face à l’oiseau de substitution que lui porte le plus petit et le plus mignon de ses enfants après que le sien ait été mutilé (poésie !), des alignements géométriques et musicaux des corps ? Que faire de cette image tellement conforme aux canons de la pureté, dans un film sensé les démonter, les désosser un à un ?
Je me demande si Le ruban blanc n’est pas au fond un film de délateur. Dans la manière de ne pas clairement résoudre l’intrigue policière qu’il met en place, il y a quelque chose de l’ordre de l’appel anonyme. Et c’est pour cela que Michael Haneke ne sera jamais aussi grand que Thomas Bernhardt : il est bien trop prudent pour s’engager, et cette prudence, il la nomme « Morale ».

vendredi 13 novembre 2009

Visage - Tsai Ming-Liang

C'est une épure qui déborde, une abstraction qui plonge absolument dans le figuratif, ou encore une quintessence malade du travail de Tsai Ming Liang.
Ce qu'il y a de beau, c'est de voir à quel point les symboles ne veulent plus rien dire. L'appartement est plein d'eau - ce n'est plus qu'un jeu, plus que l'occasion renouvelée de confronter Lee Kang Shen à l'éternel problème de la fuite. On croise toutes les figures du cinéaste taïwanais - et en même temps Visage n'a rien à voir avec L'amour en fuite de Truffaut. Ce n'est pas nostalgique, il n'y a pas même l'essai de dire quelque chose. On retrouve Jeanne Moreau, Fanny Ardant et Nathalie Baye pour un dîner, mais le dîner n'aura pas lieu, Nathalie Baye sortira de sous la table, Jeanne Moreau marmonnera une conversation pour elle-même ("j'aurais dû amener un livre"). Visage, c'est un éclat de rire - un luxe - une commande du musée du Louvre qui tendrait plus vers le caniveau que vers l'accrochage - un geste un peu abscons au premier abord mais quand même très fort.
On peut préférer la pente douce de Tsai Ming Liang, ses I don't want to sleep alone ou La rivière ou Les rebelles du Dieu Néon, plus unis, plus égaux. Mais Visage est plein de joyeuses scories, de séquences incroyables (le feu, l'inondation, le cerf, Salomé, Léaud enterrant quelque chose sous un chant oumesque...), et d'autres ratées, ou qui s'étirent un peu trop. C'est un vrai fourre-tout, ni modeste ni prétentieux, assez troublant dans son hommage à Truffaut lorsqu'il fait naître un amour impossible entre Fanny Ardant et Jean-Pierre Léaud, accolant leurs visages l'un contre l'autre. Troublant parce qu'incestueux. C'est d'ailleurs un adjectif qui pourrait assez bien décrire le cinéma de Tsai Ming-Liang.

jeudi 12 novembre 2009

Collectif Medvedkine - Sochaux 11 juin 1968, Les trois-quarts de la vie, Week-end à Sochaux, Avec le sang des autres & Septembre chilien

Ce qui est impressionnant, dans les six heures que durent les films Medvedkine, c'est la somme de rencontres qu'on y fait. C'est la parole, qui n'a jamais été aussi libre. C'est le lien entre les hommes qui pourrait se réinventer.
Dans les films bisontins, il y avait une femme, Suzanne, qui portait à elle seule toute une Révolution. Dans cette partie sochalienne, moins joyeuse, qui sent la fin de l'aventure, c'est une jeune caissière de supermarché Ravi, dont l'esprit critique acerbe se mêle à un désespoir poignant.

Sochaux, 11 juin 1968

Un long travelling dans l'allée d'une usine, une chanson religieuse parodiée par la cgt, et soudain, des photos d'une altercation, des coups de fusil, un carton : "11 juin 68, 22ème jour de grève à Peugeot Sochaux, 4h du matin, les ouvriers qui viennent relayer les piquets de grève aux portières trouvent leurs camarades matraqués". Un visage pensif, sans voix, se mordant les lèvres. Un autre carton : "les forces de police ont reçu l'ordre d'envahir l'usine et d'en chasser les ouvriers par tous les moyens". Un autre visage - autre silence. Et des cartons supplantant la parole : "on a fait de l'usine un champ de bataille" / "en une journée, 150 blessés, 2 morts".
C'est à ce moment-là que débute l'aventure sochalienne du collectif Medvedkine. C'est dans le silence de ces visages que le cinéma s'inscrit. Il s'agit de leur redonner la parole.
Les muets retrouveront le langage à la fin du film. Ils ne représentent rien, ils ne sont pas des figurines, ils deviennent des personnages. Ce qui est retenu de leur parole, c'est tout ce qui décroche de l'attendu : un sourire, une affaire de famille révélée dans une bataille, un trouble, une revendication métaphysique ("ce n'était pas seulement les ouvriers de Peugeot qui étaient attaqués, c'était le monde ouvrier").
Tous les moyens du cinéma sont convoqués pour faire rentrer dans l'écran ce nouveau monde.

L'hyper-efficacité du montage n'ôte rien à la finesse du propos - clairement engagé mais pas borné, pas encarté. Ce qui intéresse le cinéma Medvedkine, c'est avant tout l'humain. C'est dans l'humain que s'enracine le politique (si l'humain meurt le politique meurt, et non l'inverse).
On croise le conducteur des bus de l'usine, nous expliquant dans le détail les conditions de son métier, et les fameux deux jours de la semaine pendant lesquels il ne peut pas manger, à cause de la nausée ("le lundi, le mardi, il faut mieux pas y compter").
"Pendant 10 ans j'ai fait ça, et il y en a 18000 qui le font chez Peugeot, il y en a 18000 qui le font tous les jours, il y a en a 18000." Plus que la parole d'un ouvrier, il s'agit de sa langue - très différente de celle des représentants politiques ("quand Peugeot éternue, c'est toute la région qui s'enrhume").

Les trois-quarts de la vie & Week-end à Sochaux

"Le cinéma peut devenir une arme efficace pour le prolétariat, puisqu'il l'est pour la bourgeoisie."
La direction que prennent les films Medvedkine est triste. Le moteur n'est plus seulement celui du désir - de l'envie s'est immiscée. Les trois-quarts de la vie est un joli petit essai, et pour une raison de conformité petite-bourgeoise, il a fallu l'allonger, l'étirer, lui faire perdre toute substance : il devient Week-end à Sochaux. La révolte semble s'être installée. Il n'y a plus rien de sauvage. Restent quelques rencontres, heureusement.

Avec le sang des autres, de Bruno Muel

C'est la première fois qu'au générique apparaît une tâche assignée à chacun des participants. C'est un film Medvedkine, mais de Bruno Muel - autant dire un film de patron, réalisé avec l'aide des travailleurs de l'usine Peugeot de Sochaux - autant dire avec le sang des autres (le titre ne ment pas). Ce fait souligne cruellement l'ambiguïté de la position du collectif désormais désuni.
Malgré cela, c'est un film immense.
Un film de parole et de suffocation. Ou comment le bruit de la chaîne devient le bruit du monde entier. Comment le travail dévore la vie. Comment le rythme de production contraint la parole, brime la pensée.
Il y a des images (sorties d'usine, femmes qui étendent le linge, enfants d'ouvriers), il y a des documents (la famille Peugeot, les villages ouvriers, l'idée que les grèves naissent des chaînes et la manière qu'ont eu les patron de les réarranger de sorte à ce que personne ne puisse plus se parler), il y a de l'inédit (des images de la chaîne, jusqu'alors interdites, finalement obtenues - on voit les hommes au travail, mais surtout : on entend), il y a des voix ("le bonheur on n'y croit plus, on y croit par morceaux, c'est tout, on croit même plus au socialisme"), mais il y a surtout un texte, magnifique, d'un ouvrier racontant la chaîne.
"la peur d'y aller
la peur qu'ils me mutilent encore davantage
la peur de ne plus jamais parler"
"j'ai tellement mal aux mains
je sens que je pouvais faire des choses avec
la peau s'en va
je veux pas l'arracher
c'est Peugeot qui me l'arrachera".

Alors c'est sans doute un film de professionnels, mais il est riche de cinq années des travaux précédents du collectif, riche de cinq années de désir et d'espoir. Les choses ont changé, les auteurs-propriétaires ont refait surface, les ouvriers sont redevenus anonymes, mais le film est là, pensé, formellement puissant, plein de rencontres et de voix. Il est le chant du cygne d'une utopie fatiguée.

Septembre chilien, de Bruno Muel et Théo Robichet

Les cinéastes ont quitté Sochaux. Ils ont rejoint le Chili après le coup d'état. Ils sont venus filmer les opprimés. Parce qu'ils sentent que la souffrance chilienne peut entrer en dialogue avec la souffrance sochalienne.
Je retiendrai une scène de ce documentaire terrible, où l'on voit des femmes attendre des prisonniers retenus et torturés dans des stades changés en camp de concentration, où l'on voit des rues pleines de militaires - où l'on ne voit rien, parce que les journalistes étrangers sont tenus de rester discrets et de filmer ce qu'on leur indique. Une scène, donc : il s'agit de la mort de Neruda, quelques jours après le coup d'état. C'est le premier rassemblement populaire dans les rues. C'est sans doute la présence des journalistes qui aura préservé la foule du massacre. Et c'est une foule en larmes, inconsolable. On sent dans ces larmes que la flamme socialiste n'est pas morte, que la justice est encore possible. Et c’est un poète qui permet ça.

dimanche 8 novembre 2009

Nachmittag - Angela Schanelec

Le premier plan : une scène de théâtre, un rideau mécanique s'ouvrant avec fracas, un chien, une actrice avec un sac. L'actrice appelle l'accessoiriste - pour jouer, elle veut enlever sa bague (c'est un joli détail - Schanelec prête beaucoup d'attention à ce genre de détails, qui rendent ses scènes douces plus que réalistes, qui créent du romanesque sans histoire). Elle va pour caresser le chien - on change de plan et d'espace : c'est un paysage, c'est un lac, il y a du soleil. On a l'impression que le chien contenait ce lac, et que la caresse de l'actrice l'a fait apparaître. On est dans le rêve du chien. J'aime passionnément ce début, le reste moins.
Schanelec a voulu adapter
La mouette de Tchekhov, et bizarrement, Marseille était plus tchekhovien. Elle a l'intelligence de ne pas insister sur la transposition au contemporain - c'est là, c'est une donnée. Tout a été plutôt finement réécrit, les dialogues sont beaux, les personnages sont fidèles à la pièce sans l'être vraiment. C'est parfait, mais dans le filmage, on ne retrouve pas la magie de Marseille. Les événements sont plus 'séparés', alors qu'ils étaient si fluides. Il y a plus de lourdeur aussi, alors que Marseille n'avait que de la fragilité. Les plans s'apesantissent - certains semblent s'écrouler.
J'ai eu cette étrange impression : Schanelec a essayé de ne pas dire ce que la pièce déjà ne disait pas. Il y a peut-être quelque chose de trop confortable dans le fait d'adapter Tchekhov et de le mettre en sourdine.

Ce qui est beau dans le film, c'est le personnage de Nina. Sa demande d'amour si intense, sa façon de circuler autour de Treplev, de passer du temps avec lui, de se remplir de son amour en même temps que son identité se creuse et dépérit, d'être attentive au moindre signe, de capturer son attention. Ce que Schanelec a réussi, c'est la magnifique intranquillité de Nina. On se souvient d'elle - mais le film n'est pas complètement à son image.

vendredi 6 novembre 2009

Marseille - Angela Schanelec

Angela Schanelec essaime quelques indices. On ne sait jamais vraiment ce que Marseille raconte. On l'apprend, comme par surprise, au détour d'un dialogue. Il y a de la fiction qui surgit dans un temps qui n'est pas celui du récit, mais celui de la captation. On a l'impression que ce qui est raconté l'est par hasard, que des liens très secrets se tissent entre les images. Il n'y a pas de définition, il y a de l'attente. Une attente anxieuse qui tient le film et sa matière plutôt évanescente dans une énergie compacte. C'est une contemplation qui n'est pas molle - il y a des choix très clairs, sur le hors-champ notamment - mais dans ces choix il y a du temps et du mystère - il y a de la place.

Une fille arrive à Marseille. Une amie (on croit que c'est une amie, on apprendra plus tard qu'elles ne se connaissent pas) lui offre un plan. Elle est étrangère, elle n'a presque pas d'accent - elle vient d'Allemagne, on le comprend quand son amie lui chante une chanson en allemand. Elles ont échangé leur appartement.
Elle se retrouve seule dans cette ville qu'elle ne connaît pas (et elle dit cette chose très belle : "une ville qu'on ne connaît pas, ça ne veut rien dire"), elle l'arpente, elle la photographie, elle s'arrête aux endroits interdits. Elle se paie le luxe de l'errance, elle prend des bus jusqu'à leur terminus, elle achète de nouvelles chaussures.
Les achats sont les premiers liens qu'elle tisse avec la ville : des fruits, un café, des chaussures, louer une voiture. Alors il y a une rencontre : le garagiste, en face du marchand de fruits, peut lui en prêter une.
On ne sait pas pourquoi elle est là, ce qu'elle fuit, si elle fuit, ce qu'elle cherche, si elle cherche quelque chose - on sait juste qu'elle a une plante dans son appartement en Allemagne, et qu'elle voudrait que quelqu'un l'arrose.
Elle rend la voiture, le garagiste lui offre un verre, elle parle, il rit. "Tu as fait ce que tu as voulu ?", lui demande-t-il. "C'est seulement en le faisant que je me suis rendu compte de ce que je voulais." Là, un lien se crée. Elle ne marche plus seule, il la raccompagne jusque chez elle. Ce n'est pas une histoire d'amour, c'est quelque chose de plus flottant que ça : c'est une rencontre.
Du verre au bar, on passe à la fête. Quelqu'un lui pose des questions sur son appareil photo - des questions tellement précises, tellement matérielles, qu'elles semblent hors de propos. Ce n'est pas ce qui se joue ici. Ce n'est pas la question d'avoir un flash ou de ne pas en avoir, ce n'est pas la question de pouvoir prendre une photo dans un lieu obscur ou de ne pas pouvoir - il faut essayer, c'est tout. C'est plus simple que ce qu'on croit.
Et soudain, sans prévenir, le film redevient allemand - on le comprend à la langue, à la lumière aussi, moins cassante, moins poussiéreuse. On voit un enfant, une femme qui cherche un texte, une forêt, un train. On ne sait plus ce qu'on voit, qui sont ces gens - la cinéaste a pris le risque d'effacer tout ce que la première demie-heure de son film avait mis en place - ce sera à nous de reconnaître ce que l'on retient du voyage, comment le quotidien semble être contaminé par cet ailleurs découvert.
Sophie travaille pour ces personnes, garde l'enfant - à moins que cette femme ne soit sa soeur. Il y a des conversations où il est question du désir, et d'aller chercher l'enfant à l'école. Tout s'entremêle légèrement, gracieusement. Les grandes questions émergent au milieu des petites, mais elles sont mises sur le même plan, elles sont noyées.
Ensuite, il y a une séquence magnifique. Des ouvrières ou des employées s'assoient sur une chaise près d'une fenêtre, et quelqu'un qu'on ne voit pas les prend en photo. Il y a en a une qui est gênée, parce que sur son badge est écrit son vrai prénom, Desdemona, alors que tout le monde l'appelle Mona. Elle se demande si ce sera lisible sur la photo qu'on fait d'elle, et si Demi Moore s'appelle Desdemona. Il y a une ouvrière à laquelle le photographe demande d'enlever son bandeau, il y en a une autre qui est jalouse parce qu'il ne lui demande pas de l'enlever.
Ensuite, il y a encore un autre lieu, d'autres personnes - c'est une répétition d'une pièce de théâtre. On croit reconnaître la mère d'Anton. Dans son pays, on ne cesse de perdre Sophie, mais on la retrouve. Elle occupait le centre du cadre marseillais, elle se dissout en Allemagne - il y a une existence (des existences) qui la font ployer, se dissoudre dans l'image, dans les événements.
On pense à Tchekhov bien sûr, parce que l'enfant s'appelle Anton, mais aussi pour ce ton, dissimulé, léger, grave, profond, éclatant - tout à la fois. Il est d'ailleurs fait mention de Tchekhov. Anton parle de sa mère qui jouait dans un pièce où elle disait : "je suis une mouette" - et depuis il pense qu'il est possible pour un humain de devenir une mouette.
Je ne raconte pas la fin : le film dit soudain quelque chose de la fragilité qui m'a semblé bouleversant.

mercredi 4 novembre 2009

Adventureland - Greg Mottola

Adventureland, c'est la victoire d'un genre cinématographique (la comédie romantique) sur un genre littéraire (le roman de voyage et d'apprentissage). Victoire forcée : James, le héros, n'a plus d'argent pour partir découvrir l'Europe avec ses amis diplômés, ses parents ayant été socialement déclassés. Mises en péril aussi ses études de journalisme. Le voici donc Américain contraint forcé, travaillant dans un parc d'attraction pendant l'été. Le fantasme ainsi mis en réserve, subsistent quelques questions primordiales : le sexe et les sentiments, et la très complexe conjugaison des deux.
Le film est d'autant plus touchant qu'il assume sa condition mineure, ni très drôle, ni très riche (au sens d'ostentatoire), plutôt sage et lent, attaché aux canons qu'il convoque et soigneux dans leur exécution - il reste centré sur l'infime, sur ce qui n'a jamais lieu, sur ce qui est à peine naissant.
Un adulte éclot comme par enchantement, au milieu des losers magnifiques (Frigo, échappé de Faulkner ; les gérants du parc ; ou le solo de batterie du garçon aux bouclettes), et loin de ses héros (la jeunesse huppée partie visiter les ruines du vieux monde et se révéler à soi-même). Comme par enchantement, ce n'est pas vrai : plutôt avec un immense effort, et aussi beaucoup de grâce - parce que faire autrement ne serait tout simplement pas possible.
On dirait James en voyage dans son propre pays : il découvre l'envers du décor, et il ne peut s'empêcher de trouver tout le monde très beau, même misérable, même menteur, même enfermé dans quelque chose qui n'offre aucune issue - parce qu'il n'est pas mieux loti que les autres, et parce que savoir et ne pas oublier est la seule solution pour se sortir de là.
Face à lui, une fille très belle, en proie à d'autres problèmes - un vrai personnage de fille, qui a tout compris et qui ne l'a pas supporté. On dirait ces deux personnages embarrassés d'un surcroît de conscience. La conscience est de toute façon ce qui définit les personnages de ce film : l'ami fumeur de pipes semble s'en accommoder, Frigo, lui, semble en être privé. C'est aussi ce qui fait l'humour des répliques : quand le gérant du parc d'attraction demande à james s'il a "bu de la drogue", par exemple.
James aura finalement vu des ruines. Elles n'étaient pas où il rêvait de les trouver, elles étaient sur les pelouses tondues et les allées surveillées de Pittsburgh, et il s'est mis à les aimer.

mercredi 28 octobre 2009

Irène - Alain Cavalier

Il y a un tableau de René Magritte qui s’appelle (je crois) La lecture défendue. C’est une pièce avec un escalier qui mène contre un mur, et sur le plancher est écrit ce mot : sirène, avec, à la place du i, un doigt levé surmonté d’un grelot métallique.
A un moment du film d’Alain Cavalier, on voit un oiseau mort sur une table de jardin, et j’ai repensé à ce tableau, comme si l’oiseau tombé levait l’interdiction de la lecture : est-ce Irène ? Magritte semble l’avoir peint pour Alain Cavalier.
Irène
, c’est une enquête sur une femme aimée, morte en 1972. Un film à la première personne, où le cinéaste filme au présent les chambres du passé, et parle. Cette parole distend l’image, la fait sombrer loin de l’aplanissement du grain de la vidéo. Au contraire, on traque un fantôme, on le voit, on le sent – l’image est riche de sa présence inoubliée – l’image est suspecte : Irène est un vrai film noir, avec un mystère (qui est l’autre ?) épaissi par la mort de son héroïne sans possible doublure.

jeudi 22 octobre 2009

Ceci n'est pas une pipe, c'est Un prophète, de Jacques Audiard

Dans la salle d’Un prophète, quelques minutes avant la fin, deux filles sont parties en disant : tin, c’est tous des pédés ou quoi ?! Et, c’est vrai, c’est tous des pédés.
Le film repose intégralement sur une homosexualité non accomplie, sur une pipe qui n’a pas eu lieu. Le héros, contre un peu de shit, doit sucer un mec. Mais au moment de passer à l’acte, il sort la lame de rasoir de sa bouche et lui tranche la gorge. Comme chez Jean Genet, on tue plutôt que de sucer. Au lieu d’un filet de sperme sur la bouche du héros, c’est un filet de sang qui s’y dessine – il s’est blessé avec la lame – était-il inexpérimenté, ou bien troublé ?
Mais si chez Genet le sexe et le meurtre sont liés de façon très trouble, et l’on passe de l’un à l’autre sans jamais savoir sur quel pied danser, chez Audiard, ils sont clairement antagonistes. Plutôt que de devenir pédé, le héros devient criminel. De même, Audiard, plutôt que de faire des films gay, fait des films de gangsters. C’est une manière comme une autre de filmer des hommes entre eux. Le titre de son premier film (Regarde les hommes tomber) est explicite. Un héros très discret a sans doute beaucoup à cacher. Le reste de sa filmographie (hormis le mièvre et peu crédible Entre ses lèvres – tiens, là encore, une pipe s’est glissée dans le titre) n’en démord pas. Filmer Kassovitz, Cassel, Duris, les méchants garçons du cinéma français, et maintenant Tahar Rahim, c’est sa seule ambition, c’est son seul plaisir, c’est le seul moment où sa caméra entre en ébullition. Et surtout, les filmer aux prises avec des pères écrasants, des pères plus gangsters qu’ils ne le seront jamais, avec lesquels il faut composer – et qu’il faut parfois tuer.
Un prophète est littéralement hanté par cette pipe inaboutie. Le non-amant du jeune héros revient en fantôme, dans sa cellule, lui parler, prédire son avenir, le faire rêver. A son cou, la blessure à la lame de rasoir ne cicatrise pas – la marque du vampire est intacte et le restera à jamais. C’est le côté Cocteau du film. Ce fantôme, et aussi le long travelling sur les fenêtres des cellules où les hommes isolés se branlent tous en même temps devant un film de cul passant à la télé.
On peut voir Un prophète sous l’angle de cette homosexualité : l’Arabe est le tentateur (drogues, douches, crasse), le Corse est plus hétéro-normé (télé, Granola, pognon). Le héros ‘choisit’ d’abord le clan corse. Les murs de sa cellule sont couverts de photos de filles à poil – c’est un rempart un peu fragile, le sperme qui y sèche rongeant les pages déchirées dans les magazines. Il n’a parmi les Arabes qu’un ami, instruit, qui lui apprend à lire. Celui-ci est marié et il a un enfant. Mais il a le cancer des couilles. Serait-ce lié ?
C’est après avoir pris l’avion pour la première fois (après s’être envoyé en l’air, donc), que le jeune homme perd la boule. Au contact d’un chef de gang arabe, qui l’amène à la plage, lave le sang sur sa chemise, lui ligote les mains, lui propose d’aller se faire sucer, il change de camp, et s’affranchit du père corse trop écrasant, auquel il ne pouvait rien révéler de ses activités secrètes (le trafic de drogue, pas très au goût de Niels Arestrup). Leur rencontre est marquée d’un sacrifice : un daim percute la voiture qui les conduit au lieu de la négociation. La bête est morte et aussitôt dévorée. Ceci n’est pas une pipe.

vendredi 16 octobre 2009

Hotel Woodstock - Ang Lee



Non seulement le film est bâclé, inerte, mal écrit, filmé par-dessus la jambe, et joué par des comédiens complètement perdus, mais en plus il a ce fond réactionnaire qu’on trouve souvent dans l’oeuvre d’Ang Lee (Ice Storm en étant l’apogée moralisatrice, avec son châtiment final s’abattant sur les personnages en rut).
Outre la caricature juive complètement dénuée d’humour (la vieille agrippée à son argent, le père soumis, le bon fils), quel plaisir a-t-on à nous montrer un flic casseur de hippies prendre sur sa mobylette le héros homosexuel afin de le conduire plus rapidement au concert ? Quel plaisir, sinon un plaisir réac, à nous dire que les grands bourgeois complètement coupés des réalités terrestres sont à l’origine de Woodstock (la belle affaire…) ?
Certes, il n’y a pas, cette fois-ci, de punition contre les crimes sexuels perpétrés par la horde de jeunes échevelés (il y en avait une dans Brokeback Mountain, et elle n’est pas à considérer autrement que comme une punition – un ressort scénaristique aiguisé qui fait pleurer mémé, qui semble nous dire que l’amour est une utopie, mais qui est surtout une façon de sabrer la joie – à peine esquissée – par incapacité à l’assumer pleinement) – aucune punition dans Hotel Woodstock, si ce n’est la boue, résultat symbolique affligeant de toutes les sodomies perpétrées en ce lieu et en ce temps.
Mais il y a surtout, autour du personnage de la mère, une vraie défaite. De douce folle un peu prisonnière de clichés antisémites minables, elle devient folle irrécupérable, mal-aimable, à jamais figée dans les délires régressifs du scénariste et du réalisateur. Un plan la condamne irrémédiablement. Elle dansait sous la pluie après avoir mangé trop de space-brownies, elle est aussitôt punie : elle rampe sur le parquet, agrippée à sa cagnotte (quelques minutes avant, elle offrait des draps et des serviettes), et c’est la dernière image que nous avons d’elle. C’est un personnage qui s’éteint : où il y aurait pu y avoir intelligence, humour, et un peu d’émotion familialiste, on ne trouve que les grosses ficelles mélodramatiques (même folle, même avare, même conne à en pleurer, son mari l’aime…), et une fermeture du sens qui privent le spectateur de toute liberté.
Aussi ce film, qui s’empare d’un grand et important mouvement contestataire comme si ce n’était qu’un paysage de carte postale folklorique, s’avère être un chromo petit-bourgeois, mou du cul, qu’on croirait destiné aux électeurs de Sarah Palin. Qu’apprend-on sur Woodstock, si ce n’est qu’il y avait du fric en jeu ? L’ange du bon fils juif est une escroquerie : c’est en vérité un regard frustré, contrit, envieux qui nous est imposé en sourdine.
Et puis, ce plan furtif (l’écran est alors divisé en trois cadres différents) sur l’affiche maoïste, qu’est-ce, de la part d’un cinéaste chinois, sinon une perversité pas même assumée ? Ang Lee se tient comme larvé sous son film, et l’impression est pour le moins désagréable.

lundi 24 août 2009

Les adieux à Matiora - Proshchanie - Elem Klimov

Des hommes encapuchonnés portent des bidons d’essence. Sur leur barque ils traversent des mers zébrées. Ils accostent sur l’île de Matiora, qu’ils enflammeront, avant de l’inonder. Le film s’ouvre ainsi : ce que nous verrons a été sauvé du feu. Ce que nous verrons sera englouti. C’est l’Atlantide – c’est, comme dans Roma de Fellini, la pièce aux gravures qui s’effacent dès lors qu’elles entrent en contact avec l’air de l’extérieur.

Il y a deux discours. D’un côté, un certain passéisme, incarné notamment par la plus vieille des vieilles du village, chamane inspirée, parlant à la terre, dialoguant avec les morts, sec
ouant les arbres pour entendre leur secret. De l’autre, la modernité, incarnée par les hommes, les ouvriers, les responsables d’Etat. Bien sûr, l’enjeu de Klimov n’est pas de donner raison à l’un ou à l’autre. Le cinéaste est là pour observer, accompagner la perte. C’est son point de vue, délibérément empathique. Souvent, il filme à la place du petit garçon muet, en caméra objective, les paroles des uns et des autres. Et à chacun des discours trop argumentés (« nous avons les yeux devant et non derrière, car nous devons aller de l’avant », dit le maire), il oppose le contrechamp sur le visage du muet. Les paroles se perdent dans son silence. Le sens qu’on voudrait donner à cette histoire est rendu caduc par sa seule présence.

Le film est une série de départs. On voit les villageois, les uns après les autres, quitter l’île. On voit un paradis en train d’être perdu. Les partants seront logés au pay
s des briques et des motocyclettes, dans des immeubles alignés géométriquement, et séparés entre eux par des rues qui ne sont encore que des tranchées. Les vieilles isbas prennent feu. Et c’est toujours au soleil couchant qu’on salue les bateaux entraînant au loin ceux qui ont cédé. A la fin de la première partie, on emmène les enfants à l’internat. De petits groupes en sursis les saluent, les pieds dans l’eau. Le maire court après le bateau : les enfants ont oublié le squelette des leçons d’anatomie.

Ce qui impressionne chez Klimov, c’est la simplicité des émotions qu’il convoque. Cristallines, on les croirait taillées, transparentes et pleines de reflets. Au moment de faucher les foins, un vieux monsieur dé
guisé avec de l’herbe court après les enfants, une femme rit en lançant le foin dans la charrue, les enfants s’y cachent, le vieux monsieur les cherche, une femme chante, les faucheurs avancent dans le champ avec des mouvements réguliers, les vieilles amènent le samovar, le thé est prêt : tout est ainsi, à la fois linéaire et cosmique, entraîné par un temps mi-humain mi-divin, sans effort, sans démonstration. Et de ce thé, on passe à la fête. Les paysans dansent sur de la pop, les plus vieilles improvisent, et tout le monde court pour le grand bain, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’accordéoniste a incendié sa maison. Le lendemain, une pluie de cendres s’abat sur le paysage plat et brumeux de l’île. C’est une énergie dionysiaque qui s’empare du film, pris dans une logique de dépense, de danse, de brûlure. Et quand tout retombe, cela n’a rien à voir avec les tragédies latines, mais plutôt avec une résignation slave, une tristesse vécue comme le retrait d’une joie. Ainsi ce moment où une femme appuyée à la clôture annonce la mort d’Egor : sa voix faible se brise, les paysannes et l’enfant muet la regardent, tandis qu’au loin on tente d’incendier un arbre qui résiste.

« Pourquoi vis-tu sur cette Terre ? », demande-t-on au maire, qui ne veut plus être responsable de l’évacuation de l’île, qui ne veut plus porter la faute. C’est la grande question du film : le mystère de la présence humaine. Aussi les traits semblent-ils un peu grossiers au début, presque caricaturaux, mais plus le film avance, plus on est ému par la fragilité des figures. Le cinéaste enchaîne les tableaux : la dernière récolte des pommes de terre dans la brume, les ouvriers et les paysannes qui partagent un verre de lait, le bateau qui s’en va tandis que sur la rive on découvre deux maisons incendiées… Plans magistraux, qui nous laissent croire que s’il y a bien une certitude en ce monde, c’est Dieu, et s’il y a bien un doute, c’est l’homme. « Le même sort nous attend tous. On nous abandonnera, et on nous oubliera », dit la vieille. Lorsqu’elle part dans la forêt invoquer la terre-mère, les plans se mélangent suivant une alchimie nouvelle : une fourmilière, une source, des mains, le soleil.

Au cœur du film, i
l y a un arbre. D’abord, les hommes encapuchonnés tentent de l’abattre avec une hache, mais ils n’y parviennent pas. Plus tard, les mêmes hommes tentent encore de renverser l’arbre, à l’aide d’une machine puissante et d’un jeu de corde solide. Mais la corde craque, et l’arbre résiste. Les villageois observent les mutilations de l’arbre seul au milieu du champ. Comme si l’arbre, en tombant, allait laisser la terre s’ouvrir ; comme s’il était le siphon nécessaire au maintien de cette terre. L’arbre résiste, et l’accordéoniste fou s’empare du bulldozer, et fonce contre l’arbre. La vitre éclate. Il a le visage en sang. Il quitte l’île. Les départs s’accumulent. On bourre les maisons de foin et d’essence, on brandit une torche sous les regards de ceux qui restent. Mais le feu ne prend jamais volontairement. C’est toujours un accident. Le destin échappe. Un personnage regarde la caméra et écarte les bras, impuissant. Enfin, les hommes encapuchonnés mettent le feu à l’arbre. L’arbre s’enflamme, mais il reste debout. Le lendemain, au cimetière (les morts n’ont pas été déplacés, contrairement à ce qui avait été promis), la vieille trouve une couronne de fleurs pleine de cendres.

Sur l’île, il ne reste plus que les vieilles, l’enfant muet, et l’homme qui courait après les enfants. Ils ne veulent pas partir. Ils demandent de passer une dernière nuit chez eux. Ils demandent cela chaque jour. La plus vieille des vieilles se décide à brûler sa maison. Mais avant cela, elle veut la nettoyer. Elle passe la nuit, sous le regard des autres, à briquer le parquet, épousseter le plafond, décorer de fleurs les fenêtres. C’est la dernière veillée avant l’oubli. A l’aube, les hommes encapuchonnés mettent le feu à l’isba, et repartent sur leur barque loin d
e l’île. La vieille est assise sous l’arbre. Son visage est inscrit dans l’écorce. Il a plus de dix-mille ans. Sur la terre ferme, on ne sait pas quand les derniers se décideront. L’accordéoniste réveille le maire à l’aube. Ils partent ensemble en bateau pour les chercher. Le lendemain, le barrage sera construit et l’île sera inondée. En bateau dans la brume, ils cherchent l’île mais ils ne la trouvent plus. Ils scrutent le brouillard, ils crient, allument des flambeaux, font siffler les sirènes… l’île a disparu. Alors on voit ceux qui restent. Ils sont ensemble dans la dernière maison. Ils ne savent plus s’ils sont morts ou vivants. Ils ne rejoindront pas les autres, ils resteront. L’île est sous le brouillard. Seules quelques formes émergent. La vieille voit quelque chose : une lumière dorée, une musique dans l’arbre survivant.